Par le

Pourquoi ne peut-on pas se chatouiller soi-même ?

Image de freepik

The Conversation

Pourquoi ne peut-on pas se chatouiller soi-même ?

Pour se chatouiller, une plume ne suffit pas. Il faut être deux. Thomas Park/Unsplash, CC BY
François Dernoncourt, Université Côte d’Azur

Lorsque vous vous grattez la plante de pied ou que vous frottez vos aisselles sous la douche, cela ne provoque probablement pas de réaction particulière en vous. Pourtant, si cette même stimulation tactile venait de quelqu’un d’autre, elle serait perçue comme une chatouille. Ce phénomène, bien connu de tous, soulève une question intrigante : pourquoi est-il si difficile de se chatouiller soi-même ?


À première vue, cette interrogation peut sembler anodine, mais elle révèle un mécanisme fondamental du système nerveux : la prédiction. Le cerveau n’est en effet pas un simple récepteur passif d’informations sensorielles. Il anticipe activement l’état du monde extérieur ainsi que l’état interne du corps afin de sélectionner les actions les plus appropriées. Cette capacité prédictive lui permet de filtrer les informations : les sensations inattendues, susceptibles de signaler un danger ou une nouveauté, retiennent particulièrement notre attention, tandis que les sensations prévisibles sont ignorées.


Tous les quinze jours, de grands noms, de nouvelles voix, des sujets inédits pour décrypter l’actualité scientifique et mieux comprendre le monde. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


La difficulté à se chatouiller soi-même illustre parfaitement ce principe de cerveau prédictif. Pour réaliser un mouvement, le cerveau envoie une commande aux muscles et, simultanément, une copie de cette commande (appelée « copie d’efférence ») est transmise à d’autres aires cérébrales, notamment le cervelet. Ce dernier anticipe alors les conséquences sensorielles du mouvement en créant une sorte de simulation interne, quelques centaines de millisecondes à l’avance, de façon inconsciente mais extrêmement précise. Cette prédiction permet de différencier une sensation prévisible, générée par le corps lui-même, d’une sensation inattendue. Par exemple, si vous manquez une marche en descendant les escaliers, la discordance entre le contact anticipé et la réalité permet de corriger le mouvement très rapidement, avant même que votre pied ne touche le sol. Les prédictions du cerveau filtrent ainsi les perceptions sensorielles en sélectionnant les stimuli pertinents, évitant à notre capacité attentionnelle – très limitée – d’être submergée par une surcharge d’informations.

Si vous échouez à vous chatouiller vous-même, c’est donc parce que votre cerveau prédit parfaitement la sensation cutanée à venir et l’atténue. En revanche, lorsqu’une autre personne vous chatouille, le stimulus n’est pas anticipé de façon aussi précise : l’information sensorielle passe à travers le filtre et est donc perçue avec plus d’intensité.

Des études expérimentales confirment ce mécanisme : lorsque des participants se chatouillent eux-mêmes par l’intermédiaire d’un bras robotisé qui reproduit exactement leurs mouvements, la sensation de chatouille est atténuée. Cependant, si le mouvement du dispositif est légèrement décalé (par un délai ou une rotation), la sensation de chatouille devient plus intense. Ces résultats, fondés sur le ressenti subjectif des participants, sont également corroborés par des données d’imagerie cérébrale. Ainsi, pour un même stimulus tactile, l’activité du cortex somatosensoriel (zone du cerveau responsable de la perception du toucher) est plus élevée lorsque la stimulation est externe que lorsqu’elle est auto générée. Ce contraste suggère que le cervelet anticipe nos propres gestes et atténue l’intensité des sensations qui en découlent.

L’atténuation sensorielle façonne notre perception

Le principe d’atténuation des sensations produites par nos propres mouvements est omniprésent dans notre interaction avec le monde. Restons tout d’abord dans le domaine des perceptions somesthésiques – notre sens du toucher et du mouvement. Il a été démontré que l’atténuation sensorielle nous conduit à sous-estimer la force que nous exerçons. Ce biais perceptif pourrait contribuer à « l’escalade de la violence » que l’on observe parfois entre deux enfants qui chahutent. En effet, deux enfants qui jouent à la bagarre sous-estiment chacun la force qu’ils déploient, et ont l’impression que leur partenaire répond avec une intensité supérieure. Dans une logique de réciprocité, ils vont avoir tendance à progressivement augmenter la force de leurs coups, pensant seulement répliquer la force de l’autre.

Le second exemple concerne cette fois le sens de la vision. Bien que nos yeux soient constamment en mouvement, nous percevons un monde stable. Pourtant, les seules informations visuelles ne permettent pas de faire la distinction entre le scénario où l’on balaie un paysage du regard et le scénario où le paysage tourne autour de nous alors que nous gardons le regard fixe – ces deux situations produisent des images identiques sur la rétine. Le fait que nous percevons un monde stable s’explique par le fait que le système nerveux anticipe les changements d’images induits par les mouvements oculaires et filtre les informations autogénérées. Pour l’expérimenter, fermez un œil, et appuyez légèrement sur le côté de l’autre œil en le gardant ouvert (à travers la paupière bien sûr). Cette manipulation crée une légère rotation de l’œil qui n’est pas générée par les muscles oculaires, donnant l’impression que le monde extérieur se penche légèrement.

Mieux comprendre certaines pathologies ?

Le modèle du cerveau prédictif offre un cadre conceptuel intéressant pour comprendre certaines pathologies. En effet, une défaillance dans la capacité du système nerveux à prédire et atténuer les conséquences sensorielles de ses propres actions pourrait contribuer à des symptômes observés dans certaines maladies mentales. Par exemple, il a été constaté que l’atténuation sensorielle est souvent moins marquée chez les patients schizophrènes – et qu’ils sont d’ailleurs capables de se chatouiller eux-mêmes, dans une certaine mesure. Cela pourrait expliquer pourquoi ces patients perçoivent parfois leurs propres mouvements comme provenant d’une source externe, dissociée de leur volonté. De même, des monologues intérieurs qui ne sont pas suffisamment atténués pourraient être à l’origine des hallucinations auditives, où la voix perçue semble venir de l’extérieur.

Ainsi, une question aussi simple et amusante que celle des chatouilles peut, lorsqu’on la prend au sérieux, révéler des mécanismes profonds de notre cerveau, et contribuer à une meilleure compréhension de notre rapport au monde.

François Dernoncourt, Doctorant en Sciences du Mouvement Humain, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de jcomp sur Freepik

The Conversation

La Voie lactée a-t-elle perdu les trois quarts de sa masse ?

De nouvelles observations éclairent notre vision de la Voie lactée. Nathan Jennings/Unsplash, CC BY
François Hammer, Observatoire de Paris et François Vannucci, Université Paris Cité

Le satellite Gaia a mesuré les positions et les vitesses d’un grand nombre d’étoiles appartenant au disque de notre galaxie. Pour la première fois, on constate une décroissance des vitesses orbitales en fonction de la distance au centre galactique dans la région du halo sombre, ce qui implique une quantité de matière sombre (aussi appelée matière noire) beaucoup plus faible que ce qui était admis jusque-là.


Notre galaxie, classiquement appelée la Voie lactée, est formée d’une multitude d’étoiles, plus de cent milliards, que notre œil ne peut pas distinguer d’où son apparence « laiteuse ». C’est une grande galaxie spirale et la majorité des étoiles, en particulier notre Soleil, se répartissent dans un disque de près de 100 000 années-lumière de diamètre. Mais il y a beaucoup plus dans la galaxie.

Tout d’abord il existe des nuages de gaz où se formeront les nouvelles étoiles ainsi que des poussières. De plus, il faut aussi ajouter la très énigmatique masse manquante ou sombre qu’on retrouve à toutes les échelles de l’Univers.

L’observation du fond diffus cosmologique (en anglais Cosmic Microwave Background, CMB) apporte des contraintes physiques sur la présence de matière sombre dans l’Univers. La collaboration Planck fit une mesure précise de ce fond, qui a été comparé à un ensemble de données pour en faire un modèle très précis. La conclusion est que seulement 5 % du contenu de l’Univers est constitué de matière ordinaire, les 95 % inconnus se répartissant entre deux composantes invisibles : 25 % sous forme de matière sombre et 70 % d’énergie sombre encore plus mystérieuse.

La matière sombre est une composante insensible à toute interaction sauf la gravitation. Elle n’émet aucun rayonnement et n’interagit avec le reste de la matière que par les effets de sa masse.


Tous les quinze jours, des grands noms, de nouvelles voix, des sujets inédits pour décrypter l’actualité scientifique et mieux comprendre le monde. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Les courbes astronomiques de rotation

Au niveau de la formation des galaxies, ce serait la masse sombre, qui n’étant affectée que par la gravitation, s’est structurée en premier dans ce qu’on appelle le halo sombre, plus ou moins sphérique, dont les dimensions dépassent de beaucoup celles de la masse visible. Cette dernière s’est accumulée par la suite dans ces halos de matière sombre.

Cette hypothèse a été confirmée, dans les années 1970, par l’astronome américaine Vera Rubin, et l’astronome franco-néerlandais Albert Bosma grâce à la mesure des courbes de rotation d’étoiles ou de gaz froid qui orbitent autour du centre. Ces courbes montrent la variation de la vitesse de rotation en fonction du rayon de l’orbite. Notons que, dans le disque, les orbites sont quasi circulaires. Un exemple typique est donné dans la figure ci-dessous.

La vitesse de rotation observée n’est pas en accord avec celle calculée en prenant en compte uniquement la matière ordinaire. Fourni par l'auteur

On y voit que les étoiles visibles se répartissent dans une région concentrée et leur vitesse de rotation décroît rapidement dès 30 000 années-lumière, en accord avec la gravitation de Newton.

C’est une vérification de la deuxième loi de Kepler : les vitesses de rotation décroissent comme l’inverse de la racine carrée de la distance au centre d’attraction. Cette loi se vérifie déjà dans le cas des planètes qui tournent de moins en moins rapidement à mesure qu’elles sont plus éloignées du Soleil. Mais si l’on examine la galaxie dans son ensemble, la masse sombre donne une composante qui s’étend bien au-delà. Les courbes de rotation semblent plates, on ne constate pas de décroissance de la vitesse jusqu’à des distances approchant 100 000 années-lumière.

Les vitesses de rotation se mesurent par l’effet Doppler qui se traduit par un décalage du rayonnement des objets examinés vers les fréquences basses (le rouge pour le spectre visible). Pour la Voie lactée, notre Soleil est à l’intérieur du disque et c’est un grand défi d’analyser des mouvements d’étoiles pour lesquels les lignes de visée sont transverses et changeantes. C’est ce qu’a su résoudre Gaia, un satellite lancé fin 2013 par l’Agence spatiale européenne (acronyme anglais, ESA).

Les données de Gaia

Gaia est un satellite astrométrique, c’est-à-dire qu’il mesure les mouvements dans le ciel de plus d’un milliard d’étoiles en les observant à diverses époques. Près de 33 millions d’étoiles ont été aussi observées en spectroscopie pour mesurer leurs vitesses radiales, c’est-à-dire leurs mouvements dans notre direction. Avec deux vitesses dans le plan du ciel et la vitesse radiale, cela donne en trois dimensions les vitesses et les positions de 1,8 million d’étoiles du disque galactique.

Connaître les mouvements dans toutes les directions apporte une mesure beaucoup plus précise de la courbe de rotation caractérisant notre galaxie.

Le résultat de Gaia est donné sur la figure ci-dessous. On y voit une décroissance qui suit la loi de Kepler, depuis le bord du disque visible à environ 50 000 années-lumière jusqu’à 80 000 années-lumière. C’est la première fois que l’on détecte un tel déclin képlérien pour une grande galaxie spirale.

Résultats obtenus par Gaia. Fourni par l'auteur

Avec ce profil mesuré, on peut déduire une masse totale de la galaxie d’environ 200 milliards de masses solaires, avec une incertitude de 10 %. La masse de la Voie lactée était auparavant estimée à 1 000 milliards de masses solaires, cinq fois plus.

Avec une masse de matière ordinaire (étoiles et gaz) de près de 60 milliards de masses solaires, le rapport masse invisible/masse ordinaire est à peine supérieure à 2, très inférieur à ce qui est connu pour les autres galaxies spirales où on trouve un rapport entre 10 et 20. Ceci est à comparer avec le rapport 5, indiqué en préambule, mesuré pour l’Univers global à l’aide du fond cosmologique.

Pourquoi notre galaxie aurait-elle une dynamique différente des autres galaxies spirales ? Les galaxies spirales ont une histoire compliquée. On a d’abord pensé qu’elles se formaient lors d’un effondrement primordial aux premières époques de l’Univers. On sait depuis les années 2010 que les galaxies actuelles n’ont pas pour origine la première structuration de la matière, mais qu’elles découlent d’une série de collisions entre galaxies plus jeunes, capables de former les grands disques spiraux observés.

La dynamique d’aujourd’hui dépend donc de l’histoire de ces collisions. Or, notre galaxie a connu une histoire relativement calme avec une grande collision il y a 9 milliards à 10 milliards d’années. Ceci explique que le disque externe, dans lequel les étoiles suivent des orbites quasi circulaires, soit à l’équilibre. Pour la grande majorité des galaxies spirales, la dernière collision est advenue beaucoup plus tardivement, il y a seulement 6 milliards d’années.

Finalement, on peut dire que non seulement la galaxie n’a pas perdu les trois quarts de sa masse, mais la nouvelle évaluation de la matière sombre présente donne un résultat qui remet en question certaines certitudes cosmologiques. La quantité locale de masse sombre s’avère très inférieure à ce qu’on trouve à d’autres échelles de l’Univers, peut-être du fait de l’histoire spéciale de notre galaxie.

Cela résonne avec un épisode du règne de Louis XIV. Il demanda à ses astronomes une nouvelle cartographie du pays à partir de données astronomiques, suivant une recette imaginée par Galilée. La méthode était beaucoup plus précise que celle fournie par les arpenteurs, mais la carte ainsi obtenue se révéla très surprenante. Elle montra un rétrécissement notable du royaume sur le flanc de la côte ouest et le roi, irrité, aurait déclaré : « Mes astronomes ont fait perdre à la France plus de territoires que tout ce qu’avaient gagné mes militaires. »

François Hammer, Astronome, membre du laboratoire LIRA, labellisé Domaine d'Intérêt Majeur ACAV+ par la Région Ile-de-France, Observatoire de Paris et François Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

The Conversation

« The Last of Us » et les champignons : la vraie menace n’est pas celle des zombies…

Que devraient vraiment craindre les héros de la série « The Last of Us » ? HBO
Thomas Guillemette, Université d'Angers

La sortie de la saison 2 de la série américaine post-apocalyptique « The Last of Us » est prévue le 14 avril. Elle jette la lumière sur des champignons du genre Ophiocordyceps, connus par les scientifiques comme des parasites d’insectes et d’autres arthropodes capables de manipuler le comportement de leur hôte. Dans la série, suite à des mutations, ils deviennent responsables d’une pandémie mettant à mal la civilisation humaine. Si, dans le monde réel, ce scénario est heureusement plus qu’improbable, il n’en demeure pas moins que ces dernières années de nombreux scientifiques ont alerté sur les nouvelles menaces que font porter les champignons sur l’humain dans un contexte de dérèglement climatique.


L’attente a été longue pour les fans mais elle touche à sa fin : la sortie de la saison 2 de la série américaine post-apocalyptique « The Last of Us » est prévue pour ce 14 avril 2025. Cette série a été acclamée par le public comme par les critiques et a reçu plusieurs prix. Elle est l’adaptation d’un jeu vidéo homonyme sorti en 2013 qui s’est lui-même vendu à plusieurs dizaines de millions d’exemplaires. Le synopsis est efficace et particulièrement original : depuis 2003, l’humanité est en proie à une pandémie provoquée par un champignon appelé cordyceps. Ce dernier est capable de transformer des « infectés » en zombies agressifs et a entraîné l’effondrement de la civilisation. Les rescapés s’organisent tant bien que mal dans un environnement violent dans des zones de quarantaine contrôlées par une organisation militaire, la FEDRA. Des groupes rebelles comme les « Lucioles » luttent contre ce régime autoritaire.


Tous les quinze jours, des grands noms, de nouvelles voix, des sujets inédits pour décrypter l’actualité scientifique et mieux comprendre le monde. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Des insectes zombifiés

Les développeurs Neil Druckmann et Bruce Staley racontent que l’idée du jeu vidéo est née suite au visionnage d’un épisode de la série documentaire Planète Terre diffusée sur la chaîne BBC.

Cet épisode très impressionnant montre comment le champignon Ophiocordyceps unilateralis qui a infecté une fourmi prend le contrôle sur son hôte en agissant sur le contrôle des muscles pour l’amener à un endroit en hauteur particulièrement propice à la dissémination du mycète vers d’autres fourmis.

Une fourmi infectée par le champignon Ophiocordyceps unilateralis. On la voit accrochée à une feuille en hauteur. David P. Hughes, Maj-Britt Pontoppidan/Wikipedia, CC BY

Certains parlent de fourmis zombies et d’un champignon qui joue le rôle de marionnettiste. Une fois en hauteur, la fourmi plante ses mandibules dans une tige ou une feuille et attend la mort.

De manière surprenante, les fourmis saines sont capables de reconnaître une infection et s’empressent de transporter le congénère infecté le plus loin possible de la colonie. En voici la raison : le champignon présent à l’intérieur de l’insecte va percer sa cuticule et former une fructification (un sporophore) permettant la dissémination des spores (l’équivalent de semences) à l’extérieur. Ces spores produites en grandes quantités sont à l’origine de nouvelles infections lorsqu’elles rencontrent un nouvel hôte.

Bien que spectaculaire, ce n’est pas la seule « manipulation comportementale » connue d’un hôte par un champignon. On peut citer des cas de contrôle du vol de mouches ou de cigales, si bien que l’insecte devient un vecteur mobile pour disséminer largement et efficacement les spores fongiques dans l’environnement. Les mécanismes moléculaires qui supportent le contrôle du comportement des fourmis commencent seulement à être percés, ils sont complexes et semblent faire intervenir un cocktail de toxines et d’enzymes.

La bonne nouvelle est que le scénario d’un saut d’hôte de l’insecte à l’homme est peu crédible, même si ce phénomène est assez fréquent chez les champignons. C’est le cas avec des organismes fongiques initialement parasites d’arthropodes qui se sont finalement spécialisés comme parasites d’autres champignons.

La principale raison est que l’expansion à un nouvel hôte concerne préférentiellement un organisme proche de l’hôte primaire. Il est clair dans notre cas que l’humain et l’insecte ne constituent pas des taxons phylogénétiques rapprochés. Il existe aussi des différences physiologiques majeures, ne serait-ce que la complexité du système immunitaire ou la température du corps, qui constituent un obstacle sans doute infranchissable pour une adaptation du champignon Ophiocordyceps. Un autre facteur favorisant des sauts d’hôte réussis concerne une zone de coexistence par des préférences d’habitat qui se chevauchent au moins partiellement. Là encore on peut estimer que les insectes et les humains ne partagent pas de façon répétée et rapprochée les mêmes micro-niches écologiques, ce qui écarte l’hypothèse d’un saut d’Ophiocordyceps à l’Homme.

De véritables menaces pour les humains

Une fois écartée la menace imminente de la zombification massive, il n’en demeure pas moins que les infections fongiques ont été identifiées par les scientifiques comme un danger de plus en plus préoccupant. Lors des dernières décennies, un nombre croissant de maladies infectieuses d’origine fongique a été recensé que ce soit chez les animaux ou chez les plantes cultivées et sauvages.

L’inquiétude est telle que Sarah Gurr, pathologiste végétal à l’Université d’Oxford, a co-signé un commentaire dans la revue Nature en 2023 qui fait figure d’avertissement. Elle met en garde contre l’impact « dévastateur » que les maladies fongiques des cultures auront sur l’approvisionnement alimentaire mondial si les agences du monde entier ne s’unissent pas pour trouver de nouveaux moyens de combattre l’infection. À l’échelle de la planète, les pertes provoquées par des infections fongiques sont estimées chaque année entre 10 et 23 % des récoltes, malgré l’utilisation généralisée d’antifongiques. Pour cinq cultures fournissant des apports caloriques conséquents, à savoir le riz, le blé, le maïs, le soja et les pommes de terre, les infections provoquent des pertes qui équivalent à une quantité de nourriture suffisante pour fournir 2 000 calories par jour de quelque 600 millions à 4 milliards de personnes pendant un an. La sécurité alimentaire s’apprête donc à faire face à des défis sans précédent car l’augmentation de la population se traduit par une hausse de la demande.

L’impact dévastateur des maladies fongiques sur les cultures devrait de plus s’aggraver dans les années à venir en raison d’une combinaison de facteurs. Tout d’abord, le changement climatique s’accompagne d’une migration régulière des infections fongiques vers les pôles, ce qui signifie que davantage de pays sont susceptibles de connaître une prévalence plus élevée d’infections fongiques endommageant les récoltes.

Ce phénomène pourrait être par exemple à l’origine de l’identification de symptômes de rouille noire du blé en Irlande en 2020. Cette maladie touche exclusivement les parties aériennes de la plante, produisant des pustules externes et perturbant en particulier la nutrition. Elle est à l’origine de pertes de rendements conséquentes, pouvant aller jusqu’à 100 % dans des cas d’infection par des isolats particulièrement virulents.

Ensuite, la généralisation en agriculture des pratiques de monoculture, qui impliquent de vastes zones de cultures génétiquement uniformes, constitue des terrains de reproduction idéaux pour l’émergence rapide de nouveaux variants fongiques. N’oublions pas que les champignons sont des organismes qui évoluent rapidement et qui sont extrêmement adaptables. À cela s’ajoute que les champignons sont incroyablement résistants, restant viables dans le sol pendant plusieurs années, que les spores peuvent voyager dans le monde entier, notamment grâce à des échanges commerciaux de plus en plus intenses. Un dernier point loin d’être négligeable est que les champignons pathogènes continuent à développer une résistance aux fongicides conventionnels.

Des risques pour la santé humaine

L’impact des champignons sur la santé humaine a aussi tendance à être sous-estimé, bien que ces pathogènes infectent des milliards de personnes dans le monde et en tuent plus de 1,5 million par an.

Certains évènements récents préoccupent particulièrement les scientifiques. C’est le cas de Candida auris qui serait le premier pathogène fongique humain à émerger en raison de l’adaptation thermique en réponse au changement climatique. Cette levure constitue une nouvelle menace majeure pour la santé humaine en raison de sa capacité à persister, notamment, dans les hôpitaux et de son taux élevé de résistance aux antifongiques. Depuis le premier cas rapporté en 2009 au Japon, des infections à C. auris ont été signalées dans plus de 40 pays, avec des taux de mortalité compris entre 30 et 60 %. La majorité de ces infections survient chez des patients gravement malades dans des unités de soins intensifs.

L’augmentation alarmante du nombre de pathogènes résistants aux azoles est d’ailleurs une autre source d’inquiétude. Les azoles sont largement utilisés en agriculture comme fongicides, mais ils sont également utilisés en thérapeutique pour traiter les infections fongiques chez les humains et les animaux. Leur double utilisation en agriculture et en clinique a conduit à l’émergence mondiale d’une résistance aux azoles notamment chez C. auris mais aussi chez les champignons du genre Aspergillus. Ceux-ci sont depuis longtemps considérés comme des pathogènes humains majeurs, avec plus de 300 000 patients développant cette infection chaque année.

Les nombreuses émergences et l’identification de la résistance aux antifongiques chez de multiples champignons pathogènes apportent des éléments de poids aux défenseurs du concept « One Health », qui préconisent que les santés humaine, végétale et animale soient considérées comme étroitement interconnectées. Ces chercheurs issus d’universités prestigieuses proposent des recommandations actualisées pour relever les défis scientifiques et de santé publique dans cet environnement changeant.

Thomas Guillemette, Professeur de Microbiologie, Université d'Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

The Conversation

Le « shifting » : comment la science décrypte ce phénomène de voyage mental prisé des ados

Vous rêvez de passer un moment dans le monde de Harry Potter ? Ce serait possible avec la technique du « shifting ». Khashayar Kouchpeydeh/Unsplash, CC BY
Laurent Vercueil, Université Grenoble Alpes (UGA)

Connaissez-vous le « shifting » ? Cette pratique consiste à basculer de la réalité vers une expérience imaginaire de façon volontaire. Certains « shifteurs » racontent qu’ils sont capables de se projeter dans le monde de Harry Potter et de ressentir des sensations visuelles ou sonores.


Le confinement lors de la pandémie de Covid-19 a eu des effets significatifs sur l’activité humaine, à l’échelle de la société, bien sûr, mais également sur le plan individuel. Par exemple, une étude canadienne récente a montré que la consommation d’alcool avait augmenté pendant cette période, ce qui peut être le témoignage d’une tendance à fuir une réalité morose, privée des activités mobilisant habituellement l’intérêt. La difficulté à faire face à une réalité non souhaitée peut aussi venir expliquer l’observation d’une augmentation d’une pratique appelée « shifting » qui s’est propagée par les réseaux sociaux particulièrement au sein de la population adolescente.

Sous ce terme, on trouve une pratique qui peut se définir comme un désengagement de la réalité présente pour investir une réalité fantasmatique, souvent inspirée de la culture populaire, dans laquelle le sujet vit une expérience immersive gratifiante. Ainsi, une jeune fille se décrit basculant dans un monde inspiré de celui de Harry Potter, au sein duquel elle évolue en interagissant avec ses héros préférés. Il s’agit d’un voyage imaginaire, plus ou moins sous contrôle, interrompu par le retour à la réalité.

L’aspect « technique », qui donne son nom à cette pratique (« shifting » signifie « déplacement », « changement »), consiste dans l’aptitude à basculer de la réalité vers cette expérience imaginaire de façon volontaire. Un autre aspect souligné par les pratiquants est l’adhésion puissante à cette réalité « désirée », qui nécessite de suspendre l’incrédulité usuelle, pour apprécier pleinement le contenu de l’imagerie visuelle et sonore constituant l’expérience. C’est précisément cette adhésion et la suspension de l’incrédulité qui semblent susciter l’inquiétude de l’entourage ou des professionnels de santé, en ce qu’elles pourraient menacer l’adaptation du sujet à la réalité « vraie ».


Tous les quinze jours, des grands noms, de nouvelles voix, des sujets inédits pour décrypter l’actualité scientifique et mieux comprendre le monde. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Un voyage mental sous contrôle

Ce que les pratiquants du shifting décrivent s’apparente à une forme de voyage mental sous contrôle.

Le voyage mental repose sur le désengagement de la situation présente pour générer une représentation mentale spécifique : par exemple, l’évocation d’un souvenir personnel repose sur l’activation d’une scène tirée du passé, qui est « rejouée » mentalement. Le voyage mental peut aussi être involontaire, avec l’irruption de souvenirs autobiographiques, ou de scènes fantaisistes, sans lien avec la réalité. Néanmoins, il demande toujours au sujet de se désengager de l’activité en cours, qui doit être suspendue, sauf s’il s’agit d’une activité routinière, de faible exigence, comme la marche, le tricot ou toute activité répétitive monotone, qui pourrait même favoriser le voyage.

Nous avons récemment publié un article de synthèse sur le voyage mental. Des travaux expérimentaux récents ont permis de mieux comprendre, chez l’animal, comment fonctionnait cette aptitude, qui n’est donc aucunement l’apanage de l’être humain, qui permet de se désengager du présent pour voyager mentalement dans l’espace et dans le temps.

Dans cet article, nous ne traiterons pas la question du « pourquoi » les adeptes du shifting font ce qu’ils font. Les neurosciences portent davantage sur le « comment », à la recherche des corrélats neuronaux des expériences subjectives.

Ainsi, nos activités mentales (et les comportements efférents) peuvent être classées en trois grands modes, entre lesquels nous naviguons en fonction des contextes :

  • d’abord, le mode « exploitation », qui consiste à remplir les tâches dictées par l’environnement, sous la forme d’un certain asservissement du cerveau à ses routines,

  • ensuite, le mode « exploration », lorsque nous sommes confrontés à un contexte nouveau qui nous contraint à développer des stratégies originales au résultat incertain,

  • enfin, le mode « désengagé », où l’absence de contrainte environnementale nous rend susceptibles de nous livrer à une activité autonome, de « vagabondage mental » (le fameux voyage) qui consiste à tripoter des idées, ressasser le passé, envisager l’avenir, etc.

Depuis les travaux pionniers du neurologue Marcus Raichle, nous savons que ce troisième mode, considéré comme un mode « par défaut », dans lequel le sujet bascule lorsqu’il n’a rien à faire (ni exploiter ni explorer), repose sur un réseau cérébral impliquant les territoires frontaux et pariétaux.

Or, le shifting repose sur un désengagement du réel, et la réalisation d’un voyage mental « contrôlé », où le sujet maîtrise, en partie au moins, le cours de son imagerie mentale.

Les animaux sont capables de voyager mentalement

Une étude expérimentale menée chez le rat, publiée en 2023 dans la revue Science, montre que le voyage mental peut être suivi littéralement à la trace chez l’animal.

Dans cette expérience, le rat est placé sur une sphère mobile sur laquelle il se déplace dans toutes les directions. Ces déplacements sont reportés dans un environnement virtuel qui lui est présenté sur un écran placé devant lui, de sorte qu’il peut se promener à son gré dans un labyrinthe numérique, à la recherche d’une récompense délivrée lorsqu’il atteint son but.

Ce faisant, les activités des neurones de l’hippocampe, appelés « place cells » (« cellules de lieu ») parce qu’ils codent la situation de l’animal dans l’espace, sont enregistrées afin de constituer une cartographie neuronale de ses déplacements. À l’aide de ces enregistrements, et à force de répétitions des essais, les chercheurs peuvent identifier l’endroit où se trouve l’animal dans le labyrinthe.

Et c’est là que la prouesse expérimentale réside : les chercheurs débranchent la connexion de la molette de déplacement à l’environnement virtuel et connectent, à la place, l’activité des neurones hippocampiques. Ainsi, le labyrinthe dans lequel le rat se déplace n’est plus liée à ses déplacements effectifs mais au plan cérébral qu’il est en train de suivre ! Et ça marche : le rat parvient à sa destination (virtuelle) et reçoit sa récompense (réelle). En somme, il ne se déplace que « dans sa tête », et non pas dans un environnement. Il réalise parfaitement un voyage mental.

Une autre expérimentation, plus récente encore, menée chez l’animal, a permis de cibler le commutateur qui permet de basculer d’une tâche vers un désengagement de l’environnement. Des souris dont les différentes populations de neurones du noyau du raphé médian, dans le tronc cérébral, sont influencées par le dispositif expérimental peuvent basculer d’un mode à l’autre sous l’effet de l’une des trois populations (neurones à GABA, glutamate et sérotonine), correspondant aux trois catégories décrites plus haut : exploitation, exploration et désengagement.

Ainsi, la suppression de l’activité des neurones sérotoninergiques du noyau du raphé médian permet le désengagement. L’activation ou l’inhibition de l’une des trois populations de neurones permet de basculer d’un mode à l’autre. Le shifting exploite probablement ces propriétés spécifiques, tout en développant une certaine expertise du désengagement, lorsque, tout au moins, le contexte le permet.

Suspendre son incrédulité pour « shifter »

Mais pratiquer le voyage mental et désengager facilement ne doit pas suffire à faire l’expérience d’un shifting satisfaisant, il faut aussi, et c’est sans doute le point le plus critique, parvenir à suspendre son incrédulité. Celle-ci agit comme une sorte de « filtre de réalité », consistant à détecter les irrégularités de notre expérience mentale pour distinguer ce qui relève de la perception de ce qui appartient à notre propre fantaisie.

Nous pouvons tous imaginer des éléphants roses et les classer correctement dans les produits de cette imagination. Durant le sommeil, les structures qui assurent ce discernement entre fantaisie et réalité (le cortex orbitofrontal et le gyrus cingulaire antérieur) ont une activité qui est suffisamment inactivée pour que nous puissions adhérer au contenu de nos rêves, en dépit de leur caractère fantastique.

Au cours de l’hypnose, ces processus de critique de la réalité sont également mis au repos, de sorte que nous pouvons adhérer à des représentations erronées (par exemple, mon bras est paralysé). Il est vraisemblable qu’un tel processus, comme le suggèrent les méthodes proposées pour faciliter le shifting, et qui sont évocatrices d’une forme d’autohypnose, soit à l’œuvre pour que le sujet adhère au contenu de son voyage.

La pratique du « shifting » consiste donc à exploiter une propriété générale, propre à l’humain et à de nombreux animaux probablement, qui est de pouvoir s’abstraire du réel pour se projeter dans un monde imaginaire, réalisant un voyage mental. Nous commençons à connaître les opérateurs cérébraux de cette expérience, mais son contenu subjectif reste hors de portée : c’est bien ce qui fait toute sa magie.

Laurent Vercueil, Neurologue hospitalier - CHU Grenoble Alpes (CHUGA) ; Laboratoire de Psychologie & Neurocognition. Equipe VISEMO. Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Photo de AXP Photography sur Unsplash

The Conversation

Séville à l’épreuve du tourisme de masse

Face à la saturation du centre historique, la Ville de Séville tente d’attirer les touristes vers de nouveaux lieux. Joan Oger/Unsplash, CC BY
Ivanne Galant, Université Sorbonne Paris Nord

En Espagne, entre 2022 et 2024, le nombre de touristes étrangers a fait un bond de 31 %. Du côté de l’Andalousie, région chérie des visiteurs, c’est la surchauffe : à Grenade, à Malaga ou à Séville, les centres historiques se transforment, et les habitants peinent à se loger.


Depuis quelques semaines, les médias saluent la croissance espagnole : un PIB en hausse de 3,2 %, soit quatre fois plus que la moyenne européenne. The Guardian a même qualifié le gouvernement de Pedro Sánchez (PSOE) de « phare progressiste en ces temps obscurs », dans un éditorial mettant en avant les politiques d’immigration, la baisse de l’inflation, le développement des investissements et des infrastructures publiques, les efforts pour la transition écologique et, bien sûr, le tourisme. En 2024, 94 millions de touristes étrangers ont dépensé 126 milliards d’euros, pour une activité représentant 12 % du PIB du pays. Mais le journal britannique mettait aussi en garde contre les effets négatifs de cette industrie.

Depuis le boom touristique des années 1950-1960, les médias relaient régulièrement les chiffres spectaculaires liés à l’activité. Aujourd’hui, chacune des 17 communautés autonomes espagnoles publie ses propres statistiques, qui sont à manier toutefois avec précaution.

Ainsi, les méthodes de calcul varient, ne prenant pas toujours en compte les locations d’appartements touristiques de type Airbnb, comme à Séville où les proportions en résultent faussées : sur les 5 millions de touristes pour 2024, les Américains seraient les plus nombreux (290 000), suivis des Français (264 000), des Italiens (250 000) et des Britanniques (210 000). Ce manque de transparence concernant les appartements touristiques est d’ailleurs une des préoccupations de l’Union européenne, qui cherche à mieux comprendre et encadrer les dynamiques de ce marché.

Mais, quelle que soit la façon dont on les compte, les touristes sont bien là, et les dérives d’un tourisme de masse, déjà pointées du doigt par les habitants réunis en collectifs avant la pandémie, sont au cœur des préoccupations. Car, si les autorités et les médias présentent souvent l’activité comme source de travail et de revenus, les conséquences sur la vie locale sont bien réelles.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Séville, eldorado touristique

Le cas de Séville en Andalousie est particulièrement intéressant. Centre culturel et économique à l’époque musulmane, elle devient une ville riche et cosmopolite entre le XVIe et le XVIIIe siècles, car elle est, jusqu’en 1717, le seul port autorisé à recevoir les marchandises venant des colonies américaines. Un siècle plus tard, ce sont les voyageurs romantiques qui la mettent à l’honneur et en font le but de leur itinéraire espagnol : dans cette Andalousie perçue comme un Orient domestiqué, Séville séduit particulièrement, d’autant plus qu’elle est accessible en train.

La ville devient touristique et son image se façonne selon un dialogue asymétrique. D’une part, depuis l’étranger, des produits culturels mettent la ville à l’honneur, pouvant constituer une sorte de publicité passive – pensons à la cigarière Carmen, à ses multiples adaptations sur scène ou à l’écran. D’autre part, les institutions touristiques locales adaptent leur offre aux attentes des voyageurs.

Dès les années 1920, des aménagements urbains et des événements ont structuré l’activité touristique de Séville : le quartier de Santa Cruz a été rendu plus pittoresque, l’enceinte de l’exposition ibéro-américaine célébrée en 1929 est une visite incontournable. Plus tard, l’Expo 92 a accueilli 40 millions de visiteurs et a permis à la ville d’améliorer ses infrastructures.

Tous les espoirs étaient tournés vers l’après-Expo 92, avec l’idée de faire de la ville une mégalopole, mais les festivités avaient coûté trop cher, et les mauvaises herbes ont fini par envahir l’enceinte de l’exposition. Cela étant, forte de son aéroport agrandi et de sa gare flambant neuve, Séville a continué à attirer des voyageurs, embrassant cette industrie jusqu’à l’étouffement.

Diversifier les parcours et les expériences

La ville connaît un tourisme de masse, avec des visiteurs qui restent en moyenne entre deux et trois nuits et qui se pressent dans le centre historique. Face à la saturation, la mairie a tenté de placer sur la carte de nouveaux repères : l’imposante structure en bois (Metropol Parasol-Las Setas) et la tour Pelli haute de 40 étages – qui a failli coûter à la ville son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en raison de sa hauteur impactant le skyline sévillan. Ces deux constructions modernes, œuvres de deux « starchitectes », initialement controversées pour leur esthétique et leur coût, se sont finalement intégrées à la ville.

Il a également été question de rendre touristiques des quartiers auparavant délaissés par les visiteurs : Triana, ancien quartier gitan, a vu s’ouvrir le Centro Cerámica en 2014 ; le Castillo San Jorge, ancien siège de l’Inquisition, et ses marchés alimentaires se rapprochent des Food hall prisés des touristes. Même chose pour la Macarena, avec la création du musée de la basilique, l’exhumation de la dépouille du général franquiste Queipo de Llano, ou encore la rénovation de l’église baroque San Luis des Français. La mairie a également annoncé que les quartiers de Nervión, la Cartuja et Santa Justa devraient apparaître sur les futurs plans distribués aux touristes.

Une autre stratégie consiste à capitaliser sur les films et séries tournés dans la ville. Les « films commissions » encouragent les tournages en insistant sur la logique du win-win (gagnant-gagnant) qu’ils entraînent : il y a des avantages fiscaux pour les productions, des retombées économiques locales au moment du tournage et une affluence touristique une fois l’œuvre diffusée. Lawrence d’Arabie, Star Wars, Game of Thrones, sont autant de références mises en valeur dans des circuits touristiques, et ce sera bientôt le cas des séries Berlin (spin-off de La Casa de Papel) et Sherlock Holmes (Amazon).

Il peut aussi être question de varier les expériences et de s’adresser à plusieurs publics en développant la promotion d’événements sportifs ou de festivals, en célébrant des anniversaires (celui, en 2018, de la naissance du peintre du XVIIe siècle Bartolomé Esteban Murillo ; celui, en 2025, de la création de Carmen par Bizet), en se positionnant comme une destination idéale pour le tourisme de congrès, en encourageant les voyageurs à venir en été avec la campagne Passion for Summer) (qui ne mentionnait pas les 40 °C de moyenne de juin à septembre), ou encore en ouvrant de nouvelles lignes aériennes, récemment vers la Turquie et le Maroc.

Une ville devenue inhabitable

Mais, comme on dit en espagnol « Una de cal y otra de arena » (« On souffle le chaud et le froid ») : tout semble être mis en œuvre pour attirer toujours plus de touristes, au moyen d’un double discours qui, finalement, fait fi des conséquences néfastes de l’activité sur les habitants. L’un des principaux problèmes à trait au logement saisonnier qui s’est professionnalisé, modifiant les quartiers et rendant difficile l’accès à la location pour les habitants. Le premier décret de la Junta de Andalucía – au niveau régional – date de 2016 et visait à réguler la remise des licences aux propriétaires.

Affiche du collectif citoyen Cactus : #Séville-n’est-pas-à-vendre. Collectif Cactus, CC BY-NC

En 2018, le mouvement populaire Colectivo Asamblea Contra la Turistización de Sevilla, dit Cactus, a commencé à hausser le ton, tandis qu’Antonio Muñoz, conseiller municipal PSOE chargé de l’habitat urbain, la culture et le tourisme, faisait campagne contre les appartements illégaux, tout en rassurant les habitants : Séville n’est pas au niveau de Barcelone. Après la parenthèse imposée par le Covid, les discussions entre la Région et la Ville ont repris de plus belle, sans pour autant réussir à agir de concert, tandis qu’un autre collectif d’habitants, Sevilla se muere, voyait le jour.

En juin 2023, tandis que la Junta autorisait les mairies à limiter les appartements touristiques, celle de Séville (tenue par le parti conservateur Partido Popular, PP) ne parvenait pas à rédiger un texte. Pendant ce temps, la Junta continuait de distribuer des licences (environ 25 par jour, en juillet 2024).

En mars 2024, le PP a proposé de limiter à 10 % la part de logements touristiques par quartier. Le PSOE, initialement d’accord, a demandé un moratoire et a proposé de baisser le seuil à 2,5 % : accepter les 10 %, c’était ouvrir la porte à 23 000 appartements touristiques en plus des 9 500 existants. Finalement, le décret du PP a été adopté en octobre 2024, avec le soutien de l’extrême droite Vox.

Mais les problèmes persistent : les décrets ne sont jamais rétroactifs, et dans les quartiers du centre, le mal est fait – environ 18 % d’appartements touristiques dans le centre monumental –, et d’autres problèmes s’ajoutent : uniformisation des commerces, perte d’authenticité, saturation et privatisation de l’espace public avec, notamment, l’invasion des terrasses et l'augmentation du nombre de bars, un phénomène connu sous le nom de « baretización ».

Séville, comme d’autres villes à forte attractivité touristique, oscille entre mise en valeur de son identité et mise en marché de celle-ci. La question n’est plus de savoir si le tourisme est bénéfique, mais à quelles conditions il peut être viable – pour les visiteurs, pour les habitants et pour la ville elle-même.

Le parcours touristique classique en Andalousie comprend la ville de Grenade, où les populations locales souffrent également des méfaits d'un excès de visiteurs (vous pouvez activer la traduction des sous-titres).

Ivanne Galant, Maîtresse de Conférences, Docteure en études hispaniques, Université Sorbonne Paris Nord

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de freepik

The Conversation

Pourquoi avons-nous besoin de sucre ? Existe-t-il un risque d’addiction ?

Le sucre est indispensable au bon fonctionnement de notre organisme, mais attention au surdosage ! Thomas Kelley/Unsplash, CC BY
Bernard Sablonnière, Université de Lille

Le sucre est un carburant énergétique indispensable. Il est préférable de le consommer sous la forme d’un apport en sucres lents, limitant ainsi le risque de diabète. Son goût nous procure du plaisir, mais peut-on le comparer à une drogue ?


Le sucre, chimiquement le glucose, est un carburant utilisé par toutes nos cellules pour produire rapidement de l’énergie. Il est brûlé en présence d’oxygène dans de minuscules chaudières cellulaires : les mitochondries, libérant de l’eau, du gaz carbonique et de l’énergie. Bien entendu, les cellules peuvent également consommer des acides gras issus des graisses alimentaires, deuxième source d’énergie. À l’échelle du corps humain, c’est environ de 300 à 500 grammes de glucose qui sont ainsi consommés chaque jour, une quantité variable selon nos dépenses énergétiques. Le foie et les muscles stockent suffisamment de sucre sous forme de glycogène, un polymère unissant des milliers de molécules de glucose, pour servir de réserve.

Le glucose est le carburant préféré du cerveau qui en consomme à lui seul 20 % de tous les besoins corporels, soit environ 4 grammes par heure. D’ailleurs, toute hypoglycémie caractérisée par une baisse du taux de glucose sanguin en dessous de 0,50 g/l pourra entraîner un coma, c’est-à-dire un arrêt du fonctionnement des neurones, alors que le taux normal est de 1 g/l.

Le foie, le cerveau et les muscles, consommateurs et gestionnaires du sucre

Le foie est le banquier du glucose. Il contient une réserve d’environ 80 grammes, qu’il distribue aux organes pour leur besoin permanent en énergie comme le cerveau, les reins et le cœur. Les muscles, eux, sont égoïstes et possèdent leur propre réserve, qu’ils utilisent en cas de besoin d’énergie immédiat. Cette réserve musculaire de 150 à 250 grammes, environ, de glucose disponible est utile lors d’un exercice physique. En cas d’absence d’exercice physique, le surplus de glucose apporté par l’alimentation associé à des réserves pleines de glycogène est transformé en graisse stockée dans le tissu adipeux !

Cette symphonie associant l’absorption du sucre, le maintien de sa concentration dans le sang et la gestion des réserves est régulée par deux hormones pancréatiques essentielles : l’insuline et le glucagon.


Tous les quinze jours, des grands noms, de nouvelles voix, des sujets inédits pour décrypter l’actualité scientifique et mieux comprendre le monde. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


L’apport de sucre dans l’alimentation

Au plan nutritionnel, 50 % de l’apport d’énergie journalier moyen, soit 1 250 kilocalories chez un adulte moyennement actif, doit être apporté par le sucre. Mais attention, il est préférable que cet apport soit assuré par des sucres lents, l’amidon contenu dans le pain, les pâtes ou le riz. Par exemple une assiette de pâtes apporte environ 80 grammes de glucose sous forme d’amidon.

Ainsi la digestion assez lente de l’amidon évite des à-coups de la glycémie qui fatiguent le pancréas. Pour une consommation moyenne journalière d’énergie de 2 500 kilocalories, un apport en sucres d’environ 350 grammes sera nécessaire, dont 90 % sous forme de sucres lents et 10 % (ou 35 grammes) par jour sous forme de sucres rapides – c’est-à-dire de glucose libre présent dans les jus de fruits, sodas ou desserts variés (l’OMS recommande de ne pas dépasser 50 grammes par jour).

Le risque de surpoids lié à une consommation trop élevée de sucres rapides est souvent lié à un excès d’apport alimentaire. Ainsi une canette de soda contient jusqu’à 35 grammes, un verre de jus d’orange 15 grammes, un yaourt sucré 10 grammes, et beaucoup de plats préparés du commerce affichent plus de 5 grammes de glucose par portion de 100 grammes.

Pourquoi certaines personnes n’aiment pas le sucre ?

Une attirance vers les aliments sucrés, bonbons, gâteaux ou desserts variés dépend surtout de l’éducation et des habitudes prises pendant l’enfance. Chacun possède dans ses papilles gustatives des récepteurs du goût, ces minuscules détecteurs du goût sucré. Certaines personnes possèdent un variant génétique du récepteur TAS2R38, leur conférant un nombre de récepteurs plus élevé. Ces personnes auront tendance à moins aimer le sucre et seront plus vite écœurées en cas d’excès.

La plupart des édulcorants ou faux sucres comme l’aspartame et l’acésulfame sont également perçus par les récepteurs du goût amer, et ceci de façon variable selon les individus, d’où parfois la tentation de revenir au goût sucré naturel du glucose ou du fructose contenu dans les fruits.

Peut-on parler d’addiction au sucre ?

L’attirance pour le goût sucré est innée chez l’homme, sans doute parce que le glucose est un carburant essentiel pour nos cellules.

La perception du goût se traduit par une information apportée au cerveau. Ces informations sont perçues par le circuit du plaisir et apportent un ressenti agréable. D’autres sont envoyées à l’hypothalamus qui en profite pour réguler l’appétit en réduisant à certains moments de la journée la capacité de réponse des récepteurs au goût sucré.

Curieusement, il existe des récepteurs du goût sucré dans l’intestin, le pancréas et même le cerveau. Mais comment le sucre nous procure-t-il du plaisir ? Il active deux régions du cerveau, l’insula puis l’amygdale qui nous font ressentir du plaisir. Pour y parvenir, le cerveau stimule la libération d’une hormone clé de l’envie, la dopamine. Cette clé stimule le circuit du plaisir et l’insula s’active.

Pourquoi les sucres rapides comme le glucose ou le saccharose contenus en excès dans certaines boissons ou pâtisseries peuvent-ils être addictifs ? Tout simplement parce que le plaisir déclenché par le sucre dans le cerveau est identique à l’effet procuré par une drogue et provoque une addiction.

Au cours de l’évolution, l’espèce humaine n’a pas eu beaucoup d’occasions de se prémunir d’un excès de sucres rapides, puisqu’Homo sapiens frugivore et omnivore, du paléolithique, consommait moins de 30 grammes de sucres rapides par jour. À cette dose aucun effet addictif.

Le cerveau trompé par les édulcorants

Le rôle des édulcorants est de remplacer le glucose des aliments par du faux sucre qui active les récepteurs du goût sucré. En effet, ça marche : le cerveau perçoit bien un goût sucré et cela calme l’appétit pendant plusieurs minutes sans apporter de calories. Oui, mais les récepteurs présents dans l’intestin préviennent le cerveau qu’une livraison de glucose est prévue en informant les organes. Très vite, les cellules constatent que le glucose n’arrive pas, ce qui déclenche alors un regain d’une envie de sucre.

Heureusement, cet effet ne se produit que lors de la prise fréquente et répétée d’édulcorants au cours de la journée, souvent observée avec la consommation abusive de sodas contenant du faux sucre. La solution pour éviter ces phénomènes d’addiction est de déconditionner le cerveau à l’excès de sucre et de se réhabituer à consommer moins de boissons et d’aliments sucrés, pas trop souvent dans la journée, et de limiter l’apport de sucres rapides à moins de 50 grammes par jour.

Le sucre est un carburant énergétique indispensable. Il est préférable de le consommer sous la forme d’un apport convenable en sucres lents, limitant ainsi le risque de diabète. L’alimentation doit être équilibrée et associée à une activité physique suffisante pour assurer une dépense énergétique adaptée, limitant le risque d’obésité par transformation de l’excès de glucose alimentaire sous forme de graisse.

Bernard Sablonnière, Neurobiologiste, professeur des universités ? praticien hospitalier, faculté de médecine, Inserm U1172, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

The Conversation

« The White Lotus » saison 3 : pourquoi le changement de générique fait tant parler

Le générique n’est pas un élément figé mais un « puzzle » dont les pièces « se mettent progressivement en place » en écho à la narration de la série. The White Lotus, saison 3/HBO, CC BY
Frédéric Aubrun, INSEEC Grande École

Satire sociale qui suit de riches Occidentaux en vacances dans de grands hôtels de luxe, la série The White Lotus fait parler d’elle avec le changement radical de son générique pour sa saison 3 qui se situe en Thaïlande. Cette évolution illustre un phénomène plus large : les génériques TV sont devenus des espaces d’interprétation active pour les spectateurs. Décryptage.


Depuis le 17 février dernier, le nouveau générique de la troisième saison de The White Lotus déroute les fans. Après deux saisons caractérisées par les

, la série d’anthologie de Mike White, showrunner et créateur de la série, prend un virage musical radical.

Les percussions tribales et les chants hypnotiques cèdent la place à une composition plus sombre, aux accents d’accordéon, qui accompagne désormais le voyage spirituel des personnages en Thaïlande. Ce changement a provoqué une vague de réactions sur les réseaux sociaux, certains fans criant au sacrilège tandis que d’autres défendent l’audace créative du créateur de la série. « Ça se déchaîne sur les réseaux », confirme Charlotte Le Bon, actrice de cette nouvelle saison.

The White Lotus saison 3 | Opening Credits Theme Song | Max.

Mais cette controverse révèle un phénomène plus profond : l’évolution du rôle du générique dans notre expérience des séries contemporaines et la façon dont nous, spectateurs, participons activement à la construction de son sens.


Chaque samedi, un éclairage original et décalé (articles, quiz, vidéos…) pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Loin d’être un simple ornement, le générique de The White Lotus est devenu un espace de dialogue entre créateurs et public, un lieu d’interprétation active où chaque élément visuel et sonore participe à notre compréhension de l’œuvre. Cette évolution illustre parfaitement ce que nous appelons une « hyperesthétisation du générique télévisuel ».

Un puzzle qui évolue avec le visionneur

Pour comprendre l’importance de ce changement musical, il faut d’abord saisir comment les génériques de The White Lotus fonctionnent au niveau sémiotique. Loin d’être de simples séquences visuelles et musicales fixes, leur sens évolue selon l’avancement du spectateur – ou plutôt du « visionneur actif ». Ce que nous observons dans la réception des génériques de The White Lotus illustre parfaitement cette dynamique : le générique n’est pas un objet figé, mais un « puzzle abstrait et poétique » dont les pièces prennent progressivement sens à mesure que l’histoire se déploie. À chaque épisode, nous redécouvrons ce même générique « d’un œil nouveau », comme l’explique Ariane Hudelet, car ses images et sons « se chargent de la valeur narrative et symbolique qu’ils ont pu acquérir dans leur contexte diégétique » (la diégèse est l’espace-temps dans lequel s’inscrit l’histoire contée par l’œuvre, ndlr).

Cette perspective est particulièrement pertinente pour une série d’anthologie comme The White Lotus.

« La relation qu’entretient le générique avec sa série est cruciale : sans série, le générique n’existerait pas. Mais, paradoxalement, le générique fait, lui aussi, exister la série, il en est une sorte de révélateur chimique », explique Éric Vérat.

Cette relation dialectique prend une dimension encore plus importante lorsque le cadre, les personnages et l’intrigue changent complètement d’une saison à l’autre. Le générique devient alors l’élément d’unification qui maintient l’identité de la série.

C’est précisément ce qui rend le changement de la saison 3 si significatif : en transformant radicalement le thème musical, Mike White bouscule ce point d’ancrage identitaire de la série. Mais ce faisant, il nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, aligné avec la thématique spirituelle de cette saison.

L’évolution des génériques : d’Hawaï à la Thaïlande

À travers ses trois saisons, The White Lotus nous offre une remarquable étude de cas sur l’évolution des génériques en lien avec les thématiques narratives. Chaque générique fonctionne comme un microcosme qui condense l’essence de sa saison respective, tout en maintenant une cohérence esthétique qui transcende les changements de décor.

Générique et thème d’ouverture de la série The White Lotus, HBO.

Dans la première saison située à Hawaï, le générique nous plonge dans un univers de papier peint tropical apparemment idyllique, mais progressivement perturbé. À première vue, nous voyons des motifs floraux et animaliers paradisiaques. Pourtant, en y regardant de plus près, ces éléments se transforment subtilement : les fruits commencent à pourrir, les animaux prennent des postures agressives, les plantes deviennent envahissantes.

Cette métamorphose visuelle, accompagnée des vocalises hypnotiques de Cristobal Tapia de Veer, reflète parfaitement le propos de la saison : derrière l’apparente perfection du resort de luxe se cachent des dynamiques de pouvoir toxiques. En cela le générique remplit bien sa fonction d’« ancrage » pour reprendre un terme de Roland Barthes, tout en nous donnant l’ambiance de la saison.

Générique et thème d’ouverture de la saison 2 de The White Lotus, HBO.

Pour la deuxième saison en Sicile, le papier peint cède la place à des fresques inspirées de la Renaissance italienne. L’iconographie devient explicitement sexuelle, avec des scènes de séduction, de passion et de trahison évoquant la mythologie gréco-romaine. La musique conserve sa signature distinctive, mais s’enrichit de chœurs méditerranéens et de harpe, signalant le passage à une thématique centrée sur le désir et ses dangers.

Le générique fonctionne ici comme un avertissement : derrière la beauté classique et l’hédonisme sicilien se cachent des passions destructrices.

Générique et thème d’ouverture de la saison 3 de The White Lotus, Max.

La troisième saison en Thaïlande opère la transformation la plus radicale. Visuellement, le générique s’inspire de l’iconographie bouddhiste et des représentations occidentales de la spiritualité asiatique. Mandalas, statues, postures de méditation et symboles sacrés s’entremêlent avec des signes de richesse et de luxe. Mais c’est au niveau sonore que la rupture est la plus marquée : les iconiques vocalises « woooo looo loooo » disparaissent au profit d’un thème plus sombre, méditatif, accompagné d’accordéon.

Ce choix audacieux témoigne de la volonté de Mike White d’aligner parfaitement le générique avec la thématique plus existentielle de cette saison, centrée sur la quête spirituelle et la confrontation à la mort.

À chaque saison, le visionneur est invité à reconstruire ce puzzle sémiotique, à tisser des liens entre les éléments du générique et les développements narratifs. Ce processus actif d’interprétation constitue ce que notre recherche identifie comme la « circulation du sens par le visionneur » –  une dynamique particulièrement visible dans cette série d’anthologie.

La musique comme point d’ancrage

Au cœur de la controverse sur le générique de la saison 3 se trouve la musique de Cristobal Tapia de Veer, compositeur québécois d’origine chilienne dont la signature sonore était devenue indissociable de l’identité de The White Lotus.

Son cocktail unique mêlant percussions tribales, vocalises distordues et sonorités électroniques avait créé une atmosphère aussi envoûtante qu’inquiétante, parfaitement alignée avec l’ambiance satirique de la série.

Cette musique a rapidement transcendé le cadre de la série pour devenir un phénomène culturel à part entière.

« avec ses quelques notes de harpe et son rythme entraînant, c’est le générique de série qui a fait danser des milliers de personnes devant leur télé, et même en soirée », explique la comédienne Charlotte Le Bon

Le thème a envahi TikTok et certains clubs où des DJ l’ont intégré à leurs sets, illustrant sa capacité à fonctionner comme un objet culturel autonome.

La musique du générique est devenue, selon les termes de Barthes, un « ancrage » qui guide notre interprétation de la série. Répétée au début de chaque épisode, elle fonctionne comme un signal familier qui nous introduit dans cet univers.

En changeant radicalement cette signature musicale pour la saison 3, Mike White fait plus qu’un simple choix esthétique. Il bouscule nos repères, mais nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, en parfaite cohérence avec la thématique spirituelle de cette saison thaïlandaise.

Le générique comme espace de dialogue

L’évolution des génériques de The White Lotus et la controverse entourant le changement musical de la troisième saison illustrent une tendance significative : l’émergence du générique comme espace privilégié de dialogue entre créateurs et public dans les séries contemporaines.

Cette transformation s’observe dans plusieurs génériques que nous avons étudiés. Celui de The Wire (HBO, 2002-2008) utilise ainsi la répétition et la variation comme principe fondateur : chaque saison reprend la même chanson (« Way Down in the Hôle »), mais avec un interprète différent, reflétant le changement de focus narratif sur un autre aspect de Baltimore, ville centrale de la série. Game of Thrones (HBO, 2011-2019) propose une carte interactive qui évolue selon les lieux importants de chaque épisode, permettant au spectateur de se repérer dans cet univers complexe tout en annonçant les enjeux géopolitiques à venir. Quant à Westworld (HBO, 2016-2022), son générique utilise des images de synthèse évoquant la création d’androïdes, suggérant déjà les thèmes de la conscience artificielle et du transhumanisme qui traversent la série.

Official Opening Credits: Game of Thrones, HBO.

Dans une époque où l’on peut facilement sauter le générique d’un simple clic, leur transformation en objets culturels autonomes, parfois cultes, témoigne paradoxalement de leur importance croissante. Ces séquences ne sont plus de simples portes d’entrée fonctionnelles vers la fiction, mais des œuvres à part entière qui condensent l’essence de la série tout en sollicitant activement notre interprétation.

L’approche sociosémiotique nous permet de comprendre comment le sens de ces génériques circule et évolue selon le parcours du visionneur.

Dans le cas des génériques de The White Lotus, cette circulation du sens opère à plusieurs niveaux : entre les épisodes d’une même saison, entre les différentes saisons, et même au-delà de la série, lorsque le thème musical devient un phénomène culturel indépendant. Le changement radical opéré pour la saison 3 peut ainsi être compris non pas comme un simple revirement esthétique, mais comme une invitation à participer à une nouvelle quête de sens, parfaitement alignée avec la thématique spirituelle de cette saison.

En nous bousculant dans nos habitudes, Mike White nous incite à renouveler notre regard et notre écoute, à redécouvrir le générique comme un espace d’interprétation active plutôt que comme un simple rituel de reconnaissance.

Cette controverse nous rappelle finalement que les génériques sont devenus des lieux privilégiés d’expression artistique et de circulation du sens dans les séries contemporaines. Ils confirment que, dans l’âge d’or télévisuel actuel, chaque élément, jusqu’au plus périphérique, participe pleinement à l’expérience narrative globale et à notre engagement actif dans l’interprétation de ces œuvres.


Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche de Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz, « Hyperesthétisation du générique TV : circulation du sens par le visionneur », paru dans le n°28 de la revue CIRCAV (Cahiers interdisciplinaires de la recherche en communication audiovisuelle).

Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.