Symbole du ski, de la féerie des fêtes de fin d’année, du silence tamisé des petits matins d’hiver, des hauts sommets étincelants, la neige joue un rôle beaucoup plus important qu’on ne le pense, notamment dans la régulation du climat et dans la protection des écosystèmes. Car la neige amène un élément indispensable à la vie : l’eau.
Quel rôle joue secrètement la neige dans la nature ? Comment le réchauffement climatique impacte-t-il la quantité de neige qui tombe chaque année ?
La neige est une composante majeure de nos montagnes. La couverture neigeuse résulte de l’accumulation des chutes de neige au sol pendant l’hiver, et fond progressivement au printemps ou se transforme en névé, puis en glacier, à haute altitude.
Deuxièmement, la neige est un réservoir d’eau pour les régions montagneuses et les plaines environnantes : elle limite le débit des rivières en hiver et fournit un débit élevé au moment de la fonte, au printemps. Cette eau de fonte est importante pour les écosystèmes de montagne, ainsi que pour l’agriculture et la production l’hydro-électricité mais aussi pour la disponibilité de l’eau potable dans certaines régions du monde.
Enfin, la neige a souvent une forte teneur en air et agit comme un isolant — une sorte de mousse de glace et d’air. Ceci lui permet de protéger le sol des variations de température de l’air, que cela soit du froid pendant les mois d’hiver et du chaud au printemps. Le fait que le sol soit protégé, par exemple du froid, est important pour les plantes qui y sont donc protégées des fortes gelées : la neige joue un peu le même rôle que le paillage d’un potager qui protège la terre nue des aléas climatiques.
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La couverture neigeuse est globalement affectée par l’augmentation des températures
Par exemple, sur le site du Col de Porte, situé à une altitude moyenne (1 325 mètres) dans les Alpes françaises, la température de l’air en hiver a augmenté de 1,05 °C entre les deux périodes de 30 ans étudiées (1960-1990 et 1990-2020, du 1er décembre au 30 avril), alors que les précipitations hivernales totales n’ont pas changé de manière significative. En conséquence, l’épaisseur moyenne de la neige a diminué de 40 % entre les deux périodes en raison du changement induit par la hausse de température, avec davantage de pluie au détriment des chutes de neige sur ce site de moyenne altitude où la température moyenne hivernale est proche de 0°C.
À basse et moyenne altitude, la modification de la limite entre la pluie et les chutes de neige est la première cause de la raréfaction de la neige.
À plus haute altitude, comme l’illustre le site de Weissfluhjoch perché à 2536 mètres dans les Alpes suisses, l’augmentation de la température pour les mêmes périodes est à peu près la même que pour le Col de Porte. Cependant, l’épaisseur moyenne de neige n’a pas changé de manière significative entre les deux périodes de trente ans (lorsqu’elle est calculée en sur les périodes de décembre à avril), et aucun changement majeur dans les précipitations totales n’est détecté.
Cela s’explique par le fait que la température hivernale moyenne à cette altitude est très basse (-7,35 °C au Weissfluhjoch) et que l’augmentation de la température liée au climat n’est pas suffisante pour convertir les chutes de neige en pluie pour la période allant de décembre à avril.
Néanmoins, la durée de la couverture neigeuse, même à cette altitude, s’est raccourcie à la fin du printemps : la date de disparition de la neige a avancé de 15 jours en moyenne entre les deux moyennes sur 30 ans. Cela est dû à l’augmentation de la température au printemps, qui entraîne une fonte plus importante. C’est la deuxième cause de disparition de la neige due au changement climatique.
En résumé, la couverture neigeuse recule en réponse à l’augmentation de la température de l’air, plus rapidement à basse et moyenne altitude en raison du changement de phase des précipitations (pluie au lieu de neige), mais aussi à plus haute altitude, en raison d’une fonte plus précoce.
FLASH I Y aura-t-il de la neige cet hiver ? Source : Observatoire Environnement Terre Univers (OSUG).
La raréfaction de la couverture neigeuse a de nombreuses conséquences et modifie profondément la société et l’économie des régions de montagnes, via entre autres les activités de sport d’hiver, mais pas seulement.
Le recul de la couverture neigeuse induit un changement dans le cycle de l’eau des régions de montagne, avec des débits qui augmentent en hiver (plus de pluie) et qui diminuent au printemps et en été (moins de neige).
Le recul de l’enneigement, combiné à la hausse des températures, entraîne un « verdissement » des Alpes, avec la colonisation par les plantes de lieux précédemment dépourvus de végétation, ainsi qu’un changement dans la répartition avec l’altitude de la végétation.
Mais cet hiver précisément : y aura-t-il de la neige ?
Nous savons que la hauteur moyenne de neige en hiver continuera de diminuer dans les prochaines décennies si les émissions de gaz à effet de serre ne diminuent pas ; mais la variabilité de l’enneigementd’une année sur l’autre reste très forte : il y a des hivers bien enneigés et des hivers peu enneigés, à l’image de la différence entre météo et climat (la météo changeant rapidement d’une heure à l’autre et d’un jour à l’autre et le climat représentant la moyenne de la météo sur plusieurs décennies).
Si Météo-France est en mesure de prévoir une journée anticyclonique suivie de l'arrivée d'une perturbation et de potentielles chutes de neige en fin de semaine en Isère, on ne peut pas prévoir si à Noël 2025 ou 2030 il y aura de la neige, ni comment l’hiver 2024-2025 se placera précisément en termes d’enneigement par rapport aux années précédentes.
FLASH | Météo et climat, c’est la même chose ? Source : Observatoire Environnement Terre Univers (OSUG)
La possibilité d’un hiver bien enneigé ne peut aujourd’hui être exclue, mais le réchauffement climatique diminue fortement la probabilité d’un tel événement — surtout à basse et moyenne altitudes — au profit de celle des hivers peu enneigés. Tant que la température continuera d’augmenter, la probabilité d’hivers bien enneigés diminue, bouleversant et mettant en danger la beauté et l’équilibre fragile de nos montagnes et de tous ses habitants.
Sur le même sujet, retrouvez l’autrice dans le podcast PULSAR de l’Observatoire des Sciences de l’Univers de Grenoble, qui fédère une communauté scientifique de 1300 collaborateurs CNRS, UGA, IRD, INRAE et Météo France.
Le réalisateur Guillaume Nicloux consacre son nouveau film La Divine à une icône : Sarah Bernhardt. Sorti dans les salles le 18 décembre 2024, ce biopic est l’occasion de redécouvrir une femme qui, par son jeu d’actrice et sa personnalité, bouleversa le monde du théâtre. On lui reprochait son « manque de féminité » : elle en fit une force.
Être actrice, c’est savoir être autre, se prendre au jeu des identités plurielles, parfois contradictoires. Cette faculté de changer de peau – acquise, et non sans souffrances –, ce pouvoir de métamorphose et la grisante liberté qu’il offre, Sarah Bernhardt, qui par son jeu et sa personnalité bouleversa le monde du théâtre et pour qui Jean Cocteau forgea l’expression de « monstre sacré », les raconte et les analyse dans son autobiographie, Ma Double vie (1907) et dans ce qu’elle concevait comme son testament théâtral L’Art du théâtre : la voix, le geste, la prononciation (1923, posth.).
Une attention particulière à la condition féminine
Alors qu’elle retrace sa vie, Sarah Bernhardt se montre singulièrement attentive aux difficultés auxquelles sont confrontées les femmes. Sans doute son enfance et son adolescence n’y sont-elles pas étrangères. Envoyée d’abord à la pension de Mme Fressard à Auteuil dès l’âge de sept ans, elle entre ensuite, deux ans plus tard, au couvent de Grand-Champs à Versailles. Là, elle développe une admiration sans bornes pour la mère supérieure, Sainte-Sophie, et un esprit de camaraderie féminine qui ne se démentira pas tout au long de sa vie.
Dès le récit de ces années de jeunesse, l’on est frappé par la beauté savoureuse des portraits de femmes qu’elle brosse et qui étayent ensuite son autobiographie. De chapitre en chapitre, elle rend des hommages appuyés aux femmes qui ont compté dans sa vie, sans pour autant les idéaliser, comme sa chère vieille institutrice Mlle de Brabender, à laquelle elle ne fait pas grâce de la description, sur son lit de mort, de son visage déformé par le retrait de son dentier, déposé dans un verre.
Souvent pleins de tendresse et d’admiration, ces portraits n’en sont pas moins d’un réalisme qui semble encore la marque d’une affection sincère : le prosaïsme des caractères comme des corps aimés ne la rebute pas. Elle en donnera une excellente illustration avec sa sculpture Après la tempête, qui lui valut une mention honorable au Salon de 1876, et qui représente une grand-mère tenant dans ses bras le corps noyé de son petit-fils.
Après sept ans de pensionnat, de retour dans son foyer à 14 ans, Sarah Bernhardt se trouve à nouveau entourée de femmes : sa mère Judith-Julie Bernhardt, ses tantes Rosine Berendt et Henriette Faure, ses sœurs Jeanne et Régina, son institutrice Mlle de Brabender, Mme Guérard, « la dame du dessus » (surnommée ensuite « mon petit’dame » et qui ne la quittera plus) composent le nouveau gynécée dans lequel elle évolue.
Sarah Bernhardt perd son père l’année de ses 13 ans ; un père dont l’identité est longtemps restée incertaine – elle ne le nomme jamais dans son autobiographie – avant d’être établie en la personne d’Édouard Viel (1819-1857).
Non que les hommes soient tout à fait absents autour de la future actrice : au « conseil de famille » qui décidera de son avenir figurent par exemple son parrain Régis Lavolie – détesté – et son oncle Félix Faure – très aimé –, M. Meydieu – vieil ami de la famille –, le duc de Morny et le notaire de feu son père. C’est le duc de Morny, ami de sa mère, qui la vouera au théâtre, sur « une parole lancée du bout des lèvres ».
Changer l’image des actrices
Sarah Bernhardt n’accueille pas avec joie ce projet d’entrer au Conservatoire, et cela tient à l’image qu’elle a des actrices. Comme elle l’explique à sa mère, les actrices, « c’est Rachel ». Et Rachel, c’est une femme « qui [fait] un métier qui la [tue] » selon la sœur Sainte-Appoline du couvent de Grand-Champs et à laquelle « une petite fille […] avait tiré la langue ». Or pour Sarah Bernhardt, hors de question qu’on lui tire la langue quand elle sera « une dame ».
Le choix de ce terme pour marquer le passage de l’adolescence à l’âge adulte fait sens : il ne s’agit pas pour elle de devenir simplement une « femme » (être de sexe féminin adulte) mais bien une « dame » (femme des classes sociales supérieures, donc respectée). Dans cet emploi de « dame » se loge, par omission et par contraste, tout ce que ne sont pas, aux yeux du plus grand nombre, les actrices.
Pourtant, ces actrices, Sarah Bernhardt va considérablement en changer l’image. Avec un plaisir évident, dans son autobiographie comme dans son art théâtral, elle bat en brèche l’idée d’une rivalité à mort entre celles-ci, affirmant tout le contraire. Au sujet de son succès inattendu le soir de la Cérémonie de retour à la Comédie française après sa tournée londonienne, elle note :
« Quelques artistes furent très contents, les femmes surtout, car il est une chose à remarquer dans notre art : les hommes jalousent les femmes beaucoup plus que les femmes ne se jalousent entre elles. »
Cette jalousie masculine, elle l’explique par l’idée que le théâtre serait un « art essentiellement féminin ». Un « féminin » qu’elle définit, en accord avec l’imaginaire collectif de l’époque, comme la maîtrise de la séduction :
« Farder sa figure, dissimuler ses vrais sentiments, chercher à plaire, vouloir attirer les regards, sont les travers qu’on reproche aux femmes et pour lesquels on montre une grande indulgence. »
Sarah Bernhardt transforme ces défauts prêtés aux femmes en atout maître puisqu’il assure leur suprématie au théâtre, « seul art où les femmes peuvent parfois être supérieures aux hommes ». Pour elle, les peintresses (comme Madeleine Lemaire, Rosa Bonheur, Louise Abbéma), compositrices (comme Augusta Holmès et Cécile Chaminade et poétesses (comme Mme
, Lucie Delarue-Mardrus) de son époque, pourtant connues et reconnues, sont encore loin d’égaler leurs homologues masculins.
Au contraire, au théâtre, les noms de Mlle Duclos, Adrienne Lecouvreur, Mlle Clairon, Mlle de Champmeslé, Mlle Georges, Mlle Mars, Rachel ne se voient opposer que ceux de Baron, Talma et Mounet-Sully. Que l’on adhère à ce point de vue ou qu’on le récuse, Sarah Bernhardt tient à redorer l’image des actrices, qui sont pour elle les artistes féminines les plus accomplies.
Poursuivant cette logique, elle s’attache à démentir la légende noire d’une compétition acharnée entre Sophie Croizette et elle, la décrivant comme fabriquée de toutes pièces par l’extérieur : « La guerre était déclarée, non pas entre Sophie et moi, mais entre nos admirateurs et détracteurs respectifs ». À elle cependant les admirateurs les plus sympathiques : « tous les artistes, les étudiants, les mourants et les ratés », à Sophie Croizette, « tous les banquiers et tous les congestionnés ». Il faut dire qu’elle n’avait pas, contrairement à son amie, le physique d’une actrice, tel qu’il était alors perçu, c’est-à-dire tout en courbes et rondeurs.
Un « manque de féminité » mis à profit
En effet, ses « cheveux de négresse blonde », tels que les qualifia le coiffeur qui les lui massacra le jour du concours de tragédie du Conservatoire, et surtout sa maigreur d’« os brûlé », selon le mot d’une spectatrice un soir de représentation de Mademoiselle de Belle-Isle – un drame d’Alexandre Dumas joué par Sarah Bernhardt en 1872, lui valent de nombreux reproches et caricatures : à peine est-elle arrivée en Amérique pour sa tournée triomphale, qu’elle est aussitôt croquée en « squelette coiffé d’une perruque frisée » par un jeune dessinateur.
Elle évoque tant de fois au cours de son autobiographie cette maigreur dont elle a d’abord souffert et qui « alimentait les faiseurs de chansons rosses et les albums de caricaturistes », que celle-ci finit par devenir le signe physique de son exception, s’imposant a posteriori comme un avantage.
Car c’est ce physique atypique qui la révèle, en lui offrant la possibilité d’endosser des rôles particuliers : ceux de personnages masculins. Non qu’elle soit la première femme à jouer des hommes, d’autant qu’à l’opéra, pour certains personnages confiés à des mezzo-sopranos, la pratique des rôles en « travesti » était courante comme pour Chérubin dans Les Noces de Figaro de Mozart – que Sarah Bernhardt interpréta dans la pièce de Beaumarchais en 1872. Mais c’est avec le rôle du troubadour Zanetto dans Le Passant de François Coppée (créé trois ans plus tôt au théâtre de l’Odéon), qu’elle rencontre son premier vrai succès.
Ces rôles masculins, Pierrot en 1883 dans Pierrot assassin de Jean Richepin, Hamlet en 1886 et en 1899 dans la pièce de Shakespeare, Lorenzaccio en 1896 dans la pièce de Musset, le duc de Reichstadt dans L’Aiglon d’Edmond Rostand en 1900 ou encore Pelléas en 1905 dans Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, marquent son public et sont pour elle l’occasion d’explorer une nouvelle palette de sentiments dont elle se délecte.
Elle consacre à cette question un chapitre dans son Art du théâtre, expliquant son amour pour le personnage d’Hamlet :
« Il n’est pas de caractère féminin qui n’ait ouvert un champ aussi large pour les recherches des sensations et des douleurs humaines que ne l’a fait celui d’Hamlet. […] Je puis dire que j’ai eu la chance rare, et je crois unique, de jouer trois Hamlet : le noir Hamlet de Shakespeare, l’Hamlet blanc de Rostand, l’Aiglon, et l’Hamlet florentin d’Alfred de Musset, Lorenzaccio ».
Mais elle précise aussitôt les conditions impératives pour qu’une femme s’empare d’un rôle masculin :
« Une femme ne peut interpréter un rôle d’homme que lorsque celui-ci est un cerveau dans un corps débile. Une femme ne pourrait pas jouer Napoléon, Don Juan ou Roméo. Méphisto… oui, parce que c’est en vérité un ange déchu, l’esprit malin qui accompagne Faust ».
Le rôle de Méphisto constitue un tournant dans sa réflexion car il s’agit d’un « ange », être insexué, d’un « esprit », être asexué. Or justement, elle considère que des rôles masculins comme ceux des « trois Hamlet » sont en réalité des rôles insexués : « il faut que l’artiste [qui voudrait jouer ces rôles] soit dépouillé de virilité » car Hamlet est « un fantôme amalgamé des atomes de la vie et des déchéances qui conduisent à la mort ». Et de conclure
« que ces rôles gagneront toujours à être joués par des femmes intellectuelles qui seules peuvent leur conserver leur caractère d’êtres insexués, et leur parfum de mystère ».
Certes Sarah Bernhardt semble oublier que toutes les actrices n’ont pas son physique singulier, ni féminin, ni masculin, sorte de troisième genre sans sexe (et non d’androgyne, qui réunit traits féminins et masculins) mais c’est une façon de conclure à son avantage : Sarah Bernhardt impose son genre.
Cette réflexion sur les rôles masculins découle d’une comparaison entre héroïnes cornéliennes (qualifiées de « raisonneuses hystériques ») et héroïnes raciniennes, qui se solde au profit de ces dernières. Selon Sarah Bernhardt, seules les héroïnes raciniennes (dont Phèdre est pour elle l’emblème, unique rôle féminin à égaler celui d’Hamlet) sont réellement « féminine[s] » car elles tentent jusqu’au bout de dissimuler ce qu’elles ressentent véritablement, ne faisant éclater le corset social qu’en désespoir de cause.
À sa façon donc, en discutant de la vraisemblance et de l’intérêt des rôles féminins, Sarah Bernhardt rejette des clichés liés à une pseudo-nature féminine (non, les femmes ne sont ni des furies, ni des hystériques) pour considérer un fait historique et social (la nécessité pour elles de dissimuler leur for intérieur) qui lui apparaît comme déterminant pour la construction des caractères féminins, réels comme fictifs.
Cette nécessité de dissimuler va de pair pour Sarah Bernhardt avec l’aptitude des femmes à l’assimilation, comme elle l’explique dans son Art du théâtre : « On peut faire en quelques années une adorable duchesse d’un trottin parisien. On ne pourra jamais faire un duc d’un maraud ou d’un bourgeois ».
Ce faisant, elle remarque aussi combien il est difficile de s’émanciper de l’imaginaire collectif qui détermine une image générale de « la » femme, des images particulières de « types » de femmes mais aussi des images intemporelles de l’héroïsme féminin.
La création d’un héroïsme à soi
C’est un premier prix manqué lors du concours de comédie du Conservatoire qui semble à l’origine de sa réflexion sur la difficulté, en tant qu’actrice, de (re)créer des personnages féminins. Alors que le premier prix de comédie est remis à son amie Marie Lloyd, Sarah Bernhardt ne reçoit que le second. Mais pour elle, les dés étaient pipés :
« C’était un prix de beauté que l’on avait décerné à Marie Lloyd ! […] [M]algré […] l’impersonnalité de son jeu, elle avait remporté les suffrages : parce qu’elle était la personnification de Célimène […]. Elle avait réalisé, pour chacun, l’idéal rêvé par Molière. »
Par cette anecdote, Sarah Bernhardt signale combien nombre de personnages de fiction ont une image préétablie et combien il est difficile, voire vain dans certains cas, de vouloir leur en substituer une autre, en accord avec son physique et son caractère propres. Certes, à elle aussi apparaît d’abord, comme à tout lecteur, une « vision matérialisée » du personnage mais elle effectue ensuite un travail pour essayer de le percevoir tel que l’a conçu l’auteur, quitte à aller contre l’image, parfois ancienne, que le public en a.
Elle concède toutefois qu’il lui semble impossible de détruire le « côté légendaire » d’un personnage devenu mythique, quand bien même les travaux des historiens en ont rétabli la vérité. Elle énumère en guise d’exemples aussi bien des personnages masculins que féminins mais s’arrête sur le cas de Jeanne d’Arc (qu’elle a jouée en 1890 dans la pièce de Jules Barbier et en 1909 dans celle d’Émile Moreau) :
« Nous ne voulons pas que Jeanne d’Arc soit la fruste et gaillarde paysanne repoussant violemment le soudard qui veut badiner, enfourchant comme un homme le large percheron, riant volontiers des gaudrioles des soldats, et, soumise aux promiscuités impudiques de son époque encore barbare […]. Elle reste, dans la légende, un être frêle, conduit par une âme divine. Son bras de jeune fille qui tient le lourd étendard est soutenu par un ange invisible ».
En analysant l’image publique de Jeanne d’Arc, Sarah Bernhardt approche la question de l’héroïsme féminin et remarque combien il est indissociable d’une apparence physique éthérée, de gestes élégants, d’une pureté corporelle qui s’apparie mal avec la réalité. Il y a là un frein à son goût pour le réalisme contre lequel elle renonce à lutter.
La prise de rôle d’un personnage féminin se complique encore lorsqu’on y ajoute les visages réels qui y ont été associés au fil des siècles. Et, si l’on adopte le credo de Sarah Bernhardt selon lequel, au théâtre, les noms des actrices se gravent plus aisément dans les mémoires que ceux des acteurs, alors le défi de reprendre un rôle dans lequel une actrice s’est illustrée n’en est que plus grand.
Ainsi du rôle de Phèdre qui fut pour elle une épreuve car Rachel – son aînée d’une vingtaine d’années – avait imposé ses traits à cette héroïne en 1843 et son souvenir était encore vif lorsqu’elle-même en obtint le rôle trente-et-un an plus tard, sachant pertinemment que les comparaisons ne manqueraient pas.
Pourtant, cette fois-là, Sarah Bernhardt triomphe et ne mentionne dans son autobiographie qu’un seul article défavorable, celui de Paul de Saint-Victor, dont elle précise qu’il était « lié avec une sœur de Rachel », façon bien sûr de souligner la partialité du critique.
De même, en 1880, lorsqu’elle joue le rôle d’Adrienne Lecouvreur (s’affrontant déjà à une première image d’actrice !) dans la pièce (portant son nom) que lui consacrent Ernest Legouvé et Eugène Scribe à Londres, c’est encore à Rachel – qui avait créé le rôle en 1849 – qu’elle est comparée par le critique du Figaro, Auguste Vitu, « regrettant [qu’elle n’eût] pas suivi les traditions de Rachel » mais admirant aussi chez elle, dans l’acte V, « une puissance dramatique […] une vérité d’accents qui ne sauraient être surpassées » et « une science de composition qu’elle n’avait jamais révélée jusque-là ».
À ces comparaisons, Sarah Bernhardt oppose chaque fois la même objection : elle n’a jamais vu Rachel jouer ces rôles, ce qui, malgré la notoriété de celle-ci, lui laissait une nécessaire liberté de création.
La réputation d’une prédécesseuse, lorsqu’elle est plus lointaine, peut cependant également être source d’inspiration. Pour le rôle de Phèdre par exemple, Sarah Bernhardt confie s’être appuyée sur la renommée de Mlle de Champmeslé (1642-1698), se souvenant « qu’elle était au dire des historiens, une créature de beauté et de grâce, et non une forcenée », ce qui confortait son interprétation de Phèdre comme étant « la plus touchante, la plus pure, la plus douloureuse victime de l’amour ».
Toutes ces réflexions sur la création des personnages féminins se révèlent avoir nourri, comme autant d’ébauches, la pensée de Sarah Bernhardt quant à la création de sa propre « personnalité ». Elle semble en effet avoir conjugué étude des rôles qui lui étaient confiés et introspection, construction de soi.
Très tôt au cours de son autobiographie, elle fait part d’un désir d’affirmation de soi et de rayonnement auprès des autres qu’elle aurait éprouvé dès l’enfance et dont la première réalisation remonte au temps du couvent de Grand-Champs : « Enfin, j’étais devenue une personnalité, et cela suffisait à mon orgueil d’enfant », écrit-elle.
La création d’une personnalité
Ce mot de « personnalité » est un terme important pour elle, qui en use à plusieurs reprises au cours de son récit : conformément à ses deux sens principaux, il définit à la fois ce qu’elle est déjà – une individualité forte qui se démarque des autres – et ce qu’elle veut être – une personne importante.
Elle l’emploie ainsi souvent dans ce double sens, comme lorsqu’elle attend, inquiète et cependant sûre d’elle, qu’on lui attribue une « part » (et non un « rôle », pièce religieuse oblige) dans la pièce Tobie recouvrant la vue que les élèves du couvent doivent jouer à l’occasion de la visite de l’archevêque de Paris, Monseigneur Sibour.
Mais cette double acception du mot est plus clairement exprimée encore après son premier succès public et social, à savoir sa réussite au concours d’entrée du Conservatoire : « Je sentais le besoin de me créer une personnalité. Ce fut le premier éveil de ma volonté. Être quelqu’un, je voulus cela ».
De fait, le titre de son autobiographie, Ma Double vie, ne fait pas uniquement référence à cette vie partagée entre la scène et la ville dont elle décrit en détail le mécanisme lors d’une représentation de Mademoiselle de Belle-Isle.
Il fait aussi écho à la guerre qui a souvent opposé ses deux « moi », comme lorsqu’elle attend, fébrile, le résultat du concours de comédie du Conservatoire :
« Il se livrait dans mon frêle cerveau de jeune fille le combat le plus fou, le plus illogique qu’on puisse rêver. Je me sentais toutes les vocations vers le couvent, dans ma détresse de mon prix manqué ; et toutes les vocations pour le théâtre, dans l’espoir du prix à conquérir ».
Mais ces deux « moi » se réconcilient dans l’ambition puisqu’il ne s’agit rien de moins que de devenir dans un cas « la mère Présidente du couvent de Grand-Champs » et dans l’autre, « la première, la plus célèbre, la plus enviée » des actrices.
Si le dilemme intérieur est assez vite tranché – elle sera actrice –, cette vie aux identités multiples qu’elle embrasse ne se cantonne pas aux planches : à la ville aussi Sarah Bernhardt multiplie les rôles. Et c’est sur ce kaléidoscope identitaire, autant que sur son talent, qu’elle bâtit sa célébrité : Sarah Bernhardt infirmière et patriote – transformant l’Odéon en ambulance lors de la guerre de Prusse, soutenant le moral des soldats de 1914 –, Sarah Bernhardt aventurière – voyage en ballon, descente dans la crevasse de l’« Enfer du Plogoff », tournée dans la sauvage Amérique –, Sarah Bernhardt sculptrice, Sarah Bernhardt peintresse, Sarah Bernhardt goule dormant dans un cercueil, etc.
Boucq (Meurthe et Moselle), Le théâtre aux armées, en 1916. Sarah Bernhardt, 72 ans (à gauche), joue pour les Poilus. A 60 ans passés, l’actrice se blesse au genou droit en sautant du parapet dans la scène finale de Tosca. La gangrène s’installe : dix ans plus tard, l’actrice est amputée.Images défense
L’actrice défraie la chronique, même si elle se défend de le faire sciemment, ne prétendant qu’à vivre librement et selon sa fantaisie. Son impresario américain, Edward Jarrett est, lui, bien décidé à tirer parti de l’aura et du nom de Sarah Bernhardt qu’il vend, autant dans le monde du spectacle que dans celui de la publicité.
Revers de la médaille, l’actrice sent plusieurs fois son image lui échapper, se fait parfois piéger, comme lors de l’épisode de la baleine de Boston où un certain Henry Smith, propriétaire de bateaux de pêche, l’entraîne presque de force sur le dos du cétacé mourant dont il lui fait arracher un fanon pour ensuite en tirer une affiche et des réclames publicitaires, faisant de l’animal moribond (voire déjà mort !) une juteuse attraction touristique.
Sarah Bernhardt est si coutumière de ces jeux autour de ses différents « moi » que même dans son autobiographie, elle ne livre d’elle que des morceaux choisis. D’un côté, elle veille à attester précautionneusement de la véracité de son récit (parfois dans une perspective apologétique), prenant soin de citer à l’appui, comme autant de preuves, la « quantité de documents » conservés « précieusement » par Mme Guérard ou les « petits cahiers » dans lesquels son secrétaire avait « ordre de découper, et de coller […], tout ce qui s’écrivait en mal ou en bien » sur elle.
De l’autre, elle se réserve le droit à l’omission (au mensonge par omission diraient certains), ne révélant que peu de choses de son intimité :
« Mais je veux mettre de côté dans ces Mémoires tout ce qui touche à l’intimité directe de ma vie. Il y a un “moi” familial qui vit une autre vie, et dont les sensations, les joies et les chagrins naissent et s’éteignent pour un tout petit groupe de cœurs. »
Certes, Sarah Bernhardt narre « l’histoire de sa personnalité » mais telle qu’elle l’a inventée et sculptée et telle qu’elle souhaite la donner à voir : sphinx et chimère, à l’image de cet encrier qu’elle avait façonné à son effigie et dans lequel elle semble avoir trempé sa plume et dilué ses mystères.
En France, depuis peu, les établissements et les services accueillant des personnes âgées doivent garantir leur droit d’accueillir leur animal de compagnie. Mais quel est leur impact au quotidien pour la vie des résidents et le travail des soignants ?
En France, la maladie d’Alzheimer est devenue la première cause d’entrée en Ehpad. Les traitements développés à l’heure actuelle ne font que réduire les symptômes physiques de la maladie sans arrêter sa progression. Or, les premiers symptômes peuvent apparaître vers 60 ans et la maladie touche plus d’un million de personnes. C’est pourquoi, depuis 2011, la Haute Autorité de Santé recommande l’utilisation de compléments non pharmacologiques afin de soigner et prévenir l’apparition des problèmes de santé liés à Alzheimer. Parmi eux figure la médiation animale, une intervention où l’animal est intentionnellement présent pour contribuer au bien-être physique, psychologique ou encore émotionnel de la personne âgée. En effet, dans le cadre de pathologies telles que la démence chez la personne âgée, l’un des bénéfices observés est la capacité à créer des liens sociaux en présence de l’animal, qui va alors agir comme un « lubrifiant » social facilitant les conversations, les sourires, ou les gestes tout en stimulant les fonctions cognitives et sensorielles. De tous les animaux de compagnie accueillis dans les Ehpad, le chat est le plus présent soit en « résident » permanent dans les unités de vie, soit en « visiteur » ponctuel avec un intervenant en médiation animale. Comparé à l’interaction avec un chien, le chat réduirait davantage l’expression des symptômes dépressifs des personnes âgées. Cette pluralité des pratiques rend la médiation animale difficile à quantifier à l’échelle nationale et reste une démarche propre à chaque établissement.
Afin d’étudier l’impact de la présence permanente d’un chat dans des unités de vie, notre étude s’appuie sur l’analyse des réseaux sociaux résidents-soignants-animaux encore trop peu investiguée en gérontologie. Celle-ci consiste à relever les différentes interactions entre les individus (contacts physiques, échanges verbaux, regards ou autres) qu’il s’agisse des résidents, des soignants et des chats.
Des expériences dans les Ehpad
Une telle méthodologie permet de refléter les relations sociales entre résidents et soignants mais aussi les relations sociales entre humains et animaux sans modification de leur quotidien. Ainsi, nous avons comparé des unités de vie de personnes âgées avec chat et sans chat. Quatre unités de vie ont ainsi été observées pendant 30 jours : trois unités de vie accueillant des personnes âgées avec Alzheimer, dont deux possèdent un chat en résidence et une unité de vie accueillant des personnes âgées avec handicap et possédant deux chats en résidence. Chaque unité a été observée 45 heures (soit 1h30/jour) pour un total d’observation de 180 heures.
Les résultats obtenus lors de cette étude mettent en avant que les chats semblent s’adapter au contexte des pathologies des unités en occupant différemment les zones de l’espace de vie entre les unités accueillant des personnes âgées avec Alzheimer et des personnes âgées avec handicap. Ce résultat peut s’expliquer par la déambulation et l’agitation fréquente des résidents avec Alzheimer en salle de vie. Cette agitation a pu amener les chats à occuper les zones moins fréquentées de l’unité, à savoir les chambres des résidents. Au contraire, les chats de l’unité accueillant les personnes âgées avec handicap occupent préférentiellement la salle de vie et la terrasse extérieure où les résidents déambulent peu, la plupart étant en fauteuil roulant.
Des interactions privilégiées avec certains résidents
Contrairement à nos attentes, la visualisation d’aucun des réseaux sociaux étudiés n’a permis de mettre en évidence des différences entre les quatre unités ; suggérant que ces unités se comportent de manière similaire qu’elles aient un chat ou non et quel que soit son contexte pathologique (Alzheimer ou handicap). Toutefois, nous constatons que le chat occupe une position périphérique au sein du réseau social, avec des interactions privilégiées auprès de certains résidents.
Nos résultats laissent supposer que pour le chat, les interactions sociales sont dépendantes d’une réciprocité d’interaction qu’elle soit physique ou verbale avec le résident. Ils illustrent également que plus un résident témoigne un vif intérêt et de l’attachement pour le chat, plus le chat va interagir et être à proximité de ce dernier. Nos résultats ont également démontré un lien entre la proximité physique avec le chat et la socialité des soignants. En effet, plus les soignants sont en contact physique avec l’animal et plus ils interagissent avec les différents membres de l’unité.
Le chat, véritable lubrifiant social
Cela confirme bien que le chat joue le rôle de lubrifiant social auprès des soignants en favorisant la communication, voire en réduisant leur anxiété au travail. Enfin, il est important de se rendre compte que les résidents comme les soignants réalisent deux fois plus d’interactions indirectes envers l’animal : lui parler, le solliciter que d’interactions directes comme le porter, le caresser ou encore le récompenser d’une friandise. Ce résultat est important pour illustrer qu’interagir socialement avec l’animal ne sous-entend pas nécessairement un contact physique avec ce dernier. La seule présence de l’animal devient un intérêt commun entre les résidents et les soignants améliorant la qualité de vie au sein des unités de vie de l’Ehpad.
L’ensemble des avancées scientifiques dans le domaine de la médiation animale et la nouvelle mesure législative relative à l’accueil des animaux de compagnie dans les Ehpad sont prometteurs mais amènent de nouveaux questionnements.
En effet, la bonne intégration des animaux dans les établissements est dépendante de multiples facteurs liés à la responsabilité de la gestion d’un ou plusieurs animaux dans les unités mais aussi à l’acceptabilité du personnel soignant et des proches. L’analyse des réseaux sociaux résidents-soignants-animaux est une piste méthodologique encourageante pour évaluer ces aspects et proposer des stratégies d’accueil des animaux pérennes au sein des établissements.
Comme chaque année, les grands magasins parisiens ont dévoilé leurs vitrines de Noël. Le Bon marché rive Gauche, La Samaritaine, le BHV Marais ou les Galeries Lafayette et le Printemps Haussmann rivalisent d’inventivité pour attirer le regard des chalands. Entre spectacle populaire et spectacularisation de la marchandise, retour sur les origines et les enjeux d’une pratique enracinée dans la culture commerciale parisienne du XIXe siècle.
Les somptueuses vitrines de Noël des grands magasins parisiens sont l’un des héritages les plus spectaculaires de la culture marchande qui prend son essor au XIXe siècle. Le dispositif même de la vitrine est une innovation du temps : à la fin du XVIIIe siècle, le développement de la technique du verre plat autorise la réalisation de grandes surfaces vitrées, caractéristiques de l’architecture de l’ère industrielle. Avant les grands magasins – qui n’apparaissent que dans la seconde partie du XIXe siècle –, les passages et les « magasins de nouveautés » en font un usage commercial. Dès les années 1830, Balzac insiste sur la séduction visuelle exercée par les « poèmes commerciaux » que constituent les devantures de magasins, fenêtres ouvertes sur une profusion savamment orchestrée de belles marchandises. Sous la monarchie de Juillet, l’écrivain décrit dans plusieurs de ses œuvres les débuts de l’essor d’une société capitaliste et marchande dont nous sommes aujourd’hui très familiers.
Un spectacle familial
Les dispositifs de la vitrine et de l’étalage déployés dans le Paris du XIXe siècle signalent un nouveau rapport non seulement à la clientèle, mais aussi à l’espace de la rue. Auparavant, comptoirs et étals ne permettaient pas au regard du chaland d’embrasser si directement les produits de la boutique. Cette spécificité explique l’attrait que les vitrines exercent en particulier sur les enfants, dont la petite taille n’est plus un frein à la contemplation des objets. Les vitrines de Noël actuellement présentées au Bon marché et au Printemps Haussmann, par exemple, n’oublient pas leurs petits clients : d’étroites estrades leur sont réservées afin qu’ils puissent se repaître du spectacle sans être gênés par les adultes. Cette attention n’est pas un détail ; elle s’inscrit dans une politique de longue date des grands magasins en direction d’une cible commerciale privilégiée. Dans Au Bonheur des dames, son célèbre roman sur le grand commerce inspiré par le Bon marché, Émile Zola insiste longuement sur les ballons de caoutchouc rouge siglés du nom du grand magasin emmenés par de petites mains dans tout Paris. Les nombreuses cartes chromolithographiées et jouets conservés dans les collections du Musée des arts décoratifs de Paris témoignent de ces cadeaux commerciaux, qui visent à fidéliser la clientèle.
Les vitrines de Noël sont encore aujourd’hui un spectacle familial : peluches et automates au Bon marché, poupées au Printemps Haussmann, lutins au BHV Marais… le tout dans une ambiance lumineuse et sonore empruntant souvent ses codes au monde du cirque. S’y ajoute, et ce n’est là non plus pas un détail, le mouvement hypnotisant des marionnettes et des automates. Si l’utilisation d’automates comme enseignes remonte au XIXe siècle, le mouvement et la lumière sont plus spécifiquement des apports du XX? siècle : la mode des vitrines de Noël en tant que telles est une initiative du Bon marché, bientôt imité par ses concurrents, à partir de 1909. Associées aux vitrines, ces animations créent un « effet d’écran » auquel notre attention contemporaine, familières des dispositifs audiovisuels produits massivement à partir de la seconde moitié du XXe siècle, est particulièrement sensible. Ces vitrines sont plus que de simples vitrines : elles sont de petits théâtres enchâssés dans de vastes caissons aménagés dans la façade du magasin, dont elles sont indissociables.
Un symbole du capitalisme
Un autre aspect marquant des vitrines de Noël actuelles sont leurs constantes références, dans leurs décors, à l’architecture de leur bâtiment hôte. Dès leur création dans les années 1850, les grands magasins font de leurs vastes structures de verre et de métal, inspirées des halles et des Expositions universelles, un signe identitaire fort. Affiches et imprimés commerciaux répètent l’architecture monumentale – d’ailleurs souvent exagérée – de ces palais commerciaux, conçus pour impressionner la clientèle. Les grands magasins contribuent ainsi à la physionomie du « Paris extraverti » né de la révolution urbaine conduite par le baron Haussmann sous le Second Empire.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris est remodelé autour de grandes voies destinées à assainir la ville et à faciliter la circulation. Les historiens soulignent aujourd’hui les conséquences sociales de ce réaménagement, qui déloge les classes les plus populaires du centre de Paris. Tout comme le Paris haussmannien, les grands magasins s’adressent avant tout aux classes les plus aisées. La vitrine dévoile alors une symbolique ambiguë. Si sa transparence offre un spectacle gratuit aux chalands, sa matérialité les sépare physiquement des produits, protégés par leur écran de verre. Comme le remarque la philosophe Jeanne Guien :
« Malgré l’entrée libre, la possibilité de se faire présenter les articles, de pouvoir tout sortir sans avoir à s’engager ni à marchander, faire travailler autrui et se donner le choix restaient des promesses adressées aux classes dominantes. »
Difficile de ne pas songer aux vers de Baudelaire qui fait dire à un petit garçon contemplant les ors d’un café à la mode dans « Les yeux des pauvres » (Le Spleen de Paris, 1869) :
« Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. »
Les vitrines actuelles des Galeries Lafayette Haussmann offrent un exemple frappant de ce contraste. Lorsque l’on parvient à se frayer un passage au plus près de la spectaculaire vitrine Baccarat, devant laquelle se massent familles, touristes et badauds éblouis par les lustres de la célèbre cristallerie, on peut remarquer, en bas à droite, un panonceau détaillant les prix des étincelants objets exposés : 59 500 euros le lustre « Solstice », 950 euros la gamelle pour chien « Louxor ». Sur la vitrine ou sur ses abords sont également précisés les étages du magasin où trouver ces produits : invitation à entrer, la vitrine joue pleinement son rôle d’interface entre extérieur et intérieur.
Ces indications viennent rappeler l’ambition commerciale de ces opérations, dans un système qui porte à son paroxysme le fétichisme de la marchandise tel que théorisé par le marxisme : derrière un visage riant convoquant un imaginaire traditionnel rassurant (guirlandes, lutins, décors verts et rouges, univers enfantin, etc.), la « féérie » commerciale de Noël occulte les conditions de production des objets et attise le désir de consommation. La vitrine est d’emblée un dispositif éthiquement et politiquement problématique. Jeanne Guien rapporte d’ailleurs qu’à la fin du XIXe siècle, les coopératives ouvrières privilégiaient les « carreaux brouillés », opacifiant leurs fenêtres à l’aide d’une couche de peinture blanche. Elles manifestaient ainsi leur résistance symbolique aux dispositifs capitalistes misant sur la transparence de la vitrine et la valorisation du produit.
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Le dispositif apparemment anodin et inoffensif de la vitrine de Noël est donc riche d’ambiguïtés. Cette tradition tient finalement autant à la saisonnalité commerciale qu’à la volonté des grands magasins d’entretenir leur patrimoine historique et symbolique : leur rapport à la clientèle, à la rue parisienne, à leur architecture, à leur image de marque. Ce mélange entre tradition et modernité, entre spectacle et art populaire – certains convoquent des artistes pour leurs vitrines – participent sans doute à la fascination durable qu’elles exercent sur le passant.
Certains y verront l’étalage vulgaire d’une société de consommation décomplexée ; d’autres apprécieront les efforts des artistes, graphistes, décorateurs et artisans convoqués. À chacun de décider s’il souhaite voir dans ces dispositifs un « poème commercial » à la Balzac ou une « plaie de la civilisation moderne », selon l’expression de l’historien de l’art Louis Réau à propos du « vandalisme publicitaire ».
Sans aller jusque-là, peut-être peut-on prendre ces vitrines pour ce qu’elles sont : des objets culturels à apprécier au cas par cas, en connaissance de cause, au gré de ses déambulations urbaines. L’autrice de cet article a par exemple particulièrement apprécié les vitrines de Noël du Bon marché : dans les quatre principales saynètes, pas de produits ni de prix affichés, mais d’amusantes peluches animant un efficace décor graphique conçu comme un hommage à Paris. Le grand magasin historique de la rive gauche – fondé en 1838 – reste fidèle à l’un des éléments qui a fait son succès à travers ce « cadeau » offert aux petits et grands passants de la rue de Sèvres, égayant momentanément la monotonie du paysage urbain.
Des systèmes d’intelligence artificielle sont capables d’écrire des lignes de code et de contrôler un ordinateur. Qu’est-ce qui les empêche de créer d’autres IA ? Leur absence de volonté propre et leur incapacité à s’adapter dynamiquement. Explications.
Fin octobre 2024, Anthropic a dévoilé Computer-Use, un programme permettant à leur modèle d’intelligence artificielle Claude de contrôler un ordinateur comme un humain. Que se passerait-il si une IA pouvait également accéder à des ressources financières pour acquérir des machines supplémentaires et des services ? Cette hypothèse, bien qu’exagérée, soulève une question fascinante. Une IA pourrait-elle réellement devenir autonome et créer d’autres IA sans intervention humaine ?
Comme nous allons le voir, les grandes entreprises comme OpenAI, Facebook ou Google utilisent déjà des IA pour entraîner des IA de plus en plus complexes, et ce n’est un secret pour personne, pas même pour les IA.
Des IA entraînent des IA
Pour comprendre comment cela est possible, il nous faut revenir en arrière et expliquer ce qui a permis les récents progrès. Tout commence en 2017 quand une équipe de chercheurs chez Google publie un article scientifique : « Attention is all you need » (L’attention est tout ce dont vous avez besoin). Dans cette publication, les chercheurs introduisaient une nouvelle architecture neuronale appelée « Transformers » qui apprend à quels mots faire « attention » pour pouvoir générer le mot suivant. Cette architecture Transformers structure désormais tous les réseaux de neurones des IA modernes générant du texte.
L’apparition des Transformers a conduit OpenAI à lancer en 2018 la première version de GPT pour générer du texte. Bien que les principes fondamentaux aient peu évolué depuis, l’échelle et l’ambition des « grands modèles de langage » (ou large langage models, LLM en anglais) ont explosé.
Ainsi, en mai 2020, l’arrivée de GPT-3 marque le début d’une catégorie d’IA capable de modéliser à l’aide de gigantesques réseaux de neurones les langages humains, qu’ils soient naturels comme le français ou formels comme le C++ en informatique. Notons que modéliser avec des statistiques ne signifie pas comprendre avec des processus cognitifs, et ces IA produisent encore des réponses absurdes à des questions triviales.
Les modèles sont alors passés de 1,5 milliard de connexions pour GPT-2 à quelques centaines de milliards pour GPT-3 et ses successeurs, ce qui correspond à passer du cerveau d’une abeille à celui d’un hamster en termes de nombre de synapses. Toutefois, l’augmentation de leur taille a ralenti ces dernières années, et ce n’est plus aujourd’hui le principal moteur des progrès.
Il nous faut plutôt regarder les changements de méthodologies prenant place avant et après l’entraînement du modèle.
Des données plus nombreuses et de meilleure qualité
L’entraînement des LLM repose sur des textes servant de référence pour leur apprendre à prédire le mot suivant dans une phrase. Pour améliorer cet apprentissage, on utilise de plus en plus de données : GPT-2 a été entraîné sur 30 milliards de mots (organisés en phrases, paragraphes et textes), contre onze mille milliards pour LLaMa-3.
Toutefois, tous les textes, venant principalement du web, n’ont pas la même qualité. Les ingénieurs utilisent donc des algorithmes de nettoyage et, plus récemment, des LLM eux-mêmes pour améliorer, reformuler ou générer ces données (par exemple pour LLaMa-3 ou Qwen 2.5).
Ainsi, si les IA participent déjà à l’entraînement d’autres IA, cette pratique reste limitée par la lenteur des LLM. GPT-4 prendrait environ 17 000 ans pour générer seul onze mille milliards de mots (soit environ 500 terabytes de données).
Une fois les données rassemblées, nettoyées et générées, vient la phase d’apprentissage à proprement parler. Cette phase reste difficile à mettre en place et demande un nombre colossal de ressources de calculs, mais peu de choses ont changé depuis la première version de GPT en 2018.
Encadrer l’apprentissage d’une IA en lui fournissant des retours constructifs
L’idée est donc venue de calibrer les LLM pour qu’ils se conforment mieux aux préférences de ses utilisateurs. Pour cela, la technique de l’apprentissage par renforcement à partir de rétroactions humaines demande à des humains leur avis sur des textes générés et entraîne les LLM à plaire aux humains.
Ce processus a permis un grand bond en avant en 2022 avec InstructGPT, un précurseur de ChatGPT. Cependant, il est extrêmement coûteux car il demande beaucoup de travail manuel. LLaMa-3 a nécessité l’annotation de dix millions de préférences par des humains. Ces travailleurs sont souvent sous-payés et dans des situations précaires.
C’est pourquoi des chercheurs cherchent à se passer au maximum de l’aide des humains.
Quand les IA forment les IA
En juillet 2024, une équipe de scientifiques de Microsoft publie AgentInstruct, une nouvelle méthode permettant d’enseigner de nouvelles compétences et comportements à des LLM.
Cette méthode est centrée sur la création d’« agents » spécialistes de nombreux domaines (mathématiques, code, médecine) servant de professeurs au système en cours d’apprentissage. Dans ce cas, un agent est lui-même un LLM, mais augmenté de données et d’outils externes supplémentaires, comme une calculatrice, Internet ou un compilateur de code informatique. Mieux armé et spécialisé qu’un LLM seul, il excelle dans son domaine de prédilection. AgentInstruct utilise un bataillon d’agents qui vont enseigner leur savoir à un LLM.
Le résultat : le LLM progresse sans accès à aucune autre ressource, contrairement aux agents. Par exemple, un agent muni d’une calculatrice peut améliorer le calcul mental d’un LLM.
De la même façon, grâce au programme Computer-Use, Claude pourrait exploiter de nombreux outils informatiques pour collecter, nettoyer et organiser ses propres données, voire entraîner des modèles d’IA de manière plus autonome en mobilisant des agents spécialisés. Posez-lui d’ailleurs la question sur comment il pourrait s’améliorer lui-même et c’est à peu près ce qu’il vous répondra (ça, ou recruter une armée d’humains pour annoter des données).
Mais alors, comment expliquer qu’il ne soit pas encore capable de se reproduire et de s’améliorer ?
Avant une IA sachant se reproduire, un long chemin technique et des questions éthiques
Cette capacité à créer des agents spécialisés soulève des questions cruciales. Qui contrôle les agents ? Si des IA participent à leur propre amélioration, comment garantir que leur évolution reste éthique et alignée avec les intérêts humains ? Le rôle des développeurs et des régulateurs sera central pour éviter des dérives potentielles.
Nous n’en sommes pas encore là pour plusieurs raisons. Les LLM actuels, bien que performants, sont limités : ils peinent à planifier des projets complexes, nécessitent des ajustements constants lors de leur entraînement et dépendent encore largement de l’intervention humaine, notamment dans les data centers, pour gérer et maintenir les machines physiques.
De plus, sans volonté propre, ils ne peuvent se fixer d’objectifs autonomes, indépendants des préférences humaines apprises. Sam Altman, PDG d’OpenAI,
, mais cette prédiction reste controversée, car elle supposerait des percées techniques et une meilleure compréhension des mécanismes cognitifs humains.
En effet, une révolution de cette ampleur nécessiterait un bouleversement des paradigmes actuels, avec des architectures neuronales capables d’intelligence véritablement adaptative et généralisée. Actuellement, une fois la phase d’apprentissage terminée, les réseaux de neurones des LLM deviennent figés : ils ne peuvent plus évoluer ou acquérir de nouvelles compétences de manière autonome, même après des millions d’interactions avec des utilisateurs humains. Contrairement aux humains, qui apprennent au contact des autres ou via une réflexion interne, les LLM ne disposent pas de mécanismes permettant d’adapter dynamiquement leur structure interne ou de construire des représentations profondes et révisables du monde extérieur. Yann LeCun, prix Turing français de 2019, imagine une nouvelle génération d’IA dotées de modèles internes, capables de simuler des hypothèses et de planifier comme le ferait un être humain, en intégrant des observations pour les comparer à des attentes préexistantes. Cependant, l’implémentation pratique de cette vision reste un défi scientifique.
Peut-être qu’une percée aussi déterminante que celle des Transformers en 2017 surviendra-t-elle dans les années à venir. Mais pour l’heure, la vision d’intelligences artificielles entièrement autonomes, à l’image des sondes de Von Neumann colonisant l’univers, reste hypothétique.
Ce scénario nous invite cependant à réfléchir dès aujourd’hui aux enjeux éthiques et aux garde-fous législatifs et techniques nécessaires pour encadrer l’évolution de ces technologies.
La série Culte (Amazon Prime, 2024) revient sur le bouleversement télévisuel et culturel qu’a constitué l’arrivée en France de Loft Story au tournant des années 2000. Épousant le point de vue des équipes de production, la série prétend plonger dans les coulisses de fabrication de l’émission, mais laisse paradoxalement hors champ l’intérieur du loft, et tout ce qui a pu s’y dérouler. Une stratégie dommageable, qui échoue à faire de la téléréalité le vrai sujet du récit.
Dans une scène de l’épisode 2 de Culte, Isabelle de Rochechouart (Anaïde Rozam), jeune productrice aux dents longues, regarde les images du programme néerlandais Big Brother dans les bureaux parisiens de PPP, la société pour laquelle elle travaille. Comme ses collègues, elle s’interroge sur le nom à donner à cette émission qu’elle va adapter en France, et dont la matière première est la captation, en direct et en continu, du quotidien d’une dizaine de jeunes gens enfermés dans un studio de tournage aux faux airs de villa. Est-ce que c’est de la télé, est-ce que c’est la réalité ? Le visage d’Isabelle s’éclaire et un mot nait : « C’est de la téléréalité. »
Bande-annonce de la série « Culte ».
Si elle est peu vraisemblable dans son déroulé, la scène s’appuie toutefois sur la rhétorique d’innovation qui a accompagné l’arrivée sur nos écrans de la téléréalité, envisagée dès ses débuts comme une étiquette forgée pour désigner un phénomène télévisuel a priori radicalement nouveau. Ce récit est cependant largement à relativiser. En effet, d’un point de vue historique, la programmation de Loft Story sur les antennes françaises vient plutôt parachever une mutation du PAF entamée depuis au moins les années 1980.
Comme l’explique la sociologue des médias Dominique Mehl, la télévision post-ORTF s’intéresse moins aux figures d’autorité que représentent les experts et les journalistes qu’au « vécu personnel de citoyens ordinaires. » Faisant de la mise en scène de l’intimité sa matière première, elle importe dans les années 1990 des formats venus de la télévision anglophone, comme les docusoaps, qui suivaient le quotidien d’anonymes dans des documentaires écrits comme des feuilletons, ou encore des reality shows tels que celui de Jerry Springer, une émission de plateau dans laquelle des civils venaient témoigner de choix de vie controversés. En 2000, la programmation sur France 3 de C’est mon choixcristallise ainsi un ensemble de polémiques dont la couleur annonce les débats qui seront tenus sur la téléréalité quelques années plus tard. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’on voit apparaître le vocable « Réal TV » dans la presse hexagonale, déclinaison de la formule « reality television », dont la traduction deviendra « téléréalité. »
Du neuf avec du vieux
Loin de mettre en question la présomption de commencement absolu que constitue Loft Story, Culte semble au contraire la naturaliser. La série repose sur une vision anhistorique de la télévision française, qui oppose deux camps assez grossiers : d’un côté, un ensemble de personnages vieillissants qui défendent une télévision élitiste (les parents d’Isabelle, notamment) ou nostalgique (le patron de PPP) ; de l’autre, un camp plus jeune et progressiste, emmené par Isabelle, et qui veut faire basculer le PAF dans la modernité. Les enjeux de ce basculement peinent cependant à s’incarner tant Le Loft semble n’être ici le contemporain d’aucun programme, à part Hélène et les garçons.
Rien n’est dit de la force de condensation et de centralisation de l’émission, dont le caractère innovant tient rétrospectivement moins à sa capacité à inventer des choses nouvelles qu’à composer de façon inédite avec ce qui était déjà là : oui, le dispositif technique était novateur, et jamais une émission n’avait bénéficié d’une chaîne dédiée en continu auparavant ; pour le reste cependant, le programme a capitalisé sur des formats – le plateau hebdomadaire, le feuilleton quotidien –, des thématiques – l’intimité, le quotidien ordinaire – et même des polémiques auxquels le public a eu le temps de s’habituer depuis vingt ans.
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Cette impasse sur le contexte est d’autant plus saisissante que Culte se veut une série de profession. À la manière de Succession (HBO, 2018-2023), les six épisodes entendent immerger les spectateurs dans l’histoire des tractations économiques et industrielles qui ont permis au Loft de voir le jour (les négociations entre TF1 et M6) et revenir sur la façon dont les polémiques – notamment autour de Loana Petrucciani – ont été gérées par la production pendant la diffusion. Hors-sol, car peu connecté à la réalité concrète de la télévision française du début des années 2000, ce focus quasi exclusif sur l’envers du décor laisse hors-champ ce qui constituait l’intérêt principal du Loft : les candidats et le quotidien du tournage. Une question s’impose donc : pourquoi ?
Cachez cette téléréalité que je ne saurais voir
Une telle stratégie aurait pu avoir du sens. Dans Diamant Brut, par exemple, Agathe Riedinger met en scène l’attente interminable de Léane, 19 ans, après qu’elle ait passé le casting d’un bikini show imaginaire, Miracle Island, dont aucune image ne sera montrée. Pour cause : c’est moins le fonctionnement de la téléréalité qui intéresse la réalisatrice que la performance de féminité à laquelle le personnage principal doit se cantonner pour y accéder. Tenir Miracle Island hors champ est donc une façon pour Riedinger d’expliciter ce que la téléréalité constitue pour Liane : un horizon à atteindre.
Bande-annonce de Diamant brut.
Dans Culte, Loft Story n’a toutefois rien d’un horizon, bien au contraire : l’émission arrive, et devrait, logiquement, prendre l’assaut du cadre. Pourtant, il est frappant de constater à quel point la série repousse le loft à la marge, ce qu’exemplifient notamment la place accordée aux images du programme – qui n’apparaissent qu’à la dérobée, sur un écran ou un moniteur en fond de champ – ou encore la gestion des décors : la mise en scène s’en tient aux espaces liminaires du confessionnal ou du garde-manger, et donne ainsi aux spectateurs l’impression trompeuse de plonger à l’intérieur du loft quand, en réalité, la porte du studio ne s’ouvre jamais vraiment.
En se détournant à ce point de ce dont il raconte la fabrication, Culte rejoue des logiques d’appréhension de la téléréalité installées de longue date. Parce qu’elles ont été amplement critiquées et fustigées depuis vingt-cinq ans – pour des raisons souvent absolument légitimes –, on a en effet l’impression que les émissions constituent un corpus homogène, facile à penser, qu’on pourrait comprendre sans les regarder dans le détail. À vrai dire, il n’est pas abusif d’affirmer que, 25 ans après son apparition sur les écrans français, la téléréalité reste une forme télévisuelle extrêmement mal connue, sur laquelle l’état de la recherche est on ne peut plus lacunaire. À part des études de cas ponctuelles (et pour la plupart récentes), l’essentiel des quotidiennes de vie collective qui ont essaimé sur les écrans français depuis l’émergence de la TNT sont ainsi passés sous les radars des journalistes et de la recherche académique, de manière d’autant plus radicale qu’elles cristallisent par principe un discours de défiance.
Les conséquences à ces manquements sont multiples. D’un point de vue socio-industriel d’abord, les logiques de production du secteur sont mal documentées et les conditions de travail des candidats sont largement opaques. Surtout, il circule davantage d’idées reçues sur les émissions que d’analyses de fond, malgré le fait que les logiques d’éditorialisation de la téléréalité aient profondément transformé l’ensemble des contenus télévisuels.
À la manière de UnREAL (Lifetime, 2015-2018), qui offrait à ses spectateurs une plongée vertigineuse dans les coulisses de fabrication du Bachelor, Culte avait l’opportunité de lever un coin du voile. En y renonçant, les six épisodes insinuent en fait qu’il n’y a rien à voir dans le tournage du Loft, rien qui vaille la peine d’être montré ou raconté, rien, finalement, qui ne fasse de la téléréalité un sujet. La série s’impose donc comme un contresens.
Sélectionné à Cannes et sorti en salle le 20 novembre 2024, le film Diamant brut dresse le portrait de Liane qui, vivant à Fréjus, souhaite intégrer le casting d’une émission de téléréalité pour s’extraire de sa condition sociale. Un film féministe qui donne à voir un autre regard (« gaze ») sur les femmes qui rêvent d’amour, d’argent et de gloire. La réalisatrice Agathe Riedinger filme, sans mépris de classe ni sexisme, sa protagoniste. Elle tourne une caméra critique vers une industrie qui s’appuie sur l’hypersexualisation du corps féminin.
Avant Diamant brut, le cinéma français ne s’est que très peu intéressé à la téléréalité, et encore moins aux candidates qui y participent. Depuis son apparition dans les années 2000, ce genre qualifié de « télé-poubelle » (trash TV en anglais) n’a eu de cesse d’être placé au plus bas de la hiérarchie des objets culturels. Les participants à ces émissions, et particulièrement les femmes, ont ainsi généré un nombre important de critiques voire une forme de mépris ou de détestation, provoquée par une célébrité soudainement acquise et considérée par beaucoup comme imméritée, à l’image de Loana Petrucciani ou de Nabilla Vergara.
Avant la téléréalité, les feuilletons et soap operas comme Hélène et les garçons, Dallas ou les Feux de l’amour ont fait eux aussi l’objet d’une forme de dépréciation sociale. Rappelons que le soap opera et la téléréalité sont des contenus d’abord destinés à un public de femmes (ou à une catégorie construite comme telle) : « la femme responsable des achats de moins de 50 ans », qui constitue la cible privilégiée des publicités lardant ces émissions. La chercheuse Delphine Chedaleux, spécialiste des cultures féminines, explique que le me?pris dont souffrent ces objets culturels participe en réalité d’une plus vaste entreprise de dévaluation de « la culture féminine », c’est-à-dire des genres et des formats culturels populaires associés au féminin.
Si le catalogue des émissions de téléréalité s’est bien épaissi depuis vingt ans, on constate que le public qui consomme ces objets est très varié et qu’il dépasse les milieux populaires auxquels le genre est associé. Liane, la protagoniste de Diamant brut, est issue d’un milieu modeste et, depuis son smartphone, porte une attention fascinée aux candidates de téléréalité (dont certaines deviennent influenceuses sur les réseaux) et à leurs milliers de followers – rappelant par exemple à ses amies le profit que peut générer un placement produit sur Instagram. Dès les premières scènes du film, on apprend que Liane souhaite rejoindre le casting de la prochaine saison de Miracle Island.
Si de cette émission on ne découvrira pas l’envers du décor dans le film, notons que son titre évoque les émissions de téléréalité que les producteurs appellent les « bikinis shows » parce qu’elles ont lieu dans des cadres idylliques et reposent sur des castings de jeunes adultes aux plastiques standardisées.
Ces émissions placent au cœur de leurs dispositifs la sexualité et instillent par leurs décors et la narration un climat se voulant propice aux rapprochements. En France, on peut citer par exemple l’Île de la tentation (2002), les Marseillais (2012) ou encore la Villa des cœurs brisés (2015), des émissions qui s’appuient sur la mise en scène de clashs, de mélodrames intimes et sur l’hypersexualisation du corps féminin.
Capitaliser sur la beauté : le travail du corps
De Loana Petrucciani à Nabilla Vergara, les femmes sont au cœur des dispositifs de téléréalité et sont contraintes d’effectuer un travail important sur elles-mêmes pour être visibilisées. Il s’agit à la fois d’un travail émotionnel (comme exprimer ses émotions devant la caméra) et d’un travail du corps pour se conformer à des codes esthétiques standardisés. En effet, dans les bikinis shows, les femmes sont particulièrement encouragées à performer une féminité outrancière, hypersexualisée, qui de prime abord se réduit à leur capacité de séduction.
Chirurgie esthétique, contouring, extensions capillaires, capsules ongulaires et nail art, dans Diamant brut, Liana soumet ainsi son corps à un travail d’optimisation esthétique qui n’est pas sans souffrance. Comme l’affirme la réalisatrice du film, Agathe Riedinger, sa protagoniste obéit à ce refrain qui martèle sans cesse qu’il faut souffrir pour être belle, et belle pour valoir quelque chose.
Toutefois, le traitement du personnage révèle que l’enjeu pour Liane n’est pas tant « d’être la plus belle » ou de se conformer aux canons esthétiques du male gaze (le regard masculin) pour seulement plaire ou séduire, mais aussi, et surtout pour capitaliser – malgré des moyens financiers limités – sur un corps féminin qu’elle souhaite rendre conforme aux attentes de la téléréalité. Comme l’explique la réalisatrice :
« C’est un film qui questionne la notion de beauté en passant par l’artificiel, le superficiel et ce que certains jugent comme du mauvais goût. »
L’ambiguïté du rapport que Liana entretient avec son corps contrevient alors aux liens communément établis entre hypersexualisation du corps féminin et respectabilité sociale (l’archétype de la « fille facile » qui serait « facile » parce que d’apparence hypersexualisée, à l’inverse par exemple des « mères respectables » dont elle représente l’envers). Son personnage pose la question des liens entre normes de féminité et émancipation.
La question de l’hyperféminité
Pour la philosophe Simone de Beauvoir, le souci de l’apparence constitue d’abord l’une des manifestations de la subordination féminine, et la préoccupation esthétique relève de la soumission aux injonctions patriarcales. Cette critique est encore aujourd’hui abondamment formulée par de nombreuses féministes, dans une société contemporaine marquée par une saturation d’images archétypales et hypersexualisées du corps féminin.
Dans son livre Beauté fatale, la journaliste Mona Chollet met par exemple en évidence la manière dont la culture de masse pousse les femmes à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, les enfermant dans un état de subordination permanente.
À l’inverse, dans Diamant brut l’hyperféminité du corps de Liane pourrait être considérée comme un travail incarné pour s’affranchir de sa condition sociale, l’artificialité revendiquée de cette performance devenant, dans ces conditions, synonyme de choix et d’empowerment. À quel regard se soumet finalement ce personnage féminin ? L’obsession de Liane pour la beauté peut être interprétée au prisme de l’aliénation, comme elle peut nous permettre de réfléchir à la manière dont s’incarne l’expérience subjective de certaines femmes, qui ne peuvent être seulement réduites à des corps hypersexualisés, objectif, même si elles s’exposent dans la téléréalité.
Dans le film Diamant brut, la téléréalité devient pour Agathe Riedinger un motif pour réinvestir le corps féminin. Plus largement, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie constate « le retour du corps féminin » dans les luttes féministes, c’est-à-dire un retour des considérations liées au corps, qui soulève notamment la question de la réappropriation du corps des femmes par les femmes.
Portées par le même vent qu’Agathe Riedinger, des autrices, artistes, journalistes se réapproprient la téléréalité et proposent aussi d’aborder cet objet du point de vue des candidates. En 2024, la journaliste Constance Vilanova publie par exemple le livre Vivre pour les caméras consacré aux candidates de téléréalité, l’autrice et chercheuse Maureen Desmailles signe un roman intitulé la Candidate, tandis que Stéphanie Vovor consacre en 2023 dans son recueil Frénésies un poème à Jessica Thivenin (émission les Marseillais).
S’il ne s’empare pas seulement de la téléréalité, on peut citer aussi le livre Bimbo dans lequel l’artiste Edie Blanchard propose de repenser l’hyperféminité. Dans une société contemporaine où la visibilité constitue désormais un capital et où les moyens de production des imaginaires restent surtout détenus par des hommes, le sujet n’est pas près d’être clos.