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Cinéma, littérature… est-ce la fin du mythe de Pygmalion ?

Dans « Pauvres créatures », Bella inverse les rôles. Allociné
Sandrine Aragon, Sorbonne Université

L’intervention de

nous a rappelé que la « femme enfant » que l’homme rêve de modeler est un sujet puissant de fantasmes masculins, qui a emmené beaucoup de « petits chaperons rouges », comme elle dit, vers la désolation.

La création d’une femme idéale par des hommes est aussi au cœur du film Pauvres créatures, lion d’or à la Mostra de Venise, 11 fois nominé aux oscars. Il est adapté du roman de science-fiction de l’écossais Alasdair Gray. Le réalisateur Yorgos Lanthimos y évoque le fantasme de la création de la « femme idéale » en mêlant réalisme et onirisme, à l’instar de Buñuel, qu’il admire. L’héroïne Bella Baxter, interprétée magistralement par Emma Stone, éblouit avec ses fabuleux costumes signés Holly Waddington.

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La jeune femme est ramenée à la vie par le Dr Godwin Baxter, dit « God » (Willem Dafoe), « dieu » aux allures de Frankenstein, qui a récupéré son corps après qu’elle se soit jetée d’un pont, enceinte, puis lui a greffé le cerveau de son propre bébé. Son « créateur » comme son disciple, le Dr Max McCandles (Ramy Youssef) suivent amoureusement ses progrès fulgurants jusqu’à ce qu’elle s’enfuie avec un séducteur, Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo).

Alors commence son odyssée européenne, un « grand tour » de formation, une tradition chez les aristocrates anglais du XVIe au XVIIIe siècles.

Ce film nous plonge dans une nouvelle version de Pygmalion, mythe qui n’en finit pas d’inspirer la littérature comme le cinéma, avec une influence telle, qu’il sert même de justification dans les défenses des réalisateurs accusés d’emprise sur mineures,

« Et l’homme créa la femme »

Pygmalion, dans Les Métamorphoses d’Ovide (243-297), est un sculpteur chypriote qui tombe amoureux de la statue qu’il a créée, Galatée,à laquelle Aphrodite donne vie. Pygmalion s’est désintéressé des femmes chypriotes, les Propétides, qu’il juge impudiques, trop libres. Elles sont associées à des sorcières, ou des prostituées, par opposition à la pureté et la fidélité de la création idéalisée de l’homme : Galatée.

« Parce que Pygmalion avait vu ces femmes passer leur vie dans le crime, outré par ces vices dont la nature a doté en très grand nombre l’esprit féminin, célibataire, il vivait sans épouse, et depuis longtemps, il lui manquait une compagne pour partager sa couche.

Dans le même temps, il sculpta avec bonheur l’ivoire immaculé avec un art remarquable et donna corps à une beauté à nulle autre pareille ; il conçut de l’amour pour son œuvre. En effet, celle-ci a l’apparence d’une vraie jeune fille que l’on croirait vivante et si la pudeur ne s’y opposait, prête à bouger ; tant l’art s’efface à force d’art. »

Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée, vers1890. Wikimedia

Au fil de l’histoire, sculpteurs, peintres, auteurs, puis cinéastes se sont emparés du mythe.

L’amour narcissique de l’artiste pour sa création est au cœur de la fable de La Fontaine : « Le statuaire et la statue de Jupiter » qui évoque Pygmalion et sa passion quasi incestueuse :

« Pygmalion devint l’amant/De la Vénus dont il fut père ».

Dans Le Chef d’œuvre Inconnu, Balzac décrit en 1831 Frenhofer, artiste désireux de produire un portrait parfait de femme, passionné par sa création, au point d’en devenir fou :

« Ah ! Ah ! s’écria-t-il. Vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. […] Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. »

Ces versions décrivent l’amour de l’art dans sa forme absolue, idéalisée.

Mais créer une femme parfaite, selon ses goûts, est aussi un rêve suprême de domination masculine. Au XVIIe, dans l’École des Femmes de Molière (1662), Arnolphe, de peur d’être cocu, maintient la jeune Agnès sans éducation, afin d’épouser une femme innocente. Au XVIIIe, Rousseau écrit une pièce intitulée Pygmalion(1762), et dans Emile et Sophie il décrit la compagne parfaite d’Emile comme celle dont l’esprit restera une terre vierge que son mari ensemencera à sa guise. Au XIXe, l’artiste de Daudet dans Le Malentendu choisit une femme sans culture pour l’instruire selon ses goûts…

La pièce de Georges Bernard Shaw Pygmalion(1914), adaptée au cinéma par Leslie Howard sous le même titre en 1938, a donné My Fair Lady de George Cukor avec Audrey Hedburn, récompensé par huit oscars en 1965. Dans ce film, deux lords entreprennent de transformer une vendeuse de fleurs en lady, en lui enseignant à parler de manière raffinée. Dans Maudite Aphrodite de Woody Allen (1995), le héros tente de faire de la mère génétique de son fils adoptif – une prostituée actrice de porno – une mère honorable.

Dans le droit fil du mythe de Pygmalion, bien des héros de cinéma cultivent ce rêve de transformer une femme selon leurs désirs, de créer une « pretty woman » soumise à leur bon vouloir.

Dans le film de Lanthimos, Bella Baxter est objectifiée par le regard de son créateur, de son fiancé, de son amant Duncan et de son ancien mari (le cadrage en œil de bœuf met en scène ces regards des hommes fixés sur elle, le fameux “male gaze”). Chacun tente de retenir les élans de Bella vers la liberté : son père créateur l’enferme tout d’abord comme ses autres animaux greffés (tout droit sortis de l’Ile du Docteur Moreau d’Orwell. Il se justifie : « c’est une expérience, et je dois contrôler les résultats ».

Le processus créatif autorise la domination, du scientifique comme de l’artiste, jusqu’à l’abus.

Cependant, il l’aime en père généreux, non en amant, et il accepte son départ. Ne lui a-t-il pas raconté que ses parents étaient des explorateurs ? A partir de là, elle part explorer le vaste monde et la vie en noir et blanc de Bella passe en couleurs ; la caméra suit désormais le regard de l’héroïne dans son périple éducatif. Bella mène la danse de façon endiablée, et s’affranchit de la domination masculine.

Inversion des rôles

Désormais la parole est à Galatée et non plus à Pygmalion. Déjà, l’artiste belge Paul Delvaux inversait les rôles, en peignant une femme amoureuse d’un buste d’homme en 1939, dans une veine surréaliste. Aujourd’hui, le mythe est revisité dans la fiction (romans, films) en se focalisant sur celle qui était jusqu’alors réduite au rôle de « femme objet » ; Galatée, à l’ère de #MeToo, prend enfin la parole.

Madeline Miller, autrice à succès du Chant d’Achille, lui redonne une voix dans sa nouvelle Galatée (2021) : l’héroïne éponyme fuit la maison où elle est enfermée avec sa fille et s’adresse à son créateur comme à un geôlier détesté. Dans Pauvres créatures, Bella, comme Agnès dans l’École des femmes, est consciente de ses lacunes et a soif de connaissances. Son éducation passe par le voyage, la lecture et la philosophie avec son amie Martha, l’éveil à la conscience politique avec sa compagne prostituée Toinette, mais surtout l’exploration de la sexualité.

Longtemps, on a relié la curiosité intellectuelle des femmes à l’immoralité et au libertinage. Au XVIIe, dans sa fable « Comment l’esprit vient aux filles », La Fontaine associe la découverte de la sexualité à la formation de l’esprit féminin, dans une veine gaillarde. Au XVIIIe, l’éveil philosophique et sexuel des femmes vont de pair dans les œuvres libertines de Thérèse Philosophe (Boyer d’Argens) à celles de Sade,en passant par Mme de Merteuil dans Les liaisons dangereuses, on s’instruit dans les boudoirs.

Liberté d’expression et liberté sexuelle

Aujourd’hui, il s’agit de revendiquer une nouvelle façon d’être femme, libre dans sa sexualité, comme dans ses propos. À l’instar de Virginie Despentes,dans King Kong Theorie, Bella parle crûment, elle analyse tout avec une logique sans filtre et refuse les termes convenus que tente de lui imposer Duncan lors d’un dîner mondain. Elle réfute « la pensée straight » avec ses conventions sociales et ses interdits, comme parler de sexe à table. Ovide semble avoir laissé place à Ovidie, l’autrice de Baiser après #MeToo. Lettres à nos amants foireux lorsque Bella commente les prestations de ses amants.

Héritière de Belle de jour, l’héroïne du roman de Kessel (1928), adapté par [Luis Buñuel avec Catherine Deneuve,] Bella choisit également de

. Rappelons que Belle de jour, Mme Bovary du XX? siècle, ne trouvait un espace de liberté dans son mariage bourgeois qu’en se donnant l’après-midi à des hommes, selon des codes masochistes.

Pour Bella, qui n’est pas enfermée dans les contraintes du mariage, la prostitution est un moyen d’apprendre à mieux connaître le monde et les hommes, en étant autonome financièrement. Elle impose des règles à ses clients (se parfumer, lui raconter un souvenir d’enfance). Elle se décrit comme « son propre outil de production » dans un vocabulaire appris à ses réunions socialistes avec son amante, Toinette. Elle finit par choisir sa destinée : elle opte pour la chirurgie – comme son père – et épouse le gentil Dr Max McCandles.

Dans les dernières images du film, Bella se cultive dans son jardin, où jouent des dames heureuses. Et son père créateur, à qui elle demande : « Alors, je suis ta création ? » lui répond : « Non, tu as seule créé Bella Baxter ». Le mythe de Pygmalion se transforme : il s’agit toujours, comme l’indique le titre du dernier roman de Marie Darrieusseq de Fabriquer une femme (2024), mais la créature se développe de façon autonome.

Pauvres créatures constitue une version baroque de Barbie (film également nominé 8 fois aux oscars) – notons que Bella est aussi le nom d’une poupée des années 1950. Histoire de l’éveil d’une conscience féministe, il propose une réécriture du mythe où désormais, libérée de Pygmalion, Galatée jouit de sa pleine autonomie sexuelle et intellectuelle. Si des réalisatrices, telle Céline Sciamma avec le Portrait de La jeune fille en feu(2019), ont montré qu’un autre regard sur la femme source d’inspiration était possible, on peut saluer le fait que des hommes réalisateurs imaginent aussi aujourd’hui des versions du mythe mettant en valeur la capacité des femmes à s’émanciper. C’est grâce à ces nouvelles représentations, ainsi qu’à une relecture plus féministe des mythes que pourront évoluer les comportements.

Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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D’où viennent les aurores boréales ou australes ?

Le violet d'une aurore est due à l'azote, le rose à l'oxygène. Greg Johnson/Unsplash, CC BY
Yaël Nazé, Université de Liège

Chaque semaine, nos scientifiques répondent à vos questions dans un format court et accessible, l’occasion de poser les vôtres ici !


De superbes lumières, colorées et changeantes, illuminent parfois le ciel – rarement sous nos latitudes, bien plus souvent près des pôles. Ce sont les aurores polaires, soit « aurore boréale » dans l’hémisphère nord et « aurore australe » dans l’hémisphère sud. Il a fallu bien des années pour comprendre leur origine et, si on les comprend mieux aujourd’hui, tous leurs secrets n’ont pas encore été percés.

Premier élément important pour leur naissance : le champ magnétique. Grâce à des mouvements au cœur la Terre, notre planète se comporte comme un aimant, les pôles magnétiques se trouvant actuellement pas trop loin des pôles géographiques (d’où l’utilisation des boussoles). L’influence de ce champ s’étend sur des dizaines de rayons terrestres (environ 60 000 km côté jour, et plus de 6 millions de km côté nuit). Deuxième élément important : le vent solaire. Il s’agit de matière éjectée en permanence par notre Soleil, à des vitesses de l’ordre du million de km/h. Le vent solaire se compose de matière ionisée, soit de la matière où les électrons sont séparés des noyaux (dans ce cas-ci, ce sont principalement des protons) – on parle de « plasma ». Ce plasma embarque lui aussi un champ magnétique.

Au cours de son trajet, le vent solaire finit par rencontrer le bouclier magnétique terrestre : il ne peut le percer et donc le contourne… à deux exceptions près. Tout d’abord, les pôles : à ces endroits, les lignes de champ magnétique créent un goulet, qui plonge vers le cœur planétaire. Le vent solaire peut donc s’y engouffrer.

Schéma du vent solaire rencontrant la magnétosphère. Alec Baravik/Wikipedia, CC BY-SA

Ensuite, les sous-tempêtes magnétiques. Elles se produisent quand le champ du plasma solaire présente une direction opposée au champ magnétique terrestre. Les lignes des deux champs vont alors interagir et se reconnecter. Les nouvelles lignes ainsi créées s’ouvrent et sont repoussées vers l’arrière, où elles s’étirent. Comme un élastique sur lequel on a trop tiré, cela ne peut durer : ça « casse », et les lignes côté terrestre reviennent vers la planète, embarquant de la matière se trouvant dans la queue de la magnétosphère, opposée au Soleil. Cette matière suit le champ magnétique et finit par tomber dans l’atmosphère.

Des aurores vertes, rouges ou violettes

Quel est le lien entre matière ionisée et aurores ? En suivant le champ magnétique, les particules accélèrent et viennent buter contre les molécules de notre atmosphère. La collision excite la matière atmosphérique, qui retourne à son état de départ en relâchant de l’énergie… sous forme de lumière. Violette si l’azote est impliqué, verte ou rouge pour l’oxygène.

Évidemment, ces lumières aurorales seront observables au niveau des lignes de champ magnétique impliquées, soit celles proches des pôles. Le phénomène s’amplifie si le plasma solaire n’est pas du vent solaire calme, mais correspond à une grosse éruption – une éjection de matière coronale, ce qui est plus souvent lorsque le Soleil est proche de son maximum d’activité, comme en ce moment. Plus de matière éjectée implique une perturbation magnétique plus importante, qui peut rendre les aurores visibles sous nos latitudes.

Des aurores sur d’autres planètes

Champ magnétique, plasma, et atmosphère ne sont pas des ingrédients limités à notre planète, évidemment, mais les détails des interactions varient. Ainsi, la planète Jupiter possède aussi un champ magnétique, mais dix fois plus fort que le terrestre. Le vent solaire n’a que peu d’influence sur lui. Par contre, les lunes joviennes, et surtout la volcanique Io, éjectent de la matière aux abords planétaire et c’est cette matière qui va suivre le champ magnétique jovien et y créer des aurores.

Saturne, bien que planète géante également, n’est pas une copie de Jupiter : ses aurores sont un peu intermédiaires entre celles de la Terre et celles de Jupiter. Celles d’Uranus sont moins bien connues, mais semblent liées à la rotation de la planète tandis que les aurores de Mercure, elles, ressemblent aux terrestres. Les aurores de Neptune restent discrètes, donc difficiles à étudier…

Comme sur Terre, des aurores polaires peuvent se produire sur Saturne. NASA, ESA & L. Lamy, CC BY

Vénus et Mars, par contre, n’ont pas de champ magnétique global. Toutefois, là aussi, de la matière ionisée peut interagir avec l’atmosphère, et générer des lueurs – sur Mars, c’est notamment le cas au-dessus de zones résiduelles présentant un champ magnétique fossile.

Enfin, pourquoi se limiter au système solaire ? Il y a d’autres étoiles que le Soleil qui éjectent un vent, et d’autres planètes présentant champ magnétique et atmosphère ! Les aurores sont associées à des signaux radio, ultraviolets, ou en rayons X très typiques et ces signatures peuvent être détectées de loin. On pense avoir détecté des interactions étoile-planète, et des signaux auroraux, dans quelques cas sur les milliers d’exoplanètes connues, ainsi que sur des naines brunes… mais la recherche dans ce domaine ne fait que commencer !

Yaël Nazé, Astronome FNRS à l'Institut d'astrophysique et de géophysique, Université de Liège

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Dans la série « Deadloch », le rire en étendard face aux violences de genre

Une écriture féminine pour dénoncer les violences de genre.
Nicole Bastin, Université Rennes 2

La scène d’ouverture donne le ton. Dans une ville fictive de la côte tasmanienne (Australie), deux jeunes aborigènes rentrent, insouciantes, au petit matin, traversant des espaces déserts et embrumés. Comme dans toute série policière qui se respecte, on s’attend à ce qu’elles soient attaquées, sinon qu’elles découvrent le cadavre d’une femme horriblement violentée. Mais contre toute attente, elles tombent plutôt sur le corps sans vie d’un homme nu. Littéralement même, puisqu’en trébuchant dessus, l’une d’elles fait tomber son joint, qui se ravive alors au contact des poils du pubis. Et l’adolescente, paniquée, de pousser un juron, tout en frappant énergiquement le sexe pour éteindre son mégot.

« Parodie satirique », selon les termes de la professeure de littérature Linda Hutcheon, Deadloch, la série créée par le duo de comiques australiennes Kate McLennan et Kate McCartney, est autant un réquisitoire contre la « masculinité hégémonique » qu’un plaidoyer en faveur des victimes de discrimination. En usant du rire pour dénoncer des violences structurelles, la série se positionne en tête d’un courant d’expression féministe, récent mais affirmé.

Une satire sociale

À la façon des Caractères de la Bruyère, dans Deadloch, chaque personnage correspond à un archétype et incarne de façon exagérée un trait de personnalité, associé à une tendance de la société occidentale. Ce principe permet à la série de brosser avec humour le portrait de nombreux personnages, parmi lesquels des « gentils », comme une vétérinaire écolo persécutant son entourage avec des règles de bienveillance, une footballeuse tenace en quête désespérée de coéquipières ou un agent de police adorablement tire-au-flanc. Du côté des « vilains », on retrouve toute une gamme de misogynes – du paternaliste arrogant au pervers harceleur, en passant par des sexistes ouvertement hostiles et insultants – ainsi que deux femmes : une héritière raciste condescendante, et la belle idiote du village, intolérante essentiellement par stupidité : « la schtroumpfette » selon le concept de l’autrice féministe américaine Katha Pollitt, qui sert autant d’alibi aux hommes masculinistes qu’elle est abusée et manipulée par eux.

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Auparavant entièrement contrôlée par des hommes blancs et discriminants, la ville de Deadloch s’est tournée vers l’art et la culture, à la faveur de quelques décès opportuns mais aussi sous l’impulsion d’une maire de couleur, stressée et stressante. La commune est alors devenue miraculeusement un havre de paix pour des couples de lesbiennes, qui sont maintenant beaucoup plus nombreuses ou visibles qu’avant, à commencer par la shérif Dulcie.

C’est dans ce contexte qu’une série de meurtres fait paraître, aux abords de la ville, des cadavres d’hommes dénudés, dont on a également sectionné la langue, toute référence au mythe grec de Philomèle étant évidemment purement volontaire.

L’enquête se retrouve alors aux mains de Dulcie mais aussi d’Eddie, une détective impulsive, vulgaire et borderline homophobe, dépêchée en renfort. Les tensions très fortes qui émergent, à la fois entre Dulcie et Eddie et entre le duo d’enquêtrices et le reste de la population s’entremêlent avec la poursuite d’un, ou d’une serial killer, dont le mobile se révèle être lié à la question des violences de genre, les victimes en ayant toutes commis de leur vivant.

Naturellement, comprenant qu’ils sont visés par ce qu’ils pensent être une tueuse en série et supportant très mal leur soudaine position de cible vivante, les machos de la ville tentent de s’organiser pour reprendre la situation en main. Ainsi, dans Deadloch, les comiques de caractère, de mœurs et de situation permettent-ils la peinture contrastée d’un monde inégalitaire et absurde, au bord de l’implosion, une représentation encore rehaussée par une utilisation prononcée du vrai.

La vérité comme ressort comique

À maintes reprises, et de façon toujours inattendue, dans la série, les personnages énoncent la vérité, tout du moins leur vérité, que ce soit lors d’un banquet gastronomique, d’un dîner d’anniversaire, d’un interrogatoire de témoin, ou pendant une garde à vue collective. En plus de déclencher le rire, cette authenticité imprévue permet aux autrices de verbaliser, via leurs personnages, un nombre important de phénomènes sociaux et historiques : par exemple, le stigmate social dû à la non-conformité aux stéréotypes de genre, l’éviction des aborigènes de leurs terres lors de la colonisation anglaise ou encore la condamnation de l’homosexualité par l’Église. Typiquement, à la shérif qui lui demande pourquoi elle a arrêté de se rendre à la paroisse, Skye, la chef cuisinière, répond : « Comme toi, Dulcie, je suis devenue trop gay pour ça. »

Cette franchise à portée pédagogique s’accompagne de plus d’un langage grossier, imagé et tellement outrancier que les scénaristes ont dû le défendre auprès de la direction d’Amazon, qui diffuse la série. Dans un essai argumenté, surnommé The Cunt Manifesto (littéralement Le Manifeste de la Chatte), les deux Kate, McLennan et McCartney, ont argué autant d’une exception culturelle australienne que d’une écriture de l’insulte typiquement shakespearienne. Leur démarche est d’autant plus originale que c’est justement au nom de la bienséance que les femmes ont été pendant des siècles exclues du cercle des comiques professionnels, comme l’explique l’historienne Sabine Melchior-Bonnet dans son livre Le Rire des femmes, une histoire de pouvoir.

Par ailleurs, en observant d’autres œuvres comiques de la décennie passée, on constate que Deadloch partage avec certaines d’entre elles une écriture exclusivement féminine, une grande liberté de ton et l’exposition truculente de violences de genre.

Deadloch, série phare d’une contre-offensive féminine par le rire

En effet, comme

, série inconnue en France mais qui a lancé en 2016 la carrière de l’autrice-réalisatrice américaine Jennifer Kaytin Robinson, Deadloch met en lumière l’importance de la sororité face à l’impunité masculine, et ce, malgré la difficulté reconnue de maintenir une cohésion féminine. Comme le film
d’Emerald Fennell, couronnée de l’Oscar du meilleur scénario en 2021, Deadloch malmène la figure de l’allié apparent, de l’homme en apparence « sympa », mais qui, sous des dehors amènes, ne sert en réalité que des intérêts égoïstes et malsains. Comme dans le final de I May Destroy you, la série en partie autobiographique de Michaela Coel, on ne sait plus si l’on doit rire de l’homme violent, violenté à son tour, ou au contraire le plaindre, voire le consoler.

Auparavant, d’autres séries avaient déjà fait usage d’éléments de comédie, tout en dissertant sur le « continuum des violences faites aux femmes », théorisé par la sociologue britannique Liz Kelly. Citons en particulier la première saison de

en 2015, la série
et la troisième saison de Broadchurch en 2017. Néanmoins, dans ces œuvres, qui n’étaient pas toutes écrites par des femmes, le rire venait surtout en réconfort, ponctuer un récit dramatique de respirations comiques.

Au contraire, dans Deadloch, I May Destroy You ou Promising Young Woman, loin d’être un baume, le rire a du piquant et provoque d’amères prises de conscience. Non seulement rire et violences y sont indissociables, mais les tensions soulevées par l’humour restent en suspens. Alors qu’une plaisanterie consiste logiquement en l’articulation de deux temps, la création d’une tension que l’on vient ensuite soulager par une punchline, dans Deadloch – exactement comme le préconisait Hannah Gadsby, la comique d’origine tasmanienne, dans son spectacle

– la tension se maintient du côté des hommes. Réduits au silence ou exposés à la risée du public, machistes et misogynes terminent les véritables dindons de la farce, un procédé que l’on retrouve dans Sweet/Vicious, dans Promising Young Woman ou dernièrement aussi dans la démarche de l’humoriste belge Laura Laune. Celle-ci a en effet lancé Trashh, une
recyclant des commentaires haineux reçus par elle-même et par d’autres femmes. Retournant notamment l’insulte sexiste la plus communément adressée en ligne, l’humoriste arbore, en couverture de son site, un t-shirt sur lequel on peut lire “Salut les fils de pute”. En rassemblant par connivence les personnes insultées et discriminées, le rire participe ici d’une contre-offensive féminine, voire d’une écriture post-traumatique collective.

Une vision complexe des rapports de domination

En tant que production emblématique d’une mouvance récente, Deadloch est donc autant une validation qu’un démenti des écrits de Virginia Woolf. D’un côté, la série est écrite et réalisée par des femmes qui cherchent clairement « à modifier les valeurs établies, à rendre sérieux ce qui paraît insignifiant à un homme, et insignifiant ce qui est, pour lui, important », comme le disait l’autrice aux étudiantes de Cambridge en 1928. Mais quelques années plus tard, Woolf écrivait aussi dans son journal : « plus une vision est complexe et moins elle se prête à la satire ». Or Deadloch offre justement, via la satire, une vision complexe des rapports de domination et de la façon dont ceux-ci peuvent gangrener le tissu d’une communauté.

De fait, puisqu’on ne peut rire de quelque chose sans présupposer de son existence, comme l’expliquait le critique littéraire Michael Riffaterre, l’humour, surtout s’il est moqueur, est un puissant moyen de générer une vérité, de dessiner les contours d’un fait social, selon la terminologie d’Émile Durkheim. C’est pourquoi Deadloch donne finalement raison à l’historien Alain Vaillant, pour qui, « il faut parfois du sérieux, ne serait-ce que pour redonner au rire sa vraie mission anthropologique, qui est de mettre le réel à distance. Mais pour mieux le voir ».

Nicole Bastin, Enseignante en études sur le genre, doctorante en études culturelles anglophones, Université Rennes 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Entre les Français et les tatouages en anglais, une véritable love story

Les messages en anglais, un classique du tatouage.
Jeni Peake, Université de Bordeaux

J’étudie les tatouages en France depuis 2019 – c’est l’un des grands thèmes de ma thèse de doctorat en études anglophones – et comme l’anglais est ma langue maternelle, je passe mes journées à observer la peau des Français autour de moi, cherchant les mots encrés sur leur corps. Selon le reporter Aurélien Colly, dans un podcast de Radio France, en 2010, 10 % des Français étaient tatoués ; ils étaient 18 % en 2018, et sont désormais 20 %.

Les tatouages peuvent être considérés comme une forme de mode, et comme pour les modes vestimentaires, certaines tendances vont et viennent. Alors que les lettrages tendance ont longtemps été dominés par les écritures asiatiques, j’avance l’idée qu’aujourd’hui, ils sont détrônés par les tatouages en anglais. On pourrait y voir la simple continuité de l’histoire d’amour historique et culturelle entre le monde anglophone et la France.

Pour les besoins de ma thèse, j’ai publié un sondage sur les réseaux sociaux, auquel 1452 Français ont répondu ; 602 personnes ont indiqué qu’elles avaient choisi un mot, une phrase ou plusieurs pour leurs tatouages ; ces tatouages s’impriment sur les corps en plus de 19 langues, y compris l’anglais (en tout, 826 tatouages de lettrage figurent dans l’étude).

Raconter sa vie

Les tatouages qui contiennent un lettrage peuvent être considérés comme des « caractères biographiques » racontant la vie, les avis, et les sentiments des porteurs. Par exemple, selon une étude menée en 2019, des femmes atteintes du cancer du sein ou de l’endométriose portent des tatouages pour deux raisons : pour se situer dans la communauté des femmes atteintes d’une de ces maladies et pour représenter leur lutte contre la maladie ou la souffrance qu’elle engendre. Pour établir les thèmes présentes dans cette étude, nous avons suivi les méthodes de la théorie ancrée (grounded theory) qui consiste à partir d’une collecte de données pour mettre en lumière les processus sociaux sous-jacents à l’expérience subjective, aux trajectoires et aux pratiques des personnes étudiées. Grâce aux données récoltées, j’ai pu identifier des thèmes récurrents.

Les chansons comme source d’inspiration

Le thème le plus courant fait référence à la culture populaire anglophone et principalement à des paroles de chansons en anglais. Cela n’est pas surprenant : selon le ministère de la Culture, 83 % des Français écoutent de la musique dans une langue autre que le français, cela malgré les tentatives de la loi Toubon, votée en 1994 puis modifiée en 2016, pour encourager les Français à écouter de la musique française.

Les 98 tatouages liés à la musique dénotent une grande variété d’inspiration et d’époques, de 1954 avec la chanson Smile de Charlie Chaplin jusqu’à la chanson One More Light de Linkin Park de 2017. La femme qui porte le tatouage « Smile » explique ainsi :

Le mot « smile » pour me rappeler de sourire même si le cœur n’y est pas. En anglais car c’est le titre de la chanson de Charlie Chaplin qui est juste magnifique et représente bien ce que j’avais en tête.

Dans une étude similaire, des chercheurs ont établi qu’au Mexique, les tatouages avec du lettrage contenaient souvent des paroles de chansons de rap et des prières. Dans mon étude, la phrase « Only God can judge me » apparaissait sur le corps de quatre femmes tatouées, mais aucune d’elles ne semblait savoir que la phrase vient de la chanson éponyme du rappeur nord-américain

. Une des tatouées explique ainsi les raisons de ce choix :

« Le tatouage rendait vraiment mieux en anglais. Sinon, c’est une phrase qu’énormément de monde a déjà faite en tatouage mais je trouve que c’est une très belle phrase. »

Elle a ressenti une connexion avec la phrase et son contenu, mais elle fait partie des 178 participants au sondage qui ne parlent pas l’anglais – soit moins de 30 % des répondants. Chiffre qui fait écho aux gens qui se font tatouer des lettrages asiatiques sans être capable de lire le message eux-mêmes : la chanteuse de pop nord-américaine Ariana Grande en fait partie. Selon le ministère de la Culture, seulement 31 % des Français déclarent maîtriser l’anglais malgré les programmes scolaires qui introduisent les langues étrangères dès la maternelle et permettent de poursuivre leur apprentissage tout au long de la scolarité.

Beaucoup de polyglottes

Selon mon étude, les personnes qui ne parlent qu’une seule langue sont minoritaires, malgré le préjugé courant qui associe les personnes tatouées à des rebelles qui n’ont pas un haut niveau d’éducation, voire à des marginaux ou encore à des personnalités déviantes. Le sondage que j’ai mené montre que 73 % des tatoués parlent deux langues, et que la moitié en parle trois. Selon le ministère de la Culture, 44 % des Français déclarent maîtriser une langue étrangère ; pour 31 %, donc la majorité d’entre eux, il s’agit de l’anglais.

Un tatoué, qui porte les tatouages « Nevermore » et « Forevermore » (« Jamais plus » et « À jamais ») dit connaître 20 langues :

« Anglais, italien, mandarin, russe, et les autres langues étudiées en hobby je ne les parle plus : norvégien, arabe, hébreu, finnois, islandais, allemand, espagnol, néerlandais, japonais, commencé le danois pour le fun, après les éternels latin, grec, et des langues imaginaires de Tolkien – le quenya et le sindarin – et j’essaie en ce moment d’apprendre l’ojibwa. »

Cela montre que certains des perceptions et préjugés sur les tatoués ne correspondent plus à la réalité – si tant est qu’ils aient jamais été fondés. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui maîtrisent la langue qu’ils choisissent de se faire tatouer.

Une culture anglo-saxonne dominante

Le groupe de participants au sondage était sélectionné selon deux critères : porter un tatouage en anglais et être de langue maternelle française. Il n’est donc pas surprenant que les résultats montrent que l’anglais est la langue la plus tatouée ou la deuxième la plus parlée. En revanche, l’étude révèle que moins d’un quart des participants portent un tatouage dans leur langue maternelle. Cela montre que les Français ont envie de porter des lettrages rédigés dans une langue autre que la leur.

Selon les résultats de cette étude, le choix de se faire tatouer en anglais est souvent lié à deux éléments : l’esthétique du tatouage (255 tatouages) et l’origine de la phrase du tatouage (193 tatouages).

Un tatoué m’a expliqué qu’il a choisi « Love » et « Hate » pour ses phalanges parce que le nombre de lettres correspond aux doigts, contrairement aux mots français « amour » et « haine » qui obligent à tatouer les pouces et rendent le tatouage moins percutant visuellement. Ce tatouage a pu être inspiré par le film La Nuit du chasseur.

Un tatouage déjà visible dans le film _La nuit du chasseur_de Charles Laughton, en 1955, repris par de nombresues personnes depuis, sans forcément connaître la référence. CC BY

Selon Jean, un des tatoueurs interviewés, la simple présence de l’anglais dans le paysage linguistique en France influence le choix des tatouages :

« En fait, les Français veulent un anglais qui se, qui se dégage du français. Ils veulent être différents du français. Donc du coup, ils font du texte en anglais… On ne peut pas enlever la culture graphique ou cinématographique qui nous a insufflés tout le, tout le contexte anglais. Aujourd’hui on est baignés dedans depuis 20 ans, 30 ans, on est baignés dans l’anglicisme. »

Ce bain d’anglais crée une familiarité dans laquelle certains Français grandissent et correspond à une culture globale à laquelle ils s’identifient. Une des participantes, couturière de son état, porte cinq tatouages, dont trois qui contiennent de l’anglais : « Never forget your freedom », « Cry Baby », et « Handmade » (« N’oublie jamais ta liberté », « Pleurnicheuse », et « Fait main »). Elle explique que l’anglais l’a « toujours accompagnée » à travers les chansons qu’elle écoutait.

D’après Louisa, la phrase « Never forget your freedom », qu’elle a choisi de se faire tatouer sur le bras englobe plusieurs messages qui auraient été trop longs à exprimer en français : c’est donc les qualités de synthèse de la langue anglaise qui semblent l’avoir séduite.

Et vous, quelle phrase emblématique would you choose pour votre tatouage en anglais ?

Jeni Peake, English teacher (PhD in English studies), Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Les féministes ont-elles une sexualité plus épanouie ? Une étude canadienne assure que oui

Contrairement aux mythes et clichés toxiques, les femmes féministes ont une vie sexuelle agréable. Shutterstock
Tina Fetner, McMaster University

C’est un stéréotype bien connu depuis les années 1970 : les féministes ne sont que des femmes en colère qui ont juste besoin de trouver un homme capable de les satisfaire sexuellement.

Malheureusement, alors que nous pensions avoir tourné le dos à ces mythes toxiques, Le sénateur américain Ted Cruz a tenté de raviver ce cliché dans des

, déclarant : « Si vous étiez une femme de gauche et que vous deviez coucher avec ces mauviettes [sous-entendu, des hommes qui partagent vos convictions], vous seriez également en colère. » Il a laissé entendre que les femmes ne pouvaient obtenir de satisfaction sexuelle qu’en se soumettant à des hommes dominateurs.

J’ai mené des recherches sur le thème de l’identité féministe et du comportement sexuel, et j’ai des informations à fournir à Cruz et à tous ceux qui s’inquiètent de la satisfaction sexuelle des féministes : elles font l’amour aussi souvent que les non-féministes. Mieux, elles déclarent que leurs rapports sexuels sont plus affectueux et plus agréables que ceux des femmes qui ne sont pas féministes.

Merci de vous inquiéter, sénateur Cruz, mais nous nous en sortons très bien.

Les féministes déclarent avoir de meilleures relations sexuelles

En 2022, j’ai interrogé un échantillon représentatif de 2 303 adultes au Canada et j’ai analysé les réponses des 1 126 femmes qui ont participé. Les participantes ont été interrogées sur leurs activités sexuelles, seules ou avec un partenaire.

J’ai constaté que les femmes qui s’identifiaient comme féministes et non féministes déclaraient toutes deux des niveaux élevés de satisfaction sexuelle. Cependant, les femmes qui revendiquent une identité féministe sont plus susceptibles de déclarer que leur dernier rapport sexuel comprenait des baisers et des câlins que les femmes non féministes.

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Parmi les femmes, 57 % des non-féministes ont déclaré que leur dernier rapport sexuel comprenait des baisers et des câlins, contre 68 % des féministes. Ces données suggèrent que les féministes ne sont pas tristes et solitaires, mais qu’elles s’engagent dans des relations sexuelles amoureuses et agréables dans une plus large mesure que les non-féministes.

Les femmes féministes sont plus susceptibles de se trouver dans des cercles sociaux où on parle de sexe de manière décomplexée. Shutterstock

Le clitoris, au centre des préoccupations

L’une des différences entre les femmes féministes et non féministes qui est ressortie le plus clairement de mes recherches concerne le centre du plaisir du corps féminin : le clitoris. Les féministes sont plus nombreuses à déclarer avoir reçu une stimulation clitoridienne sous forme de sexe oral de la part de leur partenaire : 38 % des femmes féministes, contre 30 % des femmes non féministes, ont déclaré avoir reçu du sexe oral lors de leur dernière rencontre.

La stimulation clitoridienne est la voie du plaisir sexuel et de l’orgasme pour les femmes, qu’elles soient féministes ou non. Cependant, il arrive que les rapports sexuels – en particulier dans les couples hétérosexuels – accordent plus d’attention au plaisir masculin, en se concentrant principalement sur la stimulation du pénis par la pénétration vaginale. La stimulation du clitoris, par la bouche, les mains ou les jouets sexuels, reçoit moins d’attention. La stimulation clitoridienne peut être reléguée aux préliminaires ou en l’excluant d’une manière ou d’une autre de ce que l’on considère comme des « rapports sexuels normaux ».

Les femmes ne devraient-elles pas avoir autant accès au plaisir sexuel que les hommes ? Il existe de nombreuses preuves, dans le cas des couples hétérosexuels, qu’il y a un écart entre les sexes en matière d’orgasmes, les femmes ayant moins d’orgasmes que les hommes. Si l’on a une sensibilité féministe, il semble naturel de considérer qu’il est évident que les femmes devraient avoir autant de plaisir sexuel que les hommes, et que leurs comportements sexuels devraient refléter cet idéal.

Pourquoi les féministes auraient-elles de meilleures relations sexuelles ?

De nombreuses femmes considèrent le féminisme comme une source d’accomplissement personnel et d’autonomisation, et le lien entre l’identité féministe et une meilleure sexualité pourrait être assez simple : Les féministes savent ce qu’elles veulent au lit et se sentent plus à même de le demander.

Les féministes sont plus susceptibles de fréquenter d’autres amies féministes, à l’aise pour parler de sexe et de plaisir, ce qui leur donne une chance de découvrir ce qu’elles attendent d’une rencontre sexuelle. En effet, mon enquête a également révélé que les femmes féministes se donnent plus souvent du plaisir que les non-féministes.

Peut-être ont-elles plus de chances d’avoir des partenaires sexuelles qui sont également féministes. Nous savons que les hommes féministes ayant des rapports sexuels avec des femmes sont plus enclins à pratiquer le sexe oral avec leurs partenaires et à stimuler davantage le clitoris de leurs partenaires sexuelles que les hommes non féministes.

Les femmes qui revendiquent une identité féministe sont plus susceptibles de déclarer que leur dernier rapport sexuel comprenait des baisers et des câlins que les femmes non féministes. Shutterstock

Les femmes féministes hétérosexuelles sont peut-être plus susceptibles d’avoir des partenaires masculins féministes que les non-féministes, ce qui leur permet d’avoir un meilleur accès à des amants plus généreux. Les femmes qui ont des relations sexuelles avec des femmes sont également plus susceptibles de recevoir des fellations que les femmes ayant des partenaires masculins.

Que ce soit grâce à leur autonomie personnelle, à une meilleure communication ou à des partenaires sexuels prêts à leur donner ce dont elles ont besoin, les féministes ont des relations sexuelles qui sont affectueuses et stimulantes.

Contrairement aux déclarations de Cruz sur le sujet, les féministes ont des relations sexuelles aussi souvent que les non-féministes, et les relations sexuelles qu’elles ont sont souvent agréables. Il est temps d’abandonner les stéréotypes haineux. Penchons-nous plutôt sur l’idée qu’une sexualité satisfaisante devrait être accessible à tous.

Tina Fetner, Professor, Sociology, McMaster University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Applications de rencontres : comment en faire bon usage

Alisa Minina Jeunemaître, EM Lyon Business School; Jamie Smith, ISC Paris Business School et Stefania Masè, IPAG Business School

Les rencontres amoureuses peuvent s’accompagner de nouveaux défis, et sont parfois source de frustration. Par le passé, les relations étaient souvent arrangées par les familles et guidées par les normes sociétales, ce qui limitait les options mais nous épargnait le supplice lié à la nécessité de faire des choix. Aujourd’hui, les célibataires ont à leur disposition une infinité de partenaires potentiels. Une étude réalisée en 2019 par le Pew Research Center a montré que les couples qui se sont rencontrés en ligne sont plus diversifiés, que ce soit en termes de revenus, d’éducation, d’orientation politique ou d’appartenance ethnique.

Le coût de la liberté

Selon le psychanalyste Erich Fromm, la liberté peut parfois susciter un sentiment d’impuissance, voire d’isolement. Notre équipe de chercheurs en marketing explore le monde des rencontres en ligne pour déterminer dans quelle mesure le marché des rencontres amoureuses, qui s’appuie sur des principes de liberté et de choix infinis, s’étend à tous les aspects de la vie humaine. Nos recherches révèlent que les sentiments d’anxiété et de frustration des utilisateurs découlent d’un conflit entre la perception de la marchandisation des relations et les valeurs sociétales.

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Certains participants à l’étude ont qualifié les rencontres en ligne d’« épuisantes », exprimant l’espoir de pouvoir « enfin » terminer le processus. Didier, un ingénieur de 51 ans vivant à Paris, qualifie les rencontres en ligne de « manipulation de masse » ; Ella, une rédactrice de 25 ans, déclare qu’au début, les rencontres en ligne étaient « excitantes et nouvelles », mais qu’au fil du temps, elle a trouvé l’expérience déprimante.

Alors pourquoi, face aux promesses d’options amoureuses illimitées, avons-nous parfois l’impression que l’amour a tendance à s’éloigner ?

La modernité « liquide » et la montée du capitalisme émotionnel

Dans son livre L’amour liquide, le sociologue britannique Zygmunt Bauman affirme que le monde moderne a inauguré l’ère de « l’individu sans attaches », qui privilégie la liberté et la flexibilité à l’attachement. Cela a transformé les notions traditionnelles d’amour et de relations en des formes plus éphémères et « liquides ».

La sociologue franco-israélienne Eva Illouz fait écho à ces observations, affirmant que nos sociétés capitalistes d’aujourd’hui sont confrontées à de nouveaux défis en raison de l’évolution des normes et des valeurs. Certes, nous avons désormais un plus grand contrôle de nos vies amoureuses et nous pouvons aspirer à une plus grande égalité entre les sexes. Mais les injonctions sociales continuent de véhiculer des normes irréalistes en matière d’amour, ce qui n’encourage pas à s’investir dans le travail émotionnel nécessaire à l’établissement de liens plus profonds.

Des valeurs mal alignées

Dans le cadre des rencontres en ligne, que se passe-t-il lorsque les valeurs ou les attentes de deux personnes en matière de relations amoureuses ne sont pas les mêmes ? Comme le montre notre étude, ces décalages peut être source de frustration. Par exemple, un participant peut être à la recherche d’une relation à long terme, tandis qu’un autre est plus intéressé par des relations occasionnelles ou par l’élargissement de ses horizons. Tous deux perçoivent alors les actions de l’autre comme inappropriées.

Mark, un consultant en gestion de 26 ans, fait part de son sentiment de frustration lorsque les femmes qu’il a rencontrées sur une application voulaient se connecter avec lui sur les médias sociaux ou l’appeler fréquemment, car il préférait établir des limites. En revanche, Alice, une administratrice de 54 ans, déclare que certains des hommes qu’elle a rencontrés en ligne n’étaient souvent pas clairs quant à leur état civil. Elle a même mis au point des techniques pour savoir si un partenaire potentiel était en couple, par exemple s’il raccrochait le téléphone très rapidement ou payait toujours en liquide.

Il arrive même que ces désirs contradictoires traversent une seule et même personne : elle peut aspirer à l’engagement, à la confiance et à la proximité, tout en ne voulant pas ou en ne pouvant pas renoncer au choix illimité de partenaires. Derek, un entrepreneur de 38 ans, a réfléchi à l’écart entre ses attentes en matière de relations et son expérience des rencontres en ligne :

« Pour moi, les relations à long terme sont une question de valeurs – de valeurs humaines. Mais si j’ai un rendez-vous et que le lendemain matin, avec un nouveau profil, je me dis “Oh, super”, et la personne que j’ai vu hier soir se retrouve en bas de la liste. »

Ce décalage peut conduire à des expériences négatives, à de mauvais traitements, voire à des abus en ligne. Rose, maître de conférences de 23 ans, déclare que les rendez-vous galants lui font peur en raison des « histoires horribles » qu’elle a entendues. En effet, les récits d’autres participants à l’étude (dont nous avons choisi de taire les noms) font état d’expériences allant de la détresse au traumatisme, y compris des agressions verbales, des rencontres avec des personnes qui ne ressemblent pas du tout à leur photo, et même une agression sexuelle commise par une personne utilisant un faux profil.

La gamification des rencontres

Le cadre social désinstitutionnalisé des rencontres en ligne peut conduire à des situations où il n’y a parfois que peu ou pas de liens sociaux partagé entre les partenaires. Les personnes rencontrées en ligne sont perçues comme moins « réelles » que celles rencontrées par l’intermédiaire d’amis ou de membres de la famille. Ce rapport déformé de la réalité peut rendre les comportements moins prévisibles, car il n’y a pas de sanctions spécifiques pour ce qui serait normalement considéré comme un comportement contraire à l’éthique.

Si de nombreux participants à l’étude apprécient le choix offert par les applications de rencontres, certains hésitent à dire qu’ils les utilisent – ou prétendent qu’ils n’y ont recours que de manière exceptionnelle. La peur du jugement social est encore très présente : certaines personnes se disent que si elles trouvent un partenaire de cette manière, les membres de leur cercle social se diront qu’il s’agit d’un échec, parce qu’elles n’ont pas réussi à trouver un partenaire dans la « vraie vie » par des moyens traditionnels.

L’incertitude survient lorsque nous ne sommes pas sûrs des codes en vigueur et des résultats de nos interactions sociales. Cela peut se produire lorsque le cadre dans lequel se déroule l’interaction n’est pas bien défini. Comme les termes de la relation ne sont pas clarifiés, les deux parties se sentent vulnérables et préfèrent ne pas trop s’ouvrir pour éviter d’être potentiellement blessées. Les codes de communication sont également souvent peu clairs, ce qui donne lieu à de multiples discussions dans les communautés en ligne, où les utilisateurs demandent des conseils pour expliquer les comportements de leurs partenaires.

Quelques stratégies de survie

  • Choisissez l’authenticité.

Si vous utilisez une application de rencontre, envisagez une stratégie audacieuse : l’authenticité. L’autopromotion, c’est bien, c’est même nécessaire, mais la conviction, le réalisme et l’honnêteté le sont tout autant. De cette façon, vous pouvez essayer de rencontrer des partenaires qui vous voient comme la personne que vous êtes et non comme celle que vous projetez. Choisissez des photos flatteuses et mettez en valeur vos traits de caractère, mais montrez aussi vos convictions et votre vraie personnalité.

  • Utilisez les fonctions de l’application pour affiner votre choix

Lorsque vous cherchez une relation en ligne, il est important de tirer le meilleur parti des ressources disponibles, afin de ne pas passer à côté de connexions potentielles. Pensez à utiliser des filtres et des outils de recherche pour affiner votre recherche de partenaires compatibles. Précisez vos préférences, telles que l’âge, le lieu de résidence et les centres d’intérêt communs, afin d’augmenter vos chances de trouver une relation sérieuse.

  • Appréciez les petites choses

Il est essentiel d’adapter votre approche et de redéfinir ce qui a de la valeur dans ce contexte unique. Au lieu de juger le succès à l’aune d’un seul critère, envisagez de le redéfinir pour y inclure d’autres aspects – par exemple, des conversations enrichissantes ou des intérêts partagés. Cette flexibilité vous permettra de recalibrer vos attentes et de découvrir la valeur de votre expérience de l’application, même si elle ne correspond pas à vos objectifs initiaux. L’amour se construit sur des émotions partagées.

  • Parlez, mais écoutez aussi

N’ayez pas peur de discuter de vos attentes avec des partenaires potentiels. Plus important encore, lorsqu’une personne dit qu’elle ne cherche pas une relation sérieuse, croyez-la, plutôt que d’essayer de la changer ou d’espérer qu’elle revienne sur sa décision. Montrez-lui que vous l’écoutez et que vous ne vous contentez pas d’émettre des idées préconçues.

  • Continuez à explorer, mais sachez quand vous arrêter

Enfin, n’abandonnez pas. Les rencontres en ligne étant de mieux en mieux acceptées, un nombre croissant de personnes trouvent de vraies relations en ligne. Malgré tous les obstacles, plus de 12 % des mariages commencent en ligne, selon une étude du Pew Research Center. Considérez les applications de rencontres non pas comme une recherche sans fin, mais comme un moyen de parvenir à une fin – et potentiellement à une fin heureuse.

Alisa Minina Jeunemaître, Associate Professor of Marketing, EM Lyon Business School; Jamie Smith, Director of Undergraduate Programmes, ISC Paris Business School et Stefania Masè, Associate professor of marketing and communication, IPAG Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Comment fonctionnent l’implant Neuralink et les autres interfaces cerveau-machine

Un exemple de réseau de capteurs flexible et implantable, développés à l'université de Californie à San Diego. UC San Diego Jacobs School of Engineering, Flickr, CC BY
Clément Hébert, Université Grenoble Alpes (UGA) et Blaise Yvert, Inserm

Les interfaces électriques cerveau-machine implantables promettent des avancées majeures, aussi bien pour comprendre le fonctionnement du cerveau que pour compenser ou remplacer des fonctions perdues suite à un accident ou une maladie neurodégénérative : vision primaire, motricité, synthèse vocale ou écriture digitale.

Alors que la start-up Neuralink d'Elon Musk vient d'annoncer avoir posé son premier implant cérébral sur un patient, la plupart de ces interfaces sont encore loin d’être vraiment opérationnelles en clinique mais elles représentent tout de même déjà pour certains l’espoir d’augmenter les capacités humaines, avec des applications à la fois sensorielles (vision nocturne par exemple) et fonctionnelles (augmentation des capacités mnésiques ou intellectuelles par exemple). Même si nombre de ces applications relèvent encore de la science-fiction, comme la transmission de sensation ou l’augmentation de nos performances intellectuelles, d’autres ne paraissent pas hors de portée, comme la vision dans l’infrarouge ou l’ultraviolet par exemple.

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Même si des questions éthiques accompagnent le développement des interfaces cerveau-machine chez Neuralink, le propos de notre article est d’expliquer leur fonctionnement technique, leurs enjeux technologiques et le contraste entre les espoirs qu’elles suscitent et ce qu’elles sont actuellement capables de réaliser.

En effet, les dispositifs actuels sont confrontés à de multiples verrous technologiques et conceptuels. Les contraintes techniques limitent pour l’instant leur utilisation à des cas cliniques précis, où les risques liés à l’insertion d’un implant sont contrebalancés par l’estimation d’un bénéfice immédiat ou futur pour les patients. On est ainsi très loin de pouvoir utiliser ces implants en routine clinique et dans la vie de tous les jours, et qui plus est pour des applications ludiques ou encore d’augmentation des capacités humaines.

Où en sont les implants actuels, et notamment l’implant Neuralink ?

Pour la partie médicale et la compréhension du cerveau, les interfaces en développement au sein de laboratoires académiques et industriels offrent déjà des perspectives intéressantes. Mais peu d’outils académiques offrent à l’heure actuelle une solution complètement implantée avec autant d’électrodes et de quantité de données que celles de l’interface de Neuralink.

Celle-ci

à mettre en place une interface cerveau-machine implantable en une matinée, à la fois pour le domaine médical pour des personnes parlysées, mais aussi pour permettre à tout un chacun de contrôler son smartphone, un
, ou à terme d’augmenter ses capacités humaines. Pour cela, elle vise une technologie d’implants cérébraux enregistrant un grand nombre de neurones, qui n’aurait pas d’impact esthétique et ne présenterait aucun danger.

Si l’implant de Neuralink s’avère fonctionner de manière robuste, il pourrait permettre d’avancer vers un décodage plus précis de l’activité neuronale, la conception de neuroprothèses cliniques et la compréhension de modes de fonctionnement du cerveau inaccessibles jusqu’à présent.

Comment ça marche ? De l’implant neuronal à la neuroprothèse

Dans la littérature et l’actualité, on retrouve indistinctement les termes d’« interface électrique cerveau-machine », de « neuroprothèse » ou d’« implant neuronal ». Une « neuroprothèse » est un type d’interface cerveau-machine qui va permettre de suppléer ou de remplacer une fonction perdue. Tout comme le système nerveux envoie ou reçoit des informations de son environnement, les neuroprothèses vont capter de l’information de notre environnement à travers des systèmes artificiels pour la renvoyer vers le système nerveux ou bien capter l’information du système nerveux pour la renvoyer, soit vers lui-même, soit vers notre environnement à l’aide de dispositifs artificiels.

La neuroprothèse ou l’interface électrique cerveau-machine est constituée de plusieurs parties. En allant du système neuronal vers une interface utilisable pour l’humain (comme l’écran d’un ordinateur), les constituants d’une neuroprothèse sont les suivants : 1) un réseau d’électrodes mis en contact avec le tissu neuronal, 2) un système de connexion permettant de relier les électrodes à un système électronique, 3) un système de communication permettant d’envoyer des signaux vers les électrodes ou de recevoir les signaux collectés par les électrodes, 4) un système d’enregistrement des données, 5) un système de traitement et de décodage des données, 6) un système d’envoi de l’information vers un ou plusieurs effecteurs, par exemple un bras robotique. La partie implantable, l’« implant neuronal » à proprement parler, est actuellement composé des parties 1-2 ou 1-2-3.

Quelles sont les limites technologiques actuelles des interfaces cerveau-machine ?

L’objectif actuel est de disposer d’un implant neuronal ayant un grand nombre d'électrodes d’enregistrement ou de stimulation, dont l’efficacité se maintient sur des dizaines d’années. Si, malgré plus de trente années de recherche, cet objectif n’est pas encore atteint, c’est que de nombreux défis majeurs lui sont associés, notamment :

  • La chirurgie d’implantation doit être la moins traumatisante possible et en particulier ne pas léser les microvaisseaux sanguins du cortex sous peine de déclencher une réaction inflammatoire importante.

  • L’implant doit être le plus fin possible, voire flexible, de façon à ne pas engendrer de traumatisme trop important ou de réaction de rejet dans le cerveau lors de son insertion. De plus, à terme, la gangue de protection générée par le système nerveux peut empêcher la communication entre les électrodes et les neurones.

  • Pour enregistrer ou stimuler le plus de neurones possible, il a fallu développer des méthodes de microfabrication sur microdispositifs flexibles afin d’intégrer le plus grand nombre d’électrodes possible dans un espace très réduit. Les électrodes actuelles peuvent atteindre des tailles de l’ordre de 5 à 10 micromètres.

  • De nombreux nouveaux matériaux d’électrodes ont été développés afin de détecter les très faibles champs électriques générés par les neurones ou de les stimuler, ce que des métaux classiques comme le platine ne permettaient pas. Aujourd’hui, les performances des électrodes ont été grandement améliorées notamment grâce à l’introduction de matériaux poreux.

  • L’implant doit garder l’intégrité de ses performances électriques au cours du temps, mais les technologies flexibles actuelles sont sensibles à l’eau sur le long terme, ce qui affecte la durée de vie des implants. Ce point fait partie des verrous technologiques majeurs.

  • Afin de pouvoir se déplacer normalement en dehors d’un laboratoire ou d’un hôpital, les implants doivent pouvoir communiquer et s’alimenter en énergie, sans fils. Mais les technologies actuelles de transmission radiofréquence des signaux, lorsque les électrodes sont nombreuses, engendrent une élévation locale de la température qui est nocive pour les tissus neuronaux – autre verrou technologique majeur.

Les pistes pour concrétiser les interfaces cerveau-machine

Pour tenter de résoudre ces problèmes, l’entreprise Neuralink a par exemple conçu un réseau d’électrodes pour stimuler ou enregistrer l’activité neuronale, réparti sur plusieurs filaments de polymère flexible qui embarquent des microélectrodes. Les matériaux utilisés sont biocompatibles et des couches de carbure de silicium permettant d’assurer l’intégrité électronique des implants

(un concept issu de laboratoires de recherche de l’Université de Berkeley et également en cours de développement en France dans le cadre du projet SiCNeural financé par l'ANR). Enfin, chaque filament est connecté à une puce électronique qui sert à enregistrer l’activité neuronale ou générer des impulsions électriques pour la stimulation.

De plus, l’entreprise développe un robot autonome capable de réaliser toutes les étapes de la chirurgie d’implantation, de la trépanation à l’insertion des implants.

L’insertion des implants souples dans le cerveau n’est en effet pas simple et plusieurs stratégies ont été développées par différents laboratoires, comme la rigidification temporaire de l’implant à l’aide d’un polymère résorbable, l’utilisation d’un guide rigide ou d’une approche robotisée ressemblant à une « machine à coudre », également développée à Berkeley, qui enfile une aiguille dans un trou situé à l’extrémité de l’implant flexible afin de pousser l’implant dans le cerveau puis de retirer uniquement l’aiguille. Cette dernière méthode est reprise par Neuralink, qui la combine à un système de caméras repérant les zones de la surface du cortex non ou peu vascularisées où peuvent être insérés les implants en limitant les microsaignements.

Analyser et transmettre les données, sans surchauffe

Quant à la problématique de l’échauffement local dû à l’analyse et la transmission sans fil des données, deux technologies avaient jusque-là été appliquées chez l’humain.

La première est celle de la société BlackRock Neurotech, qui déporte les circuits de traitement et d’envoi des signaux au-dessus de la boite crânienne. Ceci génère des problèmes d’esthétisme mais aussi des risques d’infections à cause des fils qui courent de la peau vers le cerveau.

La deuxième technologie est celle du laboratoire CLINATEC du CEA Grenoble, qui ne collecte que des signaux ne nécessitant pas une haute précision de numérisation et n’enregistre l’information que sur un maximum de 64 électrodes simultanément. Ce laboratoire a ainsi réalisé le premier implant neuronal sans fil disposant d’autant de voies, et complètement intégré sous la peau. Il est inséré en remplacement d’une partie de l’os du crâne. Neuralink propose de son côté une puce plus petite, également insérée dans l'os du crâne, traitant plus de 1000 voies mais envoyant uniquement certaines caractéristiques des signaux neuronaux, jugées importantes grâce à des algorithmes embarqués.

Concernant la durée de vie des implants, il faudra encore attendre un peu pour voir si la stratégie est efficace et permet d’avoir une interface stable sur plusieurs années. Une fois cette limite dépassée, il faudra certainement s’attaquer au recueil d’un nombre encore plus grand de signaux. À l’heure actuelle, on peut estimer que la technologie Neuralink peut enregistrer jusqu’à environ 3000 neurones avec ses 1024 électrodes : c’est impressionnant du point de vue de l’état de l’art, mais très loin d’être suffisant pour appréhender l’immensité des signaux cérébraux.

Conceptuellement, malgré une très bonne miniaturisation, il sera très difficile d’atteindre l’enregistrement de millions de neurones individuels avec cette technologie sans que l’implant et la connectique associée prennent une place trop importante dans le cerveau. D’autres concepts devront peut-être être imaginés pour aller au-delà de ces limites.

Clément Hébert, Chargé de recherche implants Neuronaux, neuroprothèses, Inserm U1216 Grenoble Institut des Neurosciences, Université Grenoble Alpes (UGA) et Blaise Yvert, Directeur de recherche à l'Inserm, responsable de l'équipe Neurotechnologies et Dynamique des Réseaux, Inserm

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.