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Pourquoi la nouvelle année ne commence pas le 1er janvier partout dans le monde ?

Nathalie Louisgrand, Grenoble École de Management (GEM)

Chaque semaine, nos scientifiques répondent à vos questions dans un format court et accessible, l’occasion de poser les vôtres ici !


En Chine, mais aussi dans d’autres pays d’Asie, par exemple, Singapour, la Corée du Sud, le Vietnam, l’Indonésie ou la Malaisie, la nouvelle année ne commence pas le 1er janvier. En effet, leur calendrier est différent de celui que nous utilisons. Notre calendrier grégorien, suit le cycle de la terre autour du soleil, en 365 jours. C’est pour cela que notre Nouvel An commence toujours à une date fixe.

Le calendrier chinois est luni-solaire. C’est-à-dire qu’il se base à la fois sur les mouvements de la Terre autour du soleil et sur les cycles de la lune pour compter les mois et pour fixer les dates des fêtes et des évènements importants. Il suit donc les phases de la lune et les mois sont basés sur les cycles lunaires. Ensuite, des jours sont ajoutés au calcul final pour que les mois solaires et les mois lunaires coïncident.

Pour connaître sa date de Nouvel An, la Chine se sert du calendrier lunaire qui suit les phases de la lune. Ainsi, le premier jour de chaque mois lunaire débute à la nouvelle lune et dure environ 29,5 jours. Le premier jour du premier mois du calendrier lunaire est donc le Nouvel An chinois, aussi appelé fête du Printemps ou Nouvel An lunaire. La date est différente chaque année mais se trouve toujours entre le 21 janvier et le 19 février. Cette année, le Nouvel An se fête le 10 février 2024 et ce sera l’année du dragon.

En effet, dans ce calendrier, un

. Et il y en a 12. Ces animaux sont le rat, le bœuf, le tigre, le lapin, le dragon, le serpent, le cheval, la chèvre, le singe, le coq, le chien et le cochon. Ces mêmes animaux reviennent tous les douze ans, la prochaine année du dragon sera donc fêtée en 2036. D’ailleurs le dragon est considéré comme le plus puissant des douze signes du zodiaque.

Des repas de fête

Pour fêter le Nouvel An, comme en France, les Chinois aiment partager un bon repas en famille. Les plats sont nombreux et ils ont souvent une signification symbolique pour porter chance ou santé par exemple. Bien sûr les plats varient d’une région à une autre.

Parmi les plats traditionnels, il y a :

  • Des raviolis ou « jiaozi » qui sont souvent farcis de légumes, de viande ou de fruits de mer. Ils sont souvent préparés en famille. Leur forme en lune évoque des lingots chinois et ils symbolisent donc la richesse.

  • Des nouilles car elles sont un symbole de longévité. Plus elles sont longues et plus on dit que les personnes invitées vivront longtemps.

  • Un poisson servi entier qui représente l’abondance car il se prononce « yu » comme le mot qui signifie « surplus. » Cela veut donc dire que les gens ne manqueront de rien pendant l’année.

  • Du poulet, symbole de l’unité de la famille et du canard pour la santé.

  • Un gâteau de riz gluant, le Nian gao, signe de prospérité pour la nouvelle année.

  • Les fruits ronds et dorés comme les oranges ou les mandarines représentent la chance.

En Chine, le repas ne se déroule pas comme chez nous avec l’entrée, le plat principal et le dessert. On met tous les plats sur la table, souvent sur un plateau tournant, et chacun se sert et prend ce qu’il a envie de manger. Tout le monde a aussi un bol de riz.

Lors de la fête du printemps, qui dure une quinzaine de jours, les gens aiment faire exploser des pétards, aller voir des feux d’artifice ou des danses du dragon, se promener dans des parcs ou jouer en famille à des jeux comme le mah-jong. A cette période, on offre et on reçoit des enveloppes rouges appelées « Hongbao » et qui contiennent de l’argent.

La fête du Printemps est la plus importante de l’année. Elle se termine le quinzième jour du premier mois du calendrier lunaire par une dernière fête, la fête des Lanternes. Ce soir-là, on va admirer des lanternes de couleurs et de formes variées et l’on mange des boules de riz sucrées appelées « Tangyuan ».

Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Quand les plantes s’entraident pour lutter contre les maladies

Les terrasses rizicoles du Yuanyang, au Yunnan (Chine) dont la diversité cultivée a inspiré l'équipe de recherche pour lancer des recherches sur les effets bénéfiques de la diversité cultivée. Jean-Benoît Morel, Fourni par l'auteur
Jean-Benoît Morel, Inrae

Les maladies des plantes, et en particulier celles causées par les champignons pathogènes, provoquent des pertes considérables en agriculture et conduisent à une utilisation massive de pesticides. À titre d’exemple 20 % de la production de blé mondiale est perdue chaque année à cause des maladies.

Le mélange de variétés de plantes dans un même champ est une manière efficace pour réduire les épidémies. Cette pratique ancienne est documentée depuis le XVIII? siècle et connaît un renouveau extraordinaire en France, avec par exemple presque 20 % des surfaces de blé actuellement cultivées en mélange.

Cependant, les analyses globales sur les effets des mélanges montrent que tous les mélanges ne se valent pas et que comme pour tout, il y en a des bons et des mauvais. Concevoir de bons mélanges est un enjeu pour l’agriculture et de nombreux projets sont actuellement en cours pour y parvenir. En associant des généticiens, des écologues et des physio-pathologistes des plantes, nous avons découvert que des interactions directes entre plantes modulent l’immunité des plantes.

Ces interactions se déroulent dans le sol, via des échanges encore inconnus ; par exemple, la variété CULTUR et la variété ATOUDUR de blé dur ont une meilleure résistance à la maladie de la rouille brune quand elles poussent ensemble et cette résistance disparaît si l’on sépare leurs racines. Fait notable, il n’est pas nécessaire que les plantes soient malades pour échanger des informations, elles le font de manière permanente.

Cette découverte sur les mélanges apporte un éclairage tout à fait nouveau sur le fonctionnement des mélanges, avec notamment la mise en évidence qu’il existe chez les plantes une reconnaissance des autres à l’intérieur de l’espèce. Cette découverte laisse entrevoir des opportunités pour l’amélioration et l’adoption de cette pratique vertueuse pour la protection des cultures et de l’environnement.

Les plantes savent se défendre mais…

Il faut savoir que les plantes sont un peu comme les animaux : elles possèdent un système immunitaire. Cependant, le système immunitaire des plantes n’est pas adaptatif au sens où il n’y a pas de véritable mémoire des maladies déjà rencontrées. Les plantes se défendent de deux façons : d’abord grâce à des gènes de résistance qui reconnaissent certains agents pathogènes, conférant de très hauts niveaux de résistance mais qui sont malheureusement rapidement contournés par ces agents pathogènes. Lorsque plus aucun gène de résistance ne fonctionne, les plantes disposent alors d’une immunité dite basale qui leur permet de reconnaître des molécules assez communes à tous les agents pathogènes, par exemple la chitine des parois de champignons. Malheureusement, l’immunité basale ne confère que de faibles niveaux de résistance, sauf quand on la « booste », par exemple avec des stimulateurs de défense à base de molécules dérivées d’agents pathogènes que l’on pulvérise ou l’on met dans le sol.

Chez toutes les espèces de plantes, comme chez tous les organismes vivants, il existe une variabilité à l’intérieur de l’espèce. Chez les plantes cultivées, on parle de variétés, par exemple le blé pour la farine et celui pour la nutrition animale qui sont deux variétés de la même espèce.

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« Booster » l’immunité des plantes

Dans les expériences que nous avons menées, nous avons volontairement enlevé de l’équation les gènes de résistance pour ne s’intéresser qu’à l’immunité basale. Pourquoi ? Parce que les gènes de résistance ne sont généralement pas durables, au contraire de l’immunité basale et que notre objectif est de fournir des solutions durables aux agriculteurs qui permettent de « booster » l’immunité basale.

L’originalité de notre approche a été de réaliser plusieurs centaines de mélanges au laboratoire, en l’absence d’épidémie et en inoculant nous-mêmes les plantes avec des champignons pathogènes. Nous avons testé deux céréales cultivées pour lesquelles les mélanges sont connus pour réduire les maladies : le blé dur et le riz.

J.B. Morel en train de marquer des jeunes plantules de blé en vue de réaliser une inoculation manuelle de chaque plante. Fourni par l'auteur

Au champ, les hypothèses communément évoquées pour expliquer la réduction des épidémies dans les mélanges sont de trois ordres. D’abord, on conçoit assez aisément que les agents pathogènes se propagent moins facilement dans des milieux hétérogènes (mélanges) qu’homogènes (culture pure). En effet, si un agent pathogène est adapté du fait de son arsenal à une variété donnée, il existe des chances qu’il le soit moins à une autre : être virulent sur tout le monde est rare, et heureusement !

Ce genre de mécanisme est exclu de nos expériences puisque nous infectons nous-mêmes les plantes, rendant inopérants les effets dus à l’hétérogénéité qui ont lieu dans la nature.

De manière moins intuitive, une forme d’immunité de groupe a pu être mesurée au champ dans les mélanges, contre les champignons pathogènes : dans ce cas, les plantes malades produisent des spores de champignon qui vont passer sur des plantes voisines, transportées par le vent le plus souvent. Si ces plantes voisines possèdent un gène de résistance qui reconnaît cette spore, la plante est non seulement résistante mais elle va aussi développer une sorte d’immunité générale contre la plupart des champignons, grâce à son immunité basale. On voit donc que dans cette forme d’immunité de groupe, comme chez l’humain, il est nécessaire que quelques individus soient malades pour immuniser leurs voisins. À nouveau, notre approche expérimentale, du fait que nous inoculons manuellement chaque plante, excluait de l’équation ce genre de processus.

Une autre raison pour laquelle certains mélanges sont plus résistants peut résulter de phénomènes de compétition entre plantes. En effet, on peut imaginer que dans un mélange de variétés, l’une a par exemple des racines plus grosses que l’autre, ce qui fait que la première pousse mieux que la seconde, qu’elle est donc en meilleure santé et donc plus résistante à des infections. Dans le cas de ce mécanisme, on conçoit alors que celle qui a des plus petites racines sera moins en forme et donc plus sensible. Autrement dit, dans ce genre de mélange, la plus forte résistance de l’une se fait au détriment de l’autre et le bilan est globalement nul. C’est ce dernier mécanisme de compétition que nous nous attendions à observer principalement dans nos expériences au laboratoire.

Vue générale d’un des terrains expérimentaux utilisés aujourd’hui pour mieux comprendre, en condition semi-contrôlée, le fonctionnement des mélanges. Fourni par l'auteur

Dans nos expériences, la quantité de résistance observée du fait des mélanges avoisine celle conférée par l’immunité basale, permettant ainsi de doubler la résistance totale des plantes. C’est dire le niveau de résistance obtenu par le simple fait de mettre deux variétés ensemble ! Mais contre toute attente, dans les mélanges testés au laboratoire, presque toutes les plantes deviennent plus résistantes. Ce résultat ne pouvait pas se comprendre à l’aide des hypothèses habituellement invoquées, comme celle sur la compétition, pour expliquer la résistance dans les mélanges.

Dès lors, pourquoi une telle observation et quelle nouvelle hypothèse formuler ? Une façon simple de résumer nos observations était de dire qu’une plante change son immunité basale si elle n’est pas avec une plante de sa propre variété. Cela suppose qu’une plante est capable de reconnaître une plante d’une autre variété que la sienne. La nouvelle hypothèse qui s’imposait était donc que nos observations résultaient d’une reconnaissance des autres. Chez les animaux, il existe de nombreux systèmes de reconnaissance des membres de la famille qui permettent d’optimiser les comportements pour maximiser la survie de l’espèce. Chez les plantes, une telle reconnaissance entre variétés d’une même espèce est encore totalement inconnue.

Des conséquences en biologie, écologie, évolution et pour l’agriculture

Cette découverte ouvre des perspectives dans plusieurs domaines : en biologie des plantes, nous voilà face à la possibilité de découvrir les systèmes de communication qui permettent à deux individus de se reconnaître. En écologie, un tel système de reconnaissance est essentiel à considérer pour mieux comprendre comment les communautés sont régulées et se construisent. En termes d’évolution, il s’agira de comprendre quel avantage un tel système de reconnaissance procure à l’espèce et bien entendu il faudra déterminer quelles espèces de plantes possèdent un tel système.

Enfin pour l’agriculture, la découverte qu’il existe probablement des molécules impliquées dans cette reconnaissance ouvre la porte à l’identification des gènes sous-jacents et donc, par ricochet, devrait permettre d’optimiser, par des approches de génétique, les mélanges pour les rendre encore plus résistants aux maladies, par la simple co-culture des bons voisins et ainsi réduire l’usage des pesticides.


Le projet MUSE est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Jean-Benoît Morel, Directeur de l’Institut de Santé des Plantes de Montpellier, Inrae

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Déchets alimentaires : à quoi va servir le nouveau tri à la source ?

Muriel Bruschet, Ademe (Agence de la transition écologique)

Le 1er janvier 2024 est entrée en vigueur l’obligation, pour toutes les collectivités, de proposer à leurs habitants une solution de tri à la source et de valorisation de leurs biodéchets : autrement dit, de l’ensemble de leurs déchets alimentaires et déchets verts.

En France, les biodéchets représentaient en 2017 83kg par habitant et par an, correspondant à 1/3 de nos ordures ménagères. Précisons que l’enjeu actuel pour les collectivités porte surtout sur les déchets alimentaires, produits par toute la population ; les déchets verts étant dans la majorité des cas traités sur place ou grâce à des solutions déjà existantes.

Si elle exige pour les consommateurs et les collectivités de s’y adapter, cette nouvelle étape dans le tri des déchets est indispensable d’un point de vue énergétique et environnemental, puisqu’elle va d’une part éviter une incinération et un enfouissement qui n’avaient pas lieu d’être, et d’autre part générer des bénéfices environnementaux pour la production d’énergie et l’agriculture : ces biodéchets auront en effet deux destinations principales, les amendements organiques et le biométhane.

Où en est-on ?

La mise en place de cette réglementation est le fruit d’un long processus débuté il y a une dizaine d’années. En 2010, le Grenelle II de l’environnement initiait le processus, puis la loi de transition écologique pour la croissance verte du 17 août 2015 fixait une échéance de tri des biodéchets pour tous les producteurs (et non seulement les gros producteurs non ménagers) au 1er janvier 2025.


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L’Union européenne a ensuite repris cette mesure pour l’appliquer à l’ensemble des États-membres et en a avancé l’échéance à 2024. Les collectivités connaissaient donc le changement à venir depuis 2015. Pourtant, en décembre 2023, seuls 30 % de la population française, selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), est couverte par une solution de tri à la source de ses biodéchets. Ce chiffre devrait atteindre les 40 % courant 2024.

Parmi les freins qui expliquent ce retard, on peut citer l’extension parallèle des consignes de tri pour la poubelle jaune à emballages. Certaines collectivités ont priorisé cette question, repoussant à 2024 celle des biodéchets. En outre, la loi n’étant pas punitive pour les collectivités qui ne mettraient pas en place ce tri, la seule sanction qui s’appliquent à elles est indirecte : la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP), qui s’applique aux poubelles noires, augmente depuis 2019 et jusqu’en 2025 passant de 17€/tonne à 65€/tonne pour les installations de stockage de déchets non dangereux.

Les collectivités ont donc intérêt, en principe, à en diminuer le volume en sortant les biodéchets. Pourtant, la mise en place de la gestion de ce nouveau flux représente, elle aussi, un coût important pour la collectivité. Les solutions de tri à la source et la valorisation impliquent en effet des investissements, qui sont accompagnés par l’État via des fonds dédiés aux biodéchets, comme le Fonds vert en 2024.

Deux formes de tri à la source

Pour la mise en place du tri des biodéchets, deux choix s’offrent aux collectivités : la gestion de proximité ou la collecte – au porte à porte ou via des bornes d’apport volontaire proches de leurs logements, dans lesquels les citoyens viennent déposer leurs déchets.

Dans le premier cas, il s’agit d’un compostage individuel ou partagé dans les résidences où c’est adapté : les déchets sont compostés sur place – un processus d’une durée de 9 mois – puis sont utilisés par les habitants eux-mêmes sur leurs espaces verts – potager, plates-bandes, pots de fleurs, pelouse…

Dans le second cas, les biodéchets sont collectés et envoyés vers une unité de traitement : soit une compostière industrielle, soit un méthaniseur.

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Restes de repas, épluchures, coquilles d’œufs… Les déchets alimentaires étant assez spéciaux à traiter, les plates-formes doivent pour y être autorisées obtenir des agréments sanitaires : ce sont des ensembles de protocoles et de règles à respecter pour s’assurer qu’il n’y a aucun risque pour la santé des humains et des animaux (hygiénisation, montée en température et surveillance des potentiels pathogènes). Ces installations requièrent donc des équipements spécifiques.

Matière organique pour restaurer nos sols

Commençons par l’usage le plus répandu, à savoir le compostage. En plein air ou plus rarement à l’intérieur, la matière se transforme en compost au cours d’un processus qui dure entre 4 et 6 mois : l’activité des micro-organismes fait monter en température les biodéchets jusqu’à 70 °C, ce qui vient dégrader la matière organique. S’ensuivent des phases de maturation qui aboutissent à l’obtention d’une matière stable et d’un compost mûr.

Ce compost est ensuite revendu au milieu agricole et va servir à enrichir le sol en matière organique, afin de lui conférer une meilleure rétention de l’eau et limiter l’érosion des sols. Un enjeu crucial de préservation des sols et des cultures, dans un contexte de fréquence accrue des épisodes de sécheresse. Il diminue en parallèle les besoins en engrais, dont l’usage augmente à mesure que les sols se dégradent.

Méthanisation pour la souveraineté énergétique

L’autre possibilité pour la valorisation des biodéchets est la méthanisation : sous l’action de micro-organismes naturellement présents dans les biodéchets, la matière organique est dégradée lors d’un processus appelé fermentation anaérobique. Cette dégradation est réalisée en conditions contrôlées et en enceinte fermée qui permet l’absence d’oxygène, contrairement au compostage qui est une réaction aérobie.

De cette réaction est obtenue du biogaz ainsi qu’une fraction solide – le digestat – qui est généralement recompostée ou épandue directement sur des sols agricoles. Contrairement au compostage, la méthanisation ne monte pas suffisamment en température pour hygiéniser les déchets alimentaires. Les installations doivent donc investir dans des équipements supplémentaires pour cette étape obligatoire de traitement.

Cette production de biogaz, réinjectée dans les réseaux, constitue un substitut du gaz naturel importé et répond donc à un enjeu de souveraineté énergétique – le gaz naturel représente 16 % du mix énergétique en France et 42 % de notre consommation en chauffage.

Choix territorial, enjeu foncier et acceptabilité

Mais le choix va surtout répondre à des enjeux territoriaux. En effet, la répartition des unités de traitement déjà existantes s’inscrit dans une logique historique : dans les zones qui pratiquaient et pratiquent l’élevage, les méthaniseurs sont nombreux puisque le besoin en compost est faible tandis que la méthanisation permet de valoriser les effluents d’élevage ou les résidus de culture chez les céréaliers.

Dans le sud de la France, les plates-formes de compostage sont plus plébiscitées puisque les cultures sont plutôt maraîchères (vergers, viticulture, etc.). L’enjeu d’installation des plates-formes étant de bien s’assurer du besoin territorial de la matière produite, le but n’étant pas de produire du compost à Lille pour l’envoyer à Marseille.

Au fur et à mesure du développement de la filière émergent des enjeux importants sur le foncier avec une forte concurrence entre les secteurs : où installer les nouvelles plates-formes ? Comment adapter l’existant ? A cela se mêlent des enjeux d’acceptabilité, ces solutions pouvant générer des nuisances selon l’endroit où elles se trouvent. Généralement les installations de traitement de déchets sont éloignées des aires d’habitation.

À ce stade, aucune des deux n’est plus préconisée que l’autre. Des études menées par l’Ademe sont en cours sur l’analyse cycle de vie complète de chaque procédé afin d’évaluer les coûts environnementaux associés à chacun au regard des bénéfices qui en découlent.

Muriel Bruschet, Référente Nationale Biodéchets, Ademe (Agence de la transition écologique)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Pourquoi faut-il voir (et lire) « L’Événement » ? Histoire et actualité de l’avortement

Le nouveau film d'Audrey Diwan remet dans la lumière ce moment terrible, et tabou, entre grossesse non désirée et avortement illégal dans les années 1960 (Anne, jouée par Anamaria Vartolomei). L'Événement/Audrey Diwan/ Wild Bunch / Allociné, CC BY-SA
Carla Robison, Sorbonne Université

Le film L’Événement (2021) d’Audrey Diwan est bien plus qu’une adaptation du livre éponyme d’Annie Ernaux (2000). C’est à la fois une expérience corporelle, celle d’un corps à corps entre le public et la jeune protagoniste qui doit choisir entre interrompre sa grossesse ou ses études, et une invitation à penser notre présent à la lueur du passé.

Dans le film d’Audrey Diwan, une étudiante en lettres prénommée Anne (Anamaria Vartolomei), qui n’est autre qu’Annie Ernaux dans les années soixante, tombe accidentellement enceinte. Peu après avoir pris connaissance de sa grossesse, elle se rend dans une bibliothèque pour chercher des informations sur son état. Démunie, elle ne tombe que sur quelques manuels de médecine qui ne l’aident guère : l’avortement est illégal, donc tabou.

Ainsi, cachée au fond de la bibliothèque, abandonnée à son sort, on retrouve dans le film d’Audrey Diwan la solitude d’une jeune fille de l’époque confrontée à une grossesse non désirée. Car les femmes sont alors réparties entre deux catégories : il y a celles « dont on ne sait pas si elles acceptent de coucher » et celles « qui, de façon indubitable, ont déjà couché » (Ernaux, p. 36). Révéler son état, c’est basculer dans la deuxième catégorie, avoir honte et faire honte autour de soi. Et chercher à interrompre la grossesse, c’est en plus s’exposer à la législation de l’époque, qui menace d’emprisonnement les avortées…

Par conséquent, une jeune femme ne peut faire face à son état que seule : les parents ne sauraient prendre en charge le sujet encore tabou de la sexualité, et ni les médecins ni même les camarades de classe ne voudraient risquer leur avenir en devenant complices d’une opération illégale.

Dernier refuge, les livres. Mais la quête aux informations est difficile :

« Si beaucoup de romans évoquaient un avortement, ils ne fournissaient pas de détails sur la façon dont cela s’était exactement passé. Entre le moment où la fille se découvrait enceinte et celui où elle ne l’était plus, il y avait une ellipse. » (Ernaux, p. 40)

Avec ce livre, puis avec ce film, c’est donc cette ellipse, ce blanc, que l’on vient combler. Revenant sur les conditions d’un avortement clandestin avant sa légalisation par la loi Veil (1975), L’Événement retrace et rappelle toutes ces péripéties longtemps esquivées par la culture dominante : la recherche d’informations, les visites médicales et les tentatives d’avortement domestique (aiguilles à tricoter), puis la pose d’une sonde chez la faiseuse d’anges, suivie par la douleur et le danger de la fausse-couche…

Le film donne à voir le parcours de ces jeunes femmes décidées à avorter, mais qui ne disposaient pour cela d’aucune aide, d’aucune information fiable, et procédaient souvent au péril de leur vie. L’Événement/Audrey Diwan/Wild Bunch/Allociné, CC BY-SA

Ces détails, cette matérialité, Annie Ernaux les avaient déjà esquissés une première fois en 1974 dans Les Armoires vides, à la veille de la loi Veil, puis restitués dans L’Événement en 2000. Une vingtaine d’années plus tard, Audrey Diwan nous replonge dans l’avortement clandestin de manière encore plus frappante à l’écran.

De la France d’hier au monde d’aujourd’hui

Si le récit autobiographique d’Annie Ernaux livrait sur le tard ces informations précieuses à son lectorat français, le film d’Audrey Diwan nous les donne à vivre à l’heure où d’autres États comme le Texas reposent la question de l’avortement. Caméra sur la nuque de l’actrice Anamaria Vartolomei, percevant à peine les bruits extérieurs derrière son souffle, nous, spectatrices et spectateurs, habitons véritablement le corps de cette jeune fille, sentons avec elle chaque douleur, chaque répit, semaine après semaine jusqu’à l’avortement.

Avec ce procédé d’identification des plus intimes, ce qu’Audrey Diwan nous propose, c’est un film à la fois historique et intemporel. Car c’est une aventure du corps que raconte L’Événement, et au travers du corps se trace un pont entre les Françaises des années soixante et certaines de nos contemporaines aux quatre coins du globe. Les avortements clandestins n’ont pas disparu, ils n’ont fait que se déplacer sur la mappemonde. Ils existaient encore en Irlande et en Argentine quand Annie Ernaux a sorti son livre il y a 20 ans ; ils existent toujours en Pologne, à Malte, au Maroc, en Colombie, en Thaïlande et ailleurs tandis qu’Audrey Diwan sort son film.

Dans un contexte de repolitisation des débats sur l’avortement, cette sortie est donc une invitation non seulement à éprouver corporellement une expérience transhistorique et universelle, mais aussi à redécouvrir toute une littérature oubliée. Au cours du débat clôturant l’avant-première du 12 novembre 2021 à Paris, la réalisatrice partageait ainsi l’importance qu’avait eu le récit d’Annie Ernaux dans sa propre vie, recommandé par une amie au moment de son IVG il y a plusieurs années. Pour elle, L’Événement est venu répondre au besoin de trouver d’autres femmes, d’autres récits comparables au sien.

Mais le texte d’Annie Ernaux n’est que l’arbre qui cache la forêt des récits d’avortement : Gribiche de Colette (1937), Ravages de Violette Leduc (1955), ou encore La Partie de plaisir de Michèle Perrein (1971), pour n’en citer que quelques-uns, ont également surmonté le tabou pour faire communauté autour de l’avortement avant sa légalisation en France.

À leur époque trop polémiques pour rentrer dans le canon littéraire, aujourd’hui disparus des rayons des librairies, ces livres témoignent avec la même force de cette épreuve trop souvent passée sous silence.

Puisse donc le film d’Audrey Diwan nous inviter aussi à revisiter ces textes, trop vite mis de côté. Mais laissons plutôt le mot de la fin à L’Événement :

« Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement – la clandestinité – relève d’une histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie. » (Ernaux, p. 27)

Carla Robison, Doctorante en Littérature comparée, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Vivre sans : pourquoi le manque (existentiel) nous est indispensable

Edward Hopper, Soleil du matin (1952). Wikipédia
Mazarine Pingeot, Sciences Po Bordeaux

Depuis quelques années, la préposition « sans » a fleuri sur les étiquettes et dans la grammaire du marketing : « sans huile de palme », « sans sucre », « sans sulfate », « sans sulfites » etc., à tel point qu’on a pu se demander si un produit pouvait se vendre sans mettre en avant ce qu’il ne contenait pas.

Certes, ce « sans » revendiqué était convertible en plus – le prix des produits « sans » étant plus élevé. Ce qui se justifie par les nouveaux modes de production plus éthiques, moins productivistes, mais également par la promesse de bonne santé. Une santé en négatif puisque c’est plutôt la garantie d’une absence de produits toxiques qui est vendue sous le « sans ».

Ainsi, après une société de la profusion et du trop-plein, dont les excès en tous genres ont donné lieu tout à la fois à des problèmes de santé publique et à l’accélération du réchauffement climatique, la publicité promeut une société où le manque se répand à une allure qui imite celle… de la profusion justement. Profusion de l’absence et du manque, vite reconvertis en plus et en plein : la société de marché a encore gagné. Le capitalisme, telle la société du spectacle de Guy Debord a réussi à récupérer le manque dans le flux du plein, à traduire le moins en plus, l’absence en valeur ajoutée, et, cerise sur le gâteau, vend de l’éthique à qui peut se le permettre – car tout le monde ne peut pas consommer « sans ». Ce qui n’empêche pas tout le monde de continuer de consommer.

Que l’on soit éthique, ou que l’on soit pauvre (l’opposition étant imposée par le marché), il faut continuer à consommer : mais ultime subtilité, si l’on consomme du sans alcool et du sans sucre, n’est-ce pas la garantie et l’expression d’une forme d’ascèse, autrement dit, d’une manière-de-ne-pas-consommer ? Le marketing a donc inventé la consommation de la non-consommation. Tour de passe-passe sublime qui risque d’écraser sur son passage tous les projets de décroissance.

Du manque d’être au manque d’avoir

Mais revenons un peu en arrière. Car la rhétorique du « sans » fait signe vers la question du manque. Or la logique capitaliste a eu la grande intelligence d’assigner au manque le rôle de moteur, en faisant glisser le manque d’être – qui renvoie à notre statut ontologique – vers le manque d’avoir. Comme le dit Hannah Arendt « travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique. Ce cycle a besoin d’être entretenu par la consommation, et l’activité qui fournit les moyens de consommation, c’est l’activité de travail », aucune raison de sortir du cycle qui se régénère de lui-même. Nos besoins créent du manque, la consommation les satisfait et exige le travail pour la renouveler, lequel creuse les besoins et ainsi de suite.

Pourtant, le nourrisson, lorsqu’il demande le sein parce qu’il a faim, fait entendre une tout autre demande que la seule satisfaction du besoin. Ne pas l’entendre c’est l’enfermer dans la prison biologique et lui refuser l’accès au monde symbolique.

Le mythe prométhéen lui-même tendait à définir l’homme par son émancipation du cycle biologique : étant nu et dépouillé au contraire de tous les autres animaux, l’homme vole le feu aux dieux, au risque d’une transgression que Prométhée paiera cher.

Déjà, la mythologie installait l’homme dans son rapport au manque : devant l’erreur de son frère Épiméthée qui a distribué tous les attributs naturels aux autres animaux, Prométhée doit créer les conditions de la survie, et ce faisant transforme la condition humaine. Tension première que celle de son geste : l’invention et l’entrée dans le monde symbolique se paye au prix d’un excès – l’homme se mesure aux dieux.

La culture va générer de nouveaux besoins, dont certains sont artificiels. C’est toute la problématique d’Épicure que de les classer pour apprendre à ne plus désirer ce qui occasionnerait le trouble et la souffrance. S’en tenir aux seuls besoins nécessaires, telle est la définition de l’ataraxie, sagesse antique qui consiste en une ascèse fondée sur la connaissance.

Mais dès l’Antiquité, les promoteurs de l’absence de souffrance sont concurrencés par une voix alternative, celle de Calliclès : adversaire redoutable de Socrate, il prétend que l’absence de désir, c’est la mort – seule une pierre ne désire pas. À ce titre, le désir doit être sans cesse régénéré et l’image des tonneaux percés qu’utilise Socrate pour la dénigrer semble au contraire figurer assez parfaitement la vision de la vie de Calliclès.

Il faut préciser que la philosophie grecque s’inscrit dans une certaine conception du monde qui rejaillit nécessairement sur elle. La vision du cosmos est en effet normative, c’est à son image que se déploient la physique, la pensée politique et l’anthropologie. Pour les penseurs de l’Antiquité, le cosmos est plein et fini : sens et orientation lui sont immanents, chaque chose a sa place. Dans la cosmologie aristotélicienne, le mouvement le plus parfait est celui du cercle qui revient au même point, de même que la temporalité s’y adosse : les régimes se succèdent, se corrompent, puis reviennent selon un ordonnancement strict. Le fini figure la perfection quand l’in-fini qualifie un défaut. Dès lors, on peut comprendre que la plénitude représente l’idéal à atteindre, au regard de l’image normative du cosmos.

La fin du fini

La modernité, en bouleversant cette vision du monde et en affirmant l’existence de l’infini, change la donne. L’homme va devoir s’y confronter, lui qui se sait fini. L’angoisse existentielle qui sera celle du XVI et du XVIIe siècle et que décrit si bien Pascal s’explique en partie parce que l’homme se trouve « comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire ». Ou encore « Que l’homme […] se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » C’est un grain de poussière qui n’a peut-être d’autre solution que le divertissement pour oublier son statut : « … et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. »

Or quoi de plus divertissant que la proposition capitaliste d’une consommation sans fin ? N’assistons-nous pas là à ce glissement dont on parlait entre l’être et l’avoir ? Ce manque ontologique qui constitue notre condition trouve dans le manque d’objets un viatique, une échappatoire. Et il ne s’agit plus seulement de combler le manque biologique, mais bien le manque symbolique dont l’expression est l’angoisse : « La spiritualité constitue peut-être un don de naissance de l’enfant, mais elle a été confisquée par les marchés de la consommation puis redéployée afin d’huiler les rouages de l’économie de consommation. » écrit Zygmunt Bauman dans La société liquide. Le problème étant que cette vie liquide transforme la nature des choses : « La vie liquide est une vie de consommation. Elle traite le monde et tous ses fragments animés et inanimés comme autant d’objets de consommation : c’est-à-dire des objets qui perdent leur utilité (et donc leur valeur) pendant qu’on les utilise. Elle façonne le jugement et l’évaluation de tous les fragments animés et inanimés du monde suivant le modèle des objets de consommation. »

Penser l’incommensurable

La question est alors la suivante : qu’est-ce qui peut échapper à « l’évaluation » ? Autrement dit, qu’est-ce qui peut échapper à un système où tout est en relation – où tout est relatif – comme le veut le marché, mais comme on le trouve également dans l’affirmation d’une immanence radicale (est immanent ce qui est situé dans les limites de l’expérience possible). Or ce qui n’est pas relatif, dans la langue française, est dit « absolu ». Pointent alors les différentes tentations de la croyance : croyance en un dogme et approche fondamentaliste de la religion, croyance dans la science et approche transhumaniste de la technique. Sauf que cet absolu n’en est pas un, puisqu’il est relatif au manque qui l’engendre mais qui préfère s’ignorer : il fait réponse à une question inaudible, à une question devenue insupportable : pouvons-nous accepter le manque d’être, et chercher une autre voie que la voix consumériste, la voie fondamentaliste ou encore celle du monde virtuel qui ne souffre pas la vulnérabilité ni la mort ? N’est-ce pas précisément dans ce manque originaire, cette faille, que s’originent la quête de sens, la création, la sublimation, le désir amoureux, voire le désir métaphysique ?

Car il existe, à côté du désir de posséder et de jouir, un désir inextinguible mais angoissant, qui ne peut être comblé mais qui comble, qui se nourrit de son impossible satisfaction car ce qu’il répète, c’est précisément ce rapport entre le fini et l’infini qu’avaient entrevu Pascal ou Descartes. Il n’est pas besoin d’adopter la réponse pascalienne – à savoir la grâce – pour entendre ce rapport.

C’est ce rapport du non rapport, cette relation de la non-relation si bien décrite par Levinas – nous savons que l’infini est, mais nous ne pouvons le penser, l’embrasser, il fait échec à notre toute-puissance, à la souveraineté de notre pensée – qui ouvre cette béance, cette faille dans l’être, et qui empêche que se referme sur nous la totalité (qu’elle soit celle du marché, du fondamentalisme, ou encore de la promesse virtuelle). Dans cette faille, il est alors possible de penser de l’« incommensurable » – et ce qui échappe à toute évaluation, à toute mesure. Des notions comme la dignité humaine en font partie.

Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Sciences Po Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Kelle embrasse son fils Joey, image de promotion de l’émission MILF Manor, 2023. TLC

Culture pornographique et télé-réalité : quand l’inceste envahit nos écrans

Kelle embrasse son fils Joey, image de promotion de l’émission MILF Manor, 2023. TLC
Aziliz Kondracki, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et Corentin Legras, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Dans l’émission de télé-réalité Loft Story, la désormais célèbre « scène de la piscine », dans laquelle il y aurait eu un rapport sexuel filmé entre Loana et Jean-Édouard, fait les gros titres en 2001. À ce moment-là, la polémique que suscite l’émission est symptomatique d’une panique morale plus large qui accompagne l’émergence de la télé-réalité en France : un genre télévisuel que certains appellent alors la « télé-poubelle » ou autrement dit en anglais la « trash TV ».

Plus de vingt ans après Loft Story, l’émission Frenchie shore diffusée fin 2023 sur la plate-forme de streaming payante Paramount+ et sur MTV fait à son tour scandale. Alors qu’elle donne à voir de manière bien plus explicite des personnes assumant « baiser devant les caméras » pour reprendre les mots d’Ouryel, une candidate de l’émission, Frenchie Shore montrerait alors, selon une journaliste de

, une « image assez particulière de la sexualité ».

Si certains sonnent alors le retour de « la vraie télé-réalité » avec Frenchie Shore, considérée comme l’émission la plus « trashissime » jamais diffusée en France, ce genre d’émissions n’est pourtant pas nouveau. On pense à L’île de la tentation (diffusée à partir de 2002 sur TF1), Opération séduction aux Caraïbes (2002), Secret Story (première diffusion en 2007), Les Anges de la télé-réalité (diffusée pendant 10 ans à partir de 2007 également), Les Marseillais (de 2012 à 2022) ou encore Adam recherche Eve, une émission de dating diffusée en 2015 sur la chaîne C8, dans laquelle des hommes et des femmes se rencontrent totalement nus sur une île déserte.

Les bikinis shows : sexualité et nudité au programme

En fait, l’émission Frenchie Shore, dans laquelle de jeunes gens passent des vacances plutôt torrides dans une villa au Cap d’Adge, pourrait être classée du côté de ce que l’industrie appelle en anglais les bikinis shows : des émissions aux couleurs saturées, qui reposent sur un casting de jeunes adultes, hommes et femmes aux plastiques standardisées.

Notons par ailleurs que la plate-forme de streaming Netflix a elle aussi investi dans les bikinis shows, en diffusant par exemple depuis 2020 l’émission Séduction haute tension (Too Hot to Handle en anglais), dans laquelle les téléspectateurs assistent aux ébats sexuels des participantes et participants qui doivent pourtant rester chastes (sous peine de voir leur cagnotte collective diminuer à chaque transgression). Connue pour être désormais l’émission « la plus chaude » de Netflix, cette émission de télé-réalité américaine a depuis été déclinée dans plusieurs versions, comme en Allemagne ou au Brésil par exemple.

En ce qui concerne Frenchie Shore, le producteur de l’émission précise que « ce n’est pas de la pornographie ». Pour ne pas franchir ce qui semblerait être les limites communément admises de ce qu’est ou non un contenu pornographique, les producteurs font usage de stratégies variées : floutages des parties génitales, images filmées en caméra infrarouges, smiley cachant des actes sexuels telles que des fellations ou des pénétrations, etc. Par ces procédés, les émissions de télé-réalité jouent de fait avec les limites de la pornographie, et en France, dans un contexte de nouvelle légifération entourant l’accessibilité des contenus pornographiques, l’émission Frenchie Shore fait sensation. Si l’émission ne peut être qualifié de « contenu pornographique » en tant que tel, elle permet néanmoins de poser la question des circulations entre télé-réalité et pornographie.

Subrepticement, l’émergence des thématiques incestueuses dans la télé-réalité permet d’approfondir la nature de ces liens et leurs conditions d’existence : d’autres émissions, cette fois-ci américaines mais disponibles aussi en France, s’emparent en effet plus manifestement des codes de la pornographie mainstream, en s’appuyant notamment sur la trend pornographique de l’érotisation de l’inceste, et méritent que l’on y prête une plus grande attention.

« Dans la famille sexy », je demande… la mère et le fils !

Joey et sa mère, « ça va être une période effrayante » en parlant de l’émission de télé-réalité MILF Manor (2023). TLC

En 2023, les émissions américaines MILF Manor (diffusé sur TLC en 2023) puis Dated and Related (en français Dans la famille sexy diffusée sur Netflix la même année) s’inscrivent dans la dynastie des bikinis shows, mais avec un twist narratif inédit : la co-présence de frères et sœurs (parfois jumeaux) ou de mères et de leurs fils dans les villas faisant office d’espaces de séduction clos.

Ainsi, MILF Manor filme huit femmes âgées de 44 à 60 ans cherchant à rencontrer des hommes plus jeunes qu’elles et à entamer une relation avec l’un d’entre eux. Mais « surprise », les huit jeunes hommes qui les rejoignent dans la villa ne sont autres que leurs fils respectifs, âgés de 20 à 30 ans environ. Dans l’émission Dated and Related, présentée par la plate-forme comme son émission la plus « gênante », des duos composés de frères et de sœurs ou de cousines et de cousins se rencontrent et cherchent à relationner sous l’œil plus ou moins complaisant de leurs collatéraux, dans une villa située dans les hauteurs de Cannes.

Les sœurs jumelles Diana et Nina dans l’émission Dated and Related (Dans la famille sexy en français) 2023. Netflix

À première vue, MILF Manor et Dated and Related pourraient appartenir à la lignée des émissions portées sur l’investissement de membres de la parenté dans la planification et le jugement de relations conjugales ou matrimoniales d’un·e des leurs (comme dans Qui veut épouser mon fils ? ou encore par exemple Ma mère, ton père, l’amour et moi, diffusée récemment sur TF1). Mais contrairement à ces émissions, l’enjeu entre les candidats appartenant à la même famille n’est pas l’intégration par la conjugalité d’un nouveau membre dans leur famille.

Les émissions MILF Manor et Dated and Related portent en effet sur la vie affective et sexuelle des candidates et candidats et s’inscrivent de cette façon dans le genre des bikinis shows et se distinguent par plusieurs aspects des émissions engageant les membres d’une même famille. D’abord, elles mettent en scène des corps standardisés et hypersexualisés propres aux codes de la pornographie mainstream.

Ensuite, le fait que les duos « mères/fils » dans MILF Manor, ou les duos de sœurs, de cousins, etc. dans Dated and Related soient simultanément à la recherche d’un partenaire dans le même espace clos est une mécanique narrative inédite dans la télé-réalité. Ainsi, dans ces deux émissions, les membres de la famille commentent les désirs des uns et des autres ou ce que chacun décide de faire avec son corps, dans sa vie intime : des sujets qui les invitent à se sexualiser mutuellement, ce qui est généralement esquivé dans les dating shows impliquant les familles des candidat·e·s.

Le défi massage dans MILF Manor, lors duquel les fils massent chacune des mamans à l’aveugle, 2023. TLC

Par ailleurs, MILF Manor joue de manière plus flagrante sur l’ambiguïté produite par la co-présence de celles et ceux présentés tout au long de l’émission comme les « moms » et les « sons » (en français « les mamans » et les « fils »). En effet, les duos mère-fils partagent une même chambre, ce qui ne les empêche pas d’avoir simultanément des invité·e·s dans leurs lits respectifs. Une confusion des générations est constamment mise en scène, des « moms » étant successivement amenées à « esquiver » d’autres MILFS pour s’acoquiner avec les « sons » sans se faire prendre, puis à exprimer une réprobation toute maternelle quant aux choix de fréquentations de leurs fils.

L’humour et le scandale reposent ainsi sur le risque érotisé de l’inceste et la suggestion de son existence, puisque les « défis » consistent par exemple, pour les mères, à reconnaître le torse de leur fils, les yeux bandés, en palpant un à un les garçons. En retour, les « sons » seront notamment invités à réaliser des massages sensuels, les yeux bandés, sur les dos nus de chacune des « moms ». Tous auront également à reconnaître un maximum de sous-vêtements sales appartenant à leur mère/fils pour obtenir une victoire.

L’inceste : une nouvelle trend de la télé-réalité ?

C’est avant tout dans l’industrie pornographique que l’inceste est devenu omniprésent au fil des dernières années, comme l’explique Ovidie dans La culture de l’inceste à travers un article sur la « step-mom » (belle-mère), « le tag le plus recherché au monde » sur les sites pornographiques.

Dans la pornographie, elle explique que l’inceste est montré comme fun et consenti. Outre les scénarios incestueux, il arrive également que des acteur·rices apparenté·e·s tournent ensemble dans des vidéos, tandis que des pages X (Twitter), Instagram ou Onlyfans proposent leur lot de contenus érotiques amateurs mettant en scènes des frères, des sœurs, des jumeaux. Les émissions Dated and Related et MILF Manor capitalisent de fait sur cette tendance pornographique pour capter l’attention du public.

Cela étant, la pirouette narrative de l’émission consiste au montage à accompagner systématiquement ces moments d’érotisation de l’inceste par les commentaires de candidat·e·s exprimant soit du dégoût, soit de l’excitation, mettant ainsi en exergue l’ambiguïté attendue dans la réception de ces scènes. Il s’agit donc de suggérer l’éventualité de la transgression (ici incestueuse), sans que celle-ci ne soit jamais actualisée, pour reprendre l’analyse de la chercheuse Divina Frau-Meigs dans un article qu’elle consacre aux liens entre télé-réalité et pornographie en 2003.

Si s’appuyer sur la culture de l’inceste dans la télé-réalité semble relativement nouveau, dans la pornographie, cette tendance est en revanche loin d’être marginale. Les journalistes de Cash Investigation (France TV, 2023) expliquent par exemple que des sites pornographiques s’obligent en fait à « défaire » les liens de parenté dans leurs titres (en ajoutant par exemple « step » devant « brother and sister » ou devant « moms ») pour que les vidéos soient diffusables et ne soient pas qualifiées d’incestueuses. La popularité de l’inceste dans la pornographie souligne ainsi une contradiction entre les discours publics de rejet et de dégoût en réaction à l’inceste (et donc aux émissions citées), et entre l’excitation générée par la consommation de contenus en privé.

Décloisonner certains imaginaires pornographiques

Il est important de souligner que la télé-réalité fait l’objet d’une forte dévaluation sociale, ici en montrant notamment dans Frenchie Shore des formes de sexualités jugées socialement inacceptables car considérées « trop vulgaires » et « débridées ». En fait, cette émission, comme beaucoup d’autres avant elle, brouille les frontières du public et de l’intime et s’inscrit dans un mouvement plus général de publicisation de l’intime, alors au cœur du « modèle néolibéral » (comme le note plus précisément Divina Frau-Meigs). Cela dit, la nouveauté dans Frenchie Shore, c’est qu’en plaçant la sexualité au cœur de son dispositif télévisuel de manière explicite, elle pousse le brouillage à son paroxysme, rendant alors quasi-visibles des choses qui demeurent habituellement cachées, sauf dans le cadre de la production pornographique. De la même manière, ce qui suscite l’indignation dans Dated and Related et MILF Manor, c’est que des éléments de l’intimité des candidat·e·s sont exposés et commentés par des membres de leur famille.

Quoi qu’en disent plusieurs journalistes et internautes, notons que ces émissions de télé-réalité ne traduisent pas un intérêt nouveau pour l’inceste. À ce titre, il est important de rappeler que l’érotisation des relations incestueuses est un procédé récurrent des productions culturelles (comme le démontre Iris Brey dans La culture de l’inceste), qui nourrissent la culture de l’inceste et en occultent le véritable phénomène social : les violences sexuelles intrafamiliales commises sur les enfants, dont nous savons aujourd’hui qu’elles concernent un enfant sur dix et qu’elles relèvent de l’exercice d’une domination.

Finalement, la question n’est donc pas de savoir si ce type d’émissions se place ou non à la limite de la pornographie, mais d’analyser la manière dont la télé-réalité décloisonne certains imaginaires pornographiques et les propulse dans la sphère publique. Filmer des actes sexuels ou érotiser l’inceste s’inscrit dans la continuité de circulations et d’emprunts qui s’opèrent entre le genre de la télé-réalité et la pornographie.

Alors que ces représentations ne semblent guère entaillées par une période de lutte renouvelée contre les violences sexuelles intrafamiliales, la place d’un inceste illusoire, car « fun » et « consenti », dans ce genre de contenus qui troublent la notion de réalité, doit être questionnée de manière critique. Cela, dans un contexte où les productions culturelles montrant la violente réalité de l’inceste demeurent rares. La réception de certaines d’entre elles, tel que Triste Tigre de Neige Sinno qui a remporté les prix Femina et le Goncourt des lycéens en 2023, atteste d’ailleurs d’un intérêt renouvelé pour ces récits restituant les réalités subies par les victimes. Ainsi, la question de l’inceste ne cesse de mettre la société face à ses propres contradictions.

Aziliz Kondracki, Doctorante en anthropologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et Corentin Legras, Doctorant en athropologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Une nouvelle recherche fait le point sur l’extinction des espèces animales… et leur redécouverte

Le caméléon de Voeltzkow a été redécouvert à Madagascar en 2018. Martin Mandák/iNaturalist , CC BY
Thomas Evans, Université Paris-Saclay

Nous sommes actuellement confrontés à une extinction de masse des espèces. En marge de ce phénomène, certaines espèces sont dites « perdues », ce sont celles qui n’ont pas été observées dans la nature depuis plus de dix ans, malgré les recherches effectuées pour les retrouver. Les espèces perdues de tétrapodes (animaux vertébrés à quatre membres, dont les amphibiens, les oiseaux, les mammifères et les reptiles) sont un phénomène mondial : on en dénombre plus de 800.

Notre étude, publiée aujourd’hui dans la revue scientifique Global Change Biology, tente de déterminer pourquoi certaines espèces de tétrapodes sont redécouvertes et d’autres non. Elle révèle également que le nombre d’espèces de tétrapodes perdues augmente de décennie en décennie. Cela signifie que, malgré de nombreuses recherches, nous les perdons à un rythme plus rapide que nous ne les redécouvrons. En particulier, les taux de redécouverte des espèces perdues d’amphibiens, d’oiseaux et de mammifères ont ralenti ces dernières années, tandis que les taux de perte des espèces de reptiles ont augmenté.

En général, les espèces disparaissent parce que leurs populations ont été réduites à une taille très faible en raison de menaces humaines telles que la chasse ou la pollution. Par conséquent, de nombreuses espèces disparues sont menacées d’extinction (en fait, certaines sont probablement déjà éteintes). Cependant, il est difficile de protéger les espèces perdues de l’extinction parce que nous ne savons pas où elles se trouvent.

Les redécouvertes conduisent à des actions de conservation

En 2018, des chercheurs colombiens ont réussi à retrouver le chardonneret d’Antioquia (Atlapetes blancae), une espèce d’oiseau non répertoriée depuis 1971. Cette redécouverte a conduit à la création d’une réserve pour protéger la population restante, qui est minuscule et menacée par la perte d’habitat causée par l’expansion de l’agriculture et le changement climatique.

Le reptile Tympanocryptis pinguicolla a été redécouvert en Australie l’année dernière. Il n’avait pas été enregistré depuis 54 ans et était présumé éteint, en raison de la perte de son habitat de prairie et de la prédation par des espèces exotiques envahissantes, y compris les chats sauvages. Sa redécouverte a donné lieu à un financement gouvernemental pour tester de nouvelles techniques d’étude afin de trouver d’autres populations de l’espèce, ainsi qu’à un programme d’élevage et à la préparation d’un plan de rétablissement de l’espèce.

Les redécouvertes sont donc importantes : elles apportent la preuve de l’existence d’espèces très menacées, ce qui incite à financer des mesures de conservation. Les résultats de notre étude peuvent aider à hiérarchiser les recherches d’espèces disparues. Dans l’image ci-dessous, nous avons cartographié leur distribution mondiale, en identifiant les régions où il y a beaucoup d’espèces perdues et peu d’espèces redécouvertes.

Quels sont les facteurs qui influencent les redécouvertes ?

Malheureusement, de nombreuses recherches pour retrouver des espèces perdues restent infructueuses. En 1993, des recherches menées pendant sept ans au Ghana et en Côte d’Ivoire n’ont pas permis de retrouver un primate disparu, le colobe rouge de Miss Waldron (Piliocolobus waldronae). L’équipe de recherche a conclu que ce singe, non répertorié depuis 1978, pourrait bien avoir disparu. Elle serait due à la chasse et à la destruction de son habitat forestier. D’autres recherches en 2005, 2006 et 2019 ont également été infructueuses, bien que des cris susceptibles d’être ceux de cette espèce aient été entendus en 2008.

En 2010, les recherches du crapaud à bec de Mésopotamie (Rhinella rostrata), non répertorié en Colombie depuis 1914, ont été infructueuses (mais ont conduit à la découverte de trois nouvelles espèces d’amphibiens). La recherche de la perruche de Sinú (Pyrrhura subandina), non répertoriée en Colombie depuis 1949, a également été infructueuse l’année dernière. Néanmoins, l’équipe du projet a identifié la présence de dix autres espèces de perroquets dans la zone d’étude et de grandes étendues d’habitat approprié, ce qui laisse espérer que la perruche de Sinú continue d’exister.

Pourquoi certaines espèces sont-elles redécouvertes alors que d’autres restent perdues ? Existe-t-il des facteurs spécifiques qui influencent la redécouverte ? Notre étude visait à répondre à ces questions, afin d’améliorer notre capacité à distinguer les types d’espèces perdues que nous pouvons redécouvrir de celles que nous ne pouvons pas redécouvrir, parce qu’elles sont éteintes.

Notre équipe était composée de membres de l’organisation Re :wild, qui dirige les efforts de recherche des espèces perdues depuis 2017, ainsi que d’experts en espèces de la Commission de la sauvegarde des espèces de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

Nous avons compilé une base de données de 856 espèces de tétrapodes perdues et de 424 espèces redécouvertes (amphibiens, oiseaux, mammifères et reptiles). Nous avons ensuite proposé trois grandes hypothèses sur les facteurs susceptibles d’influencer la redécouverte : les caractéristiques des espèces de tétrapodes et de l’environnement ainsi que les activités humaines influencent la redécouverte.

Par exemple, la masse corporelle (une caractéristique de l’espèce) peut avoir une influence positive sur la redécouverte, car les espèces perdues de grande taille devraient être plus faciles à trouver. Les espèces perdues qui occupent des forêts denses (une caractéristique de l’environnement) peuvent ne pas être redécouvertes car il est difficile de les chercher. Les espèces perdues affectées par des menaces associées aux activités humaines (par exemple, les espèces exotiques envahissantes, qui sont répandues dans de nouveaux endroits par le commerce mondial) peuvent ne pas être redécouvertes, car elles sont peut-être éteintes.

Sur la base de ces hypothèses, nous avons collecté des données sur une série de variables associées à chaque espèce perdue et redécouverte, que nous avons ensuite analysées pour déterminer leur influence sur la redécouverte.

Difficile à trouver + négligé = redécouvert

D’un autre côté, nos résultats suggèrent que même si de nombreuses espèces disparues sont difficiles à trouver, avec un peu d’effort et l’utilisation de nouvelles techniques, elles sont susceptibles d’être redécouvertes. Ces espèces comprennent celles qui sont très petites (y compris de nombreuses espèces de reptiles disparues), celles qui vivent sous terre, celles qui sont nocturnes et celles qui vivent dans des zones difficiles à étudier.

D’ailleurs, depuis la fin de notre étude, la Taupe dorée de Winton (Cryptochloris wintoni) a été redécouverte en Afrique du Sud. Cette espèce n’avait pas été observée dans la nature depuis 1937. Elle vit sous terre la plupart du temps, c’est pourquoi des recherches ont été menées à l’aide de techniques telles que l’ADN environnemental et l’imagerie thermique.

Nos résultats suggèrent également que certaines espèces sont négligées par les spécialistes de la conservation, en particulier celles qui ne sont pas considérées comme charismatiques, telles que les reptiles, les petites espèces et les rongeurs. Les recherches de ces espèces peuvent également être couronnées de succès. Le caméléon de Voeltzkow (Furcifer voeltzkowi), une petite espèce de reptile, a été redécouvert à Madagascar en 2018.

Perdues ou éteintes ?

Malheureusement, nos résultats suggèrent également que certaines espèces perdues ont peu de chances d’être retrouvées, quels que soient les efforts déployés, parce qu’elles sont éteintes. Par exemple, les espèces de mammifères encore perdues sont en moyenne trois fois plus grandes que les espèces de mammifères redécouvertes. Certaines de ces espèces de grande taille, charismatiques et bien visibles auraient déjà dû être redécouvertes.

En outre, un tiers des espèces de mammifères encore perdues sont endémiques des îles, où les espèces de tétrapodes sont particulièrement vulnérables à l’extinction. Le mélomys de Bramble Cay (Melomys rubicola), qui était autrefois considéré comme une espèce perdue, a récemment été déclaré éteint par le gouvernement australien. Il occupait une petite île qui a fait l’objet d’une étude approfondie. S’il existait encore, il aurait déjà dû être redécouvert.

Les espèces d’oiseaux perdues ont, en moyenne, disparu depuis plus longtemps que celles qui ont été redécouvertes (28 % ont disparu depuis plus de 100 ans), et beaucoup ont été recherchées à plusieurs reprises – peut-être que certaines de ces espèces auraient également dû être redécouvertes à ce jour.

Néanmoins, des redécouvertes inattendues d’espèces disparues depuis longtemps comme le pic de Cebu (Dicaeum quadricolor) se produisent, nous ne devrions donc pas perdre espoir et nous devrions certainement continuer à chercher. Cependant, certaines recherches sont menées pour retrouver des espèces perdues depuis longtemps et considérées comme éteintes, comme le thylacine (Thylacinus cynocephalus). Les ressources limitées disponibles pour la conservation de la biodiversité seraient peut-être mieux utilisées pour rechercher des espèces perdues susceptibles d’exister encore.


Tim Lindken, ancien étudiant en master sous la responsabilité de l’auteur, a contribué à la rédaction de cet article..

Thomas Evans, Research scientist, Freie Universität Berlin, Université Paris-Saclay

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.