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Le cinéma des Jeux olympiques : toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus fort

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Le cinéma des Jeux olympiques : toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus fort

Les athlètes britanniques Harold Abrahams (à gauche) et Eric Liddell (à droite) participants des Jeux olympiques de Paris en 1924 : de l’Histoire en noir et blanc à l’histoire cinématographique colorée, il n’y a qu’un pas. Montage : Julien Jouny-Rivier
Julien Jouny-Rivier, ESSCA School of Management

Cet été, et hors éditions hivernales, la France accueille les Jeux olympiques pour la troisième fois de son histoire (et paralympique pour la première fois) après 1900 et 1924. Entre mythe et réalité, le premier événement sportif du monde moderne est une source intarissable de scenarii pour le cinéma. Bien souvent dramatiques (Munich, La couleur de la victoire (Race), Richard Jewell, Sans limites (Without Limit), Les Chariots de feu (Chariots of Fire)) avec parfois une pointe d’humour (_Rasta Rockett (Cool Runnings), Eddie the Eagle), nombreux sont les biopics ou films inspirés d’une histoire vraie.

A une époque où l’Histoire s’apprend autant, si ce n’est plus, sur les écrans que dans les livres, revenons sur cette relation entre sport olympique et cinéma.

Le 26 juillet 2024, 205 nations représentées par 10 500 athlètes vont se retrouver à Paris, et quelques autres villes françaises, pour se disputer les 5 084 médailles distribuées dans le cadre des 329 épreuves de l’événement (549 épreuves pour les Jeux Paralympiques). A titre de comparaison, en 1900, seules 24 nations se rencontraient dans le cadre des 95 épreuves programmées.

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Nombre de performances et d’histoires vont s’écrire en l’espace de quelques semaines. Certaines auront assurément le privilège de se voir décliner au cinéma. Mais face à la magie authentique du direct, quelle valeur accorder au reflet cinématographique a posteriori du plus grand événement sportif du monde ? A travers trois films qui ont marqué les 40 dernières années, tâchons de répondre à cette question et d’ouvrir notre regard sur les conséquences que génèrent un média tel que le cinéma sur l’histoire olympique.

Plus haut : Eddie the Eagle (2016)

« Lors de ces Jeux, des concurrents ont gagné l’or, certains ont battu des records, et certains d’entre vous ont même volé comme un aigle ». C’est avec ces mots que Franck King, Président du Comité d’Organisation des Jeux olympiques d’Hiver de Calgary (1988), entama son discours de clôture.

Un hommage direct à Michaël Edwards, concurrent britannique ayant terminé dernier des deux épreuves de saut à ski (70 et 90 mètres), il entérine aujourd’hui encore l’un des plus magnifiques échecs héroïques des Jeux olympiques modernes.

Peu entraîné, hypermétrope à un niveau potentiellement paralympique aujourd’hui, et non soutenu par le CIO ni par son propre pays, Michaël Edwards restera l’un des derniers symboles de l’amateurisme courageux cher au baron Pierre de Coubertin. En effet, ses performances seront directement à l’origine d’une règle de limitation des possibilités de qualification des athlètes amateurs mise en place dans la [Charte Olympique en 1990]. En effet, à partir de cette date les normes de performances pré-qualificatives aux Jeux Olympiques sont devenus de plus en plus élevées, rendant bien plus improbables des participations comme celle d’Eddie the Eagle.

Un tel parcours ne pouvant rester cantonné à l’histoire olympique, c’est en 2016 que le réalisateur Dexter Fletcher retrace le parcours de cet athlète pour participer aux Jeux Olympiques dans le film Eddie the Eagle. Un film, présenté tel un biopic, que son protagoniste jugera 90 % non respectueux de la réalité au micro de la BBC en 2015, avant d’atténuer son discours au vu du succès du film.

Pourtant, entre accentuation de l’amateurisme du sportif, caricature surhumaine de son entraîneur joué par Hugh Jackman (en réalité, il a eu plus d’une vingtaine d’entraîneurs), dramatisation des sauts et des relations avec les autres sportifs et de la relation entre le père et l’athlète, la romance prend vite le pas sur la véritable histoire. Si le film présente un savant mélange de moments de bravoure, tendresse et abnégation, il minore la révolution historique provoquée par les deux sauts de Michaël Edwards.

Ces quelques secondes de vol, au cours desquelles il s’élance « tel un aigle » donc, ont suffi à ébranler la pensée originelle des Jeux édictée un 24 juillet 1908 par le Baron Pierre de Coubertin et à élever les barrières à la participation des générations futures d’athlètes amateurs.

Plus fort : Rasta Rockett (1993)

Calgary 1988 : une date historique pour l’amateurisme olympique. Passant des airs à la piste de bobsleigh, c’est encore dans la glace que le cinéma va trouver ici une source d’inspiration. Accueillies froidement par la Fédération internationale de bobsleigh et de tobogganing, les équipes jamaïcaines de bob à 2 et à 4 participent aux Jeux olympiques de 1988 sans qualification préalable. Le premier fait historique sur le plan olympique est d’ailleurs l’œuvre de l’équipe de bob à 2 puisque le pilote, Dudley Stokes, et son co-équipier, Michaël White, deviennent les premiers athlètes jamaïcains à participer aux Jeux d’hiver. Les performances lors des 4 manches sont anecdotiques, expliquant en partie l’absence de toute référence à cette équipe dans le film Rasta Rockett et l’oubli du caractère pionnier de leur participation, le film se concentrant intégralement sur les épreuves de bob à 4.

La mise en relief de l’équipe jamaïcaine de bobsleigh en 1988 est en réalité le fruit d’un concours de circonstances médiatiques. C’est la disparition prématurée de l’équipe de hockey sur glace des États-Unis de la compétition (éliminée en phase de groupe) qui oblige les médias américains à focaliser leur temps d’antenne sur une autre épreuve. Ils choisissent l’équipe de Jamaïque de bob à 4, en parallèle de l’équipe américaine qui finira 4e. A l’instar du bob à 2, les performances de l’équipe de Jamaïque de bob à 4, où Dudley Stokes et Michaël White sont toujours présents participant aux deux épreuves, restent anecdotiques. 24e puis 25e des deux premières manches, sur 26 nations participantes, seules les erreurs de départ, casses mécaniques et l’information que l’un des 4 athlètes n’était jamais monté dans un bobsleigh de sa vie avant la compétition, se voient commentées.

C’est la troisième manche qui fera entrer cette équipe dans la légende et lui ouvrira les portes d’une seconde vie cinématographique. Bien que blessé à l’épaule, le pilote Dudley Stokes et son équipe parviennent à réaliser le 7e temps de départ le plus rapide. Au vu de l’inexpérience de cette équipe, c’est un exploit majeur. Cela ne s’arrête pas là puisque lors d’un virage mal négocié, le bob se retourne. Heureusement, l’équipage sort indemne et pousse son bob jusqu’au bout de la piste. L’image restera gravée dans les mémoires… jusqu’en 1993 et sa réécriture cinématographique.

A cette date, le réalisateur Jon Turteltaub est engagé par Walt Disney Pictures pour tourner un film retraçant cette histoire. Dans le film, l’équipe de bob à 4 ne pousse plus son bob jusqu’à la ligne d’arrivée, mais le porte sur ses épaules faisant fit de la blessure de Stokes et de l’impossibilité d’un tel acte au vu du poids de l’engin et de la dangerosité des lames de patins. La photo est belle, certes, mais désinforme sur la réalité des faits et de la discipline pour les néophytes.

Sur le plan de la performance sportive stricto sensu, la troisième manche des Jamaïcains bat tous les records de temps, départ et intermédiaires compris, avant la chute qui elle aussi se voit romancée. Ce n’est plus une erreur de pilotage qui en est à l’origine, mais une avarie progressive du vieux bob prêté dans le film par l’équipe américaine, faisant fi du réel soutien de la fédération américaine bien avant la compétition ayant offert deux bobs et un entraîneur qualifié. Les origines de l’entraîneur sont modifiées, tout comme celle de toute l’équipe où les militaires volontaires sont remplacés par des sprinters ayant manqué leur qualification olympique pour les Jeux Olympiques d’été (fait anachronique en soi puisque les qualifications pour les Jeux d’été ont lieu plus tard).

Mais au-delà des dissonances techniques, c’est l’orientation sociétale du film qui peut poser quelque peu question. En effet, en sus d’une scène de sabotage du bob jamaïquain par un concurrent adverse la veille de la troisième manche (scène finalement coupée au montage), le film met en avant une animosité exacerbée des autres athlètes envers l’équipe jamaïcaine, sur fond d’iniquité sportive mais aussi de racisme à travers le personnage du pilote de l’équipe allemande de l’Est. Cette orientation inexistante sera dénoncée par l’entraîneur de l’équipe, Pat Brown. Néanmoins, encore aujourd’hui, elle reste gravée dans l’imaginaire collectif.

Plus vite : Les Chariots de Feu (1981)

Plus de bob à pousser, plus de matériel, seul comptent le corps et l’esprit dans les Chariots de Feu qui se concentre sur le sport roi de l’olympisme : l’athlétisme. Véritable base cinéphile dans les établissements universitaires de Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS), ce film raconte le parcours de l’équipe d’Angleterre d’athlétisme aux Jeux Olympiques de Paris en 1924, et plus précisément la préparation et les victoires d’Harold Abrahams (100m) et Eric Liddell (400m).

Fondé sur des faits plus anciens que les deux films précédemment présentés, Les Chariots de Feu présente également une autre singularité : l’importance de la patrie. Le patriotisme est ici célébré à travers le sport et les valeurs de l’olympisme entrant en totale résonance avec les principes de vertu et de grandeur irradiant ces jeunes hommes ayant connu la première guerre mondiale sans, pour la plupart, y avoir participé directement du fait de leur âge. En cela, le film présente une grande fidélité aux récits de l’époque après-guerre et du sentiment de devoir chez cette génération d’entre deux guerres. Toutefois, l’œuvre n’est pas exempte d’orientations scénaristiques visant, à l’instar des deux exemples précédents, à accentuer la dramaturgie de l’œuvre au détriment de sa véracité. Deux axes sont dès lors mis en avant en parallèle de la performance sportive en elle-même : l’antisémitisme et la religion. Tous deux sont incarnés respectivement par Abrahams, de confession juive, et Liddell, de confession chrétienne.

Le réalisateur du film, Hugh Hudson, choisit sciemment de modifier l’un des faits les plus marquants de la participation d’Eric Liddell au Jeux : son refus de concourir un dimanche en lien avec sa religion quelques jours avant l’épreuve, provoquant l’opprobre du staff des lords britanniques accompagnant la délégation.

Ce refus de pratiquer la moindre activité sportive le jour du Seigneur pour Eric Liddell est authentique. Mais, le film modifie ce fait sur fond de solidarité entre athlètes britaniques, dans un sport purement individuel à la base, il convient de le noter. Dès lors, dans l’histoire racontée cette potentielle non participation se voit sauvée par un co-équipier anglais, Lord Andrew Lindsay, acceptant de laisser sa place à Eric Liddell sur l’épreuve du 400m se déroulant un jeudi. La véritable histoire, elle, diffère quelque peu. Ainsi, l’information calendaire des Jeux était en réalité connue depuis des mois et la délégation anglaise s’y était adaptée sans réel problème. L’entraînement d’Eric Liddell avait été adapté longtemps à l’avance pour qu’il concoure à l’épreuve des 400m, dans le respect de ses convictions religieuses, épreuve dans laquelle il était également performant et qu’il remporta.

Dans le même ordre d’idée, la mise en avant des difficultés d’Harold Abrahams, liées à sa confession juive, se voit exacerbée et focalisée au sein du récit. Sa mise en parallèle avec son approche professionnelle de l’entraînement (inexistante à l’époque) floute une base historique pourtant essentielle dans l’histoire des Jeux olympiques. Ce choix mystifie l’intégration sans faille de l’athlète au sein de l’équipe britannique, qui avait déjà participé aux Jeux de 1920 à Anvers, et dénature la petite révolution qu’il mettra en marche avec un entraîneur professionnel, Sam Mussabini, à une époque où l’amateurisme est roi ; une révolution du professionnalisme olympique débutée en 1924 et qui se verra, d’une certaine manière, entérinée involontairement par le cas Eddie Edwards en 1988 et la naissance de la Charte Olympique en 1990 limitant la participation des athlètes amateurs.

Ensemble

En 2021, la devise olympique du Père Henri Didon utilisée par le Baron Pierre de Coubertin lors de la fondation du CIO en 1894, a changé. Un mot a été ajouté lors de la 138e session du CIO à Tokyo, passant de « Citius, Altius, Fortius » à « Citius, Altius, Fortius, Communiter », littéralement « plus vite, plus haut, plus fort, ensemble ».

Le cinéma, média rassembleur par essence répond parfaitement à cette évolution de la devise. En prenant des libertés sur les performances sportives et sur la vie des athlètes, il fixe dans l’imaginaire collectif les histoires olympiques les plus marquantes, tout en veillant à parler au plus grand nombre et à s’adapter à son époque. C’est ainsi qu’au-delà des trois films présentés ci-dessus, l’exemple le plus marquant d’usage du cinéma pour réécrire l’histoire olympique reste peut-être la finale de basket-ball masculin des Jeux olympiques de Munich en 1972. En 2018, la superproduction patriotique russe Dvijenie vverkh (« Trois secondes » en Français) vient donner un énième point de vue de l’histoire de cette finale remportée par la Russie d’un point sur les États-Unis ; victoire entourée de nombreuses polémiques.

Cet exemple extrême, tout comme Eddie the Eagle, Rasta Rockett ou les Chariots de Feu à un degré moindre, corrobore l’idée que le cinéma sait valoriser les exploits sportifs réalisés lors des Jeux olympiques. Néanmoins, il ne faut pas oublier que le spectacle y prend souvent le pas sur les faits historiques ; particulièrement au vu de son importance grandissante dans les schémas éducatifs des générations actuelles. Ce recul est essentiel pour que la réalité des exploits passés conserve sa véracité et ne se voit pas remplacée par des récits contés toujours plus vite, toujours haut, toujours plus fort.

Julien Jouny-Rivier, Professeur associé et Maître de conférences universitaire en Marketing & Management Sportif, Handicap & Digital, ESSCA School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Pourquoi pratiquer le seins nus n’a rien d’anodin 

Thelma Bacon, Université d'Angers

La nudité ou la semi-nudité telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en France relève davantage des espaces privés que des espaces publics et la dénudation totale ou partielle ne peut s’effectuer sans heurts que dans des endroits spécifiques tels que les vestiaires d’un établissement sportif.

Ainsi, exposer en public sa poitrine n’est pas un geste anodin. Cette exposition peut être un acte militant comme lors de la récente irruption de militantes FEMEN à un rassemblement de Jordan Bardella, mais exposer ses seins nus peut également être une simple pratique balnéaire avec pour objectif principal le confort induit par l’absence de haut de maillot de bain et l’évitement des marques de bronzage.

Seins nus tolérés à la plage

Ainsi, la plage constitue l’un des seuls endroits où il n’est pas déplacé de s’allonger partiellement dévêtu à côté d’inconnus. Il s’agit donc un espace-temps parfaitement délimité : le sable marque une frontière stricte et infranchissable au-delà de laquelle certaines pratiques, comme la dénudation du corps en maillot de bain ou encore plus lorsqu’il est question des seins nus, ne seraient pas acceptées.

Sur la plage, il est donc possible de se dénuder sans pour autant que cela ne vienne perturber les bonnes mœurs. Comment des femmes peuvent-elles alors se montrer seins nus sur la plage sans pour autant être érotisées par tous les hommes en présence ? Simplement parce que, selon le sociologue Jean-Claude Kaufmann, « l’exposition de la nudité rend le nu moins apparent ». Il est alors possible de parler de « construction de l’invisible », de banalisation. Un des arguments fréquemment employés par les femmes est le suivant : « On est toutes faites pareil ». Ainsi, toujours selon Kaufmann, « la banalisation procéderait de l’impersonnalité du sein en général. L’archaïque attirance visuelle ne serait alors due qu’à la rareté du bien qui, se transformant aujourd’hui en abondance, supprimerait tout attrait ».

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Or, cette libération apparente n’est en réalité que le déplacement de normes des cadres extérieurs vers des mécanismes intimes. Le fait de se dénuder à la plage représente alors un processus de civilisation et de contrôle de soi puisque des individus peuvent se voir quasi nus sans pour autant manifester d’émotions sexuelles. C’est une preuve de contrôle, d’intériorisation et même de refoulement des pulsions immédiates.

Ainsi, l’exposition des seins nus sur la plage n’est pas une pratique anodine et a nécessité un apprentissage de techniques particulières. Par exemple, concernant la manière de se placer, la position allongée représente celle qui offre le plus d’intimité. Pour les femmes adeptes de la pratique, le fait de se mettre debout relève d’une connotation différente : elles sont davantage observées et beaucoup se rhabillent lorsqu’elles se lèvent.

Il existe toutefois certaines « dérogations » lorsque par exemple l’action est justifiée (on ne se promène pas sans but) et particulièrement si le mouvement n’est pas prémédité (comme se relever pour récupérer un parasol envolé). Cela peut également être admis lorsque la distance parcourue n’est pas trop grande (certaines femmes s’installent alors en bordure de rivage pour raccourcir le trajet jusqu’à la baignade). De plus, l’attitude adoptée est primordiale : pour se lever et rester seins nus, il ne faut pas adopter une démarche traînante, avoir un but visé. En bref : il ne faut pas avoir l’air de vouloir « se montrer ».

Une pratique en déclin

Malgré cet apprentissage des techniques spécifiques, la pratique des seins nus, apparue à St Tropez dans les années 1960 a fortement décliné dans les années 2000. Selon une étude IFOP, si 43 % des femmes déclaraient pratiquer régulièrement les seins nus à la plage en 1984, elles ne sont plus que 19 % en 2019. Le phénomène est donc actuellement passé de mode. Mais pour quelles raisons ?

Dans un premier temps, il semblerait que le discours médical incitant à se protéger du soleil ait eu un fort impact puisque 56 % des Françaises interrogées évoquent les risques encourus par le soleil sur la peau comme frein à la pratique. Pourtant, si cet argument est effectivement le premier évoqué, il semblerait que le regard des autres, et plus particulièrement des hommes, soit en réalité le frein le plus important. Ainsi, 35 % d’entre elles évoquent le « regard concupiscent des hommes », 28 % évoquent « la crainte de critiques négatives » sur leur physique, 27 % évoquent « la crainte de faire l’objet d’une agression verbale, physique ou sexuelle », et 23 % évoquent « la crainte d’être perçue comme une femme impudique ou indécente ». Le regard des autres est d’autant plus prégnant lorsque la question est posée au moins de 25 ans puisque les risques médicaux n’arrivent qu’en quatrième position derrière le regard des hommes (59 %), la crainte d’une agression (51 %) et la crainte des critiques négatives sur le physique (41 %). Sur la plage, on peut donc identifier des limites qui séparent ce qui peut être fait et ce qui est déconseillé. Ces limites sont d’ordre géographique (le sable) et morphologiques (les femmes peuvent être jugées trop vieilles ou leurs seins jugés trop volumineux pour qu’il soit acceptable de les montrer).

Ainsi, tout en donnant l’impression de ne rien regarder d’autre que le paysage global, chacun observe en réalité ce qu’il se passe tout autour et le moindre écart de comportement ou de morphologie accroche le regard quel que puisse être le désir de la personne de ne pas regarder. Chacun observe chacun et chacun observe la manière dont il est observé. En réalité, la communication passe très peu par la parole, presque tout se joue dans le regard. Ainsi, les seins, habituellement cachés, une fois nus, attirent le regard. Ils impliquent donc un effort de contrôle du regard et des émotions qui ne doit néanmoins pas se donner à voir comme tel. La plage, c’est « l’art du voir sans voir ». Il n’existe donc pas d’action qui soit banale par nature et se dénuder sur la plage, « enlever son haut de maillot n’est pas un geste simple, naturel, sans problèmes ; il s’inscrit dans un processus historique et dans un ensemble de règles de comportements extraordinairement sophistiquées, définissant qui a le droit de faire quoi et comment », pour citer Jean-Claude Kaufmann.

Bien que les seins nus à la plage puissent inciter à une désexualisation de la nudité, cette désexualisation n’est pas systématique et nécessite un apprentissage de la part des pratiquantes, mais également des observatrices et observateurs.

Thelma Bacon, Doctorante en sociologie , Université d'Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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L’urbex, une invitation au voyage dans un espace-temps autre

L'urbex - la contraction d'exploration urbaine - témoigne d'un rapport au lieu et au temps. Silivia73 Shutterstock
Laurence Graillot, Université de Bourgogne

En avril 2024, l’urbex – la contraction pour urban exploration – a attiré l’attention des médias à cause de deux évènements dramatiques : le décès de deux jeunes pratiquants.

Le terme urbex fut introduit et popularisé dans les années 1990 par Jeff Chapman (aka Ninjalicious) pour désigner la visite de sites bâtis, abandonnés par les activités sociales ou non, interdits au grand public ou difficiles d’accès. Les visites peuvent concerner des manoirs, par exemple le

dans l’Essonne ou des usines (par exemple le Packard Motor Plant à Détroit), des centres commerciaux (ex :
en Virginie), des villes fantômes (avant la guerre en Ukraine,
)…

La pratique de l’urbex suppose d’honorer deux principes éthiques édictés par Ninjalicious : les lieux explorés doivent être respectés (pas de casse, de vols) et préservés (pas de diffusion d’informations les concernant).

Une conséquence inattendue de la désindustrialisation

Ce phénomène est apparu il y a environ 30 ans, aux États-Unis et notamment à Détroit. Cette ville, centre de la production automobile au début du XXe siècle, fut ensuite touchée par des crises économiques et urbaines qui conduisirent à la fermeture de nombreuses usines. Le développement de cette pratique s’explique notamment par l’abandon de bâtiments occasionné par la désindustrialisation, par la constitution de communautés actives et par une exposition dans certains médias. Par exemple, il existe des sites Internet, des chaînes YouTube (ex : le Grand JD), des hashtags et des comptes Instagram (ex : #urbex_utopia, @urbex_supreme).

Malgré le caractère illégal de l’urbex et les risques encourus, son attrait peut s’expliquer par le fait qu’elle peut être mise en parallèle avec le voyage. D’une part, à l’origine, ce dernier consistait en des explorations qui présentent certaines spécificités. D’autre part, l’urbex peut être appréhendée comme un voyage dans un autre espace-temps.

Explorateur des temps modernes ?

Le caractère exploratoire de l’urbex, qui implique de s’introduire dans des espaces qui ne sont pas ceux du monde normal et qui sont cachés des regards, invite à rapprocher cette pratique du voyage. En effet, entre le milieu du quinzième siècle et le XIXe siècle, voyager consistait en des explorations, ce qui sous-entendait de passer d’un monde connu à un monde inconnu, des découvertes et des risques. L’urbexeur représente donc un explorateur des temps modernes car il est souvent le premier à visiter des espaces abandonnés.

L’exploration a été analysée par la psychologie environnementale qui établit que les individus tendent à préférer tout particulièrement les environnements qui offrent des informations incitant à explorer. L’intérêt de l’exploration est de mettre à jour des informations additionnelles susceptibles d’attirer et de retenir un individu dans un environnement.

Du mystère, pas des surprises

Il a aussi été montré que l’exploration est liée au mystère. Ce dernier assure qu’une progression dans un environnement offrira des informations plus nombreuses. Le mystère diffère de la surprise : il incite à explorer encore plus.

Cette quête est soulignée dans le cadre de l’urbex. Cette dernière est même appréhendée comme une pratique occulte qui permet de révéler des mystères cachés, cette révélation étant source d’enchantement.

L’urbex désigne une pratique qui mobilise des marges et des interstices du temps et de l’espace non encore investis par une organisation marchande. En outre, les espaces de l’urbex représentent des substituts à l’utopie qui s’interpénètrent lors des stratégies mises en œuvre par l’individu pour déceler de l’enchantement dans le monde.

L’émergence des « ruin porn »

L’urbex, qui représente une dérive, donne la possibilité de retrouver une liberté permettant de détourner des lieux, des usages, des temps, des sens… La notion de dérive invite à introduire le voyeurisme du flâneur qui l’incite à être attiré par les coins sombres et sordides de la ville. Les espaces de l’urbex peuvent alors faire l’objet de voyeurisme et donner lieu à la « ruin porn ». Celle-ci fait référence aux vidéos et aux photos réalisées dans les lieux visités qui les réduisent à une simple esthétique de la décadence en les détachant de leurs contextes social, historique…

Néanmoins, les urbexeurs peuvent aussi effectuer des vidéos et des photos pour conserver des traces du passé avant que la dégradation du lieu physique n’élimine son histoire. Cet attrait pour les ruines, et plus généralement pour le passé, relève d’un premier substitut à l’utopie qui est la rétrotopie. Elle désigne la tendance croissante des individus « désenchantés » à se tourner avec nostalgie vers le passé pour combler ce qui leur manque. Les utopies ne seraient alors plus orientées vers le futur mais vers le passé.

Les six dimensions de l’hétérotopie

L’urbex fait passer d’un monde à un autre isolé du quotidien habituel. Cet autre monde représente un deuxième substitut à l’utopie en étant une hétérotopie. En effet, celle-ci correspond à un lieu réel, à un espace autre, à une utopie localisée (par exemple les villages de vacances). Il a été montré que les espaces de l’urbex satisfont les six principes fondant une hétérotopie. Par exemple, ces espaces constituent des hétérotopies de déviation. Elles désignent des lieux investis par des individus dont le comportement est considéré comme déviant (par exemple les établissements psychiatriques).

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Les espaces de l’urbex, pour leur part, sont fréquentés par des personnes traversant une frontière légale pour accéder à un espace et une frontière créative en s’opposant à la superficialité et à la certitude fabriquée et organisée du consumérisme peu enclin au risque. À cet égard, l’urbexeur n’achète pas des aventures organisées. Il invente les siennes. Par ailleurs, les espaces de l’urbex occasionnent des pratiques qualifiées de dissidentes car elles entretiennent une relation illégitime, inédite, inhabituelle ou transgressive avec l’espace ou le temps. D’autre part, les espaces de l’urbex réunissent en un seul lieu réel plusieurs emplacements incompatibles. En effet, ces espaces juxtaposent un espace de la dénotation essentiellement lié au visible et un espace de la connotation. Ce dernier est généré par des sons, des odeurs, des ombres créées par une obscurité inhabituelle dans les espaces intérieurs quotidiens.

Cette référence à l’obscurité invite à introduire la scotopie, en tant que troisième substitut à l’utopie, qui désigne la vision dans la pénombre. En ne sollicitant pas spécialement la vue, une expérience d’urbex permet de redécouvrir d’autres aspects sensuels en raison de la faible luminosité offerte, ces autres aspects étant souvent exceptionnels dans la vie quotidienne. Finalement, les lieux de l’urbex possèdent, comme les hétérotopies, un système d’ouverture et de fermeture qui les isole et les rend pénétrables.

Une hétérotopie offre donc un espace et un temps hors de ceux de la vie quotidienne. Dans le cas de l’urbex, ce système est matérialisé par la présence de clôtures, de murs… interdisant l’accès des lieux au public et les séparant de l’espace quotidien qui les environne. Ce système permet de créer un espace d’exclusion assurant la survie de l’enchantement occasionné. Pour conclure sur ce caractère hétérotopique, il s’avère que les espaces de l’urbex réalisent et localisent les utopies de l’anticapitalisme, de la gratuité, de la liberté…

L’urbex et le tourisme

L’attrait exercé par l’urbex a incité des entreprises à s’approprier cette pratique non marchande en organisant des visites guidées de sites abandonnés (par exemple le chernobyl-tour.com, ou le Detroit urbex tours). Cette marchandisation fait écho à des recherches considérant que l’urbex peut générer un tourisme de l’abandon et, au-delà, qu’il y a une récupération par le capitalisme de la critique artististique qui dénonce la perte de sens produite par cette marchandisation. D’autres travaux estiment que l’urbex serait une forme d’anti-tourisme, voire qu’elle en serait l’au-delà.

Laurence Graillot, Maître de conférences en Sciences de gestion (marketing) - HDR, Université de Bourgogne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Le bronzage : une invention récente qui n’a pas le même sens partout dans le monde

Si cette pratique nous est très familière, le bronzage est pourtant une invention récente. Vincent Rivaud / pexels, CC BY
Vincent Coëffé, Université d'Angers

Voilà qui nous semble évident : le bronzage serait une esthétique corporelle née en France dans les années 1920 autour d’une figure sociale du monde de la mode, Coco Chanel. On peut pourtant revisiter ce passé en faisant varier les échelles spatiales et temporelles, en s’inspirant de la géohistoire telle qu’elle a été pensée par Christian Grataloup.

Il s’agit alors d’envisager le bronzage en tant qu’assemblage de pratiques, valeurs et normes corporelles, comme une invention qui attribue un sens culturel à des réalités biologiques, et qui exemplifie la dimension « hypersociale » de l’espèce humaine.

Bronzer nécessite de convoquer la temporalité historique, mais aussi les espaces et les spatialités des individus en société, jusqu’à interroger le Monde avec une majuscule. Car cette pratique sociale produit des liens entre les différentes parties de l’humanité.

L’utopie du corps « polynésien »

En suivant l’historien Pascal Ory, on mesure une partie du chemin parcouru au sein du « régime épidermique » fabriqué par les élites françaises : entre la période médiévale et l’entre-deux-guerres, la peau diaphane est codée positivement au point d’opérer une discontinuité sociale. La carnation attachée à l’ivoire ou à la neige, y compris celle qui est obtenue par le fard blanc, fonctionne ainsi comme un puissant marqueur de l’appartenance à l’aristocratie. L’artifice permet de distinguer immédiatement l’aristocrate du paysan dont la peau est métamorphosée elle aussi, mais par le labeur et le hâle, tous deux construits en tant que stigmates.

Autoportrait au chapeau de paille, Elisabeth Vigée le Brun, 1782. AU XVIII? siècle, le teint pâle est associé à la distinction aristocratique. Wikimedia

Toutefois, le XVIIIe siècle et les Lumières mettent à l’épreuve ce système normatif. Les découvreurs européens « bouclent » le Monde et construisent l’espace qu’ils nomment « Polynésie » en ailleurs désirable, une fascination qui s’exerce aussi sur l’Autre condensé dans une figure féminine. Là peut se fabriquer une équivalence symbolique : la noblesse tahitienne y est observée au travers d’une peau chromatiquement différente de celle qui est alors magnifiée en Europe. Cette vision aristocratique et masculine du monde exalte la beauté des « vahinés » surgies des retrouvailles fantasmées avec l’antique île grecque de Cythère, déplacée au XVIIIe siècle vers l’utopie du paradis tropical (la « Nouvelle-Cythère »).

Plus globalement, la couleur de peau des Tahitiens s’écarte à la fois du même (l’Européen « blanc ») et de l’autre radical incarné par les « Mélanésiens » (habitants des « îles noires »). C’est dans le sillage creusé par le primitivisme et la construction du « noble sauvage » (ou « bon sauvage ») que peut émerger plus tard chez Gauguin un imaginaire géographique au travers duquel jaillissent les couleurs. Le peintre fait alors écho aux récits orientalistes et à l’idéalisation du récit tahitien rapporté par Bougainville à travers son Voyage autour du monde (1771). Le corps « doré », plus ou moins dénudé, devient acceptable au travers d’une altérité construite par l’éloignement (temporel et spatial) qui l’intègre dans la catégorie de l’« exotique » et de l’« érotique ». Une première trame se déploie, mais il ne s’agit pas encore de bronzer.

Corps bronzé et « ensauvagement » maîtrisé

Les échelles française et européenne sont insuffisantes pour comprendre ce qui a permis l’avènement du bronzage en Occident, entendu comme l’aire discontinue déployée par l’Europe et ses projections à travers le Monde. C’est la tropicalité au travers de la vision occidentale de la plage des « Mers du Sud » qui permet la superposition du corps « exotisé » (promesse d’une transformation chromatique de la peau) et de la délectation de l’exposition solaire légitimée par l’héliothérapie, le « chaud » proliférant au travers du bain de mer ancré notamment dans le Pacifique en contexte étasunien.

Une dizaine d’années séparent L’Immoraliste (1902) d’André Gide qui met en scène un nouvel usage des plaisirs liés au bronzage, des récits de Jack London qui énoncent certains attributs de cette pratique au travers de son expérience hawaïenne.

Dans La croisière du Snark (1911), devenu un bestseller aux États-Unis, Waikiki est pour London le haut lieu de la performance des corps musculeux et « bronzés », célébrés au travers des relations que l’écrivain californien entretient avec le monde des surfeurs. La haute société dont la distinction passe par les pratiques touristiques est disposée à recevoir ces énoncés performatifs qui opèrent un renversement préparé par la construction du regard colonial. Si la classe laborieuse était hâlée par le travail déployé au-dehors, celle-ci est en train de glisser vers les ateliers des usines où la peau devient marquée par la pâleur codée en nouveau stigmate. Ce modèle corporel informe les cultures balnéaires de la Californie du sud à partir de la fin des années 1900, notamment le long du littoral de Los Angeles (Malibu, Santa Monica…), grâce à des démonstrations de surfeurs hawaïens recrutés par des hommes d’affaires soucieux d’y promouvoir le tourisme.

L’« ensauvagement » est ici discipliné par le recours à un travail rigoureux sur le corps que les Angelinos cherchent à embellir en s’affranchissant des normes médicales et hygiénistes, y compris par le bronzage. La plage sud-californienne est d’ailleurs un quasi-personnage géographique de l’industrie du cinéma qui s’installe dans la métropole au début des années 1900.

C’est par la rencontre entre des acteurs français et étasuniens que la pratique du bronzage se diffuse et infuse les normes corporelles en Occident. Quelques lieux mis en tourisme le long de la Côte d’Azur sont configurés afin de permettre les interactions sociales entre ces mondes culturels. Cannes, Antibes et Juan-les-Pins sont habités temporairement dans les années folles par des Américains qui fréquentent par ailleurs la Californie et la Floride.

Le couple millionnaire formé par Sara et Gerald Murphy qui séjournent à l’Hôtel du Cap-Eden-Roc d’Antibes, contribue ainsi à l’avènement de la plage estivale, en prolongeant de manière inédite leur statut d’« hivernants », métamorphosé en « estivants ». Leur capital social se cumule à leur « capital spatial », si bien que la plage habitée désormais l’été est agencée pour rendre possible les rencontres entre des acteurs culturels ouverts aux avant-gardes, autour d’écrivains et artistes qui s’intéressent à l’« art nègre ». Cet univers qui s’organise autour de la Lost Generation (Hemingway, Fitzgerald…), fait de la mobilité une ressource permettant d’habiter à d’autres moments la métropole parisienne où Joséphine Baker devient une icône « éroticoloniale ». L’iconicité de la « Vénus noire » est si forte que certaines femmes se colorent le visage avec du brou de noix afin de lui ressembler.

L’événement au cours duquel Coco Chanel aurait tombé l’ombrelle et exposé son visage au soleil à travers un ensemble de gestes quasi magiques souffre d’une documentation floue, et ses effets sur le renversement d’une norme multiséculaire restent donc surestimés. En revanche, son capital symbolique (prestige et notoriété) amplifie une dynamique en cours que l’industrie de la mode et des cosmétiques accompagne.

Dans l’entre-deux-guerres, la surface du maillot de bain rétrécit au prix de luttes sociales entre les Ligues catholiques et la jeune bourgeoisie moderniste. Articulé au succès des crèmes solaires, cet effeuillage renseigne sur la sensualité qui associe désormais le corps de plage à l’exposition solaire et à la transformation (plus ou moins éphémère) de la peau. La diffusion sociale du tourisme favorise l’avènement du bronzage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un enchevêtrement de thérapeutique, d’esthétique et d’hédonique. Ainsi, l’angoisse attachée à l’exposition du corps au soleil est réactivée quelques décennies plus tard avec l’émergence de nouvelles connaissances scientifiques interrogeant la vulnérabilité des différentes peaux humaines face au rayonnement ultraviolet. Le répertoire des modèles de bronzage s’élargit, jusqu’à sa mise à distance.

Une pratique mondialisée ?

Le bronzage est une pratique que l’on peut envisager comme un motif de la mondialité. Cela signifie aussi que sa diffusion vient heurter des filtres culturels qui en infléchissent les significations ou peuvent en refuser la réception. La valorisation positive de la peau diaphane constitue un motif culturel structurant dans certaines cultures « asiatiques » au moins (Chine, Inde, Japon, Corée…), si bien que l’exposition d’un corps dévoilé au soleil y reste une conduite socialement « déviante ». En Chine par exemple, le hâle est fortement associé à des valeurs négatives, surtout s’il altère le corps féminin, particulièrement investi par la norme de la peau « laiteuse » : le face-kini (cagoule qui voile la totalité de la tête à l’exception du nez et des yeux), pourtant porté avec parcimonie à l’échelle du littoral chinois, n’en reste pas moins le marqueur d’un dégoût culturel pour le bronzage.

Plage à Tianya Haijiao, Sanya, île de Hainan (Chine du sud). V. Coëffé, 29/11/2012, Fourni par l'auteur

Son appropriation est rendue possible en Chine par un nombre croissant de touristes chinois dénudant une partie de leur corps en différents lieux du littoral, comme certaines plages de l’île de Hainan (Chine du Sud) régulièrement désignée comme le « Hawaï chinois ». Même si la plage est encore largement pratiquée par les Chinois en tant que lieu de la découverte, du jeu et de la sociabilité, le bronzage y fait discrètement son apparition à travers l’univers du surf notamment, un sport nautique récemment investi par un petit nombre d’individus dont la trajectoire sociale révèle une pluralité de relations avec le Monde, par la mobilité et l’habiter métropolitain notamment.

Vincent Coëffé, Maître de conférences en géographie, Université d'Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Doubles maléfiques : quand la science-fiction explore la notion d’identité

Simon Bréan, Sorbonne Université

Copernic, Curie ou Einstein ont changé notre perception du monde en révélant ce qui s’y trouvait depuis toujours : le « et si… » de la science-fiction reprend ce modèle pour offrir des occasions de jeter un regard neuf, distancié, sur notre monde, ce que l’écrivain et journaliste Ariel Kyrou désigne comme des « philofictions ». Pour cela, chacun de ses récits explore de ce que l’universitaire et écrivain canadien Darko Suvin appelle un « novum », une rupture rationnelle avec notre conception du réel.

Autour de la notion d’identité personnelle se déploient des images de réplicants, clones, doubles issus de réalités alternatives. De nombreux novums jouent sur la substitution des individus, ce qui fragilise nos relations intersubjectives, tout comme la certitude d’un cogito, pierre d’angle de notre personnalité. Ces récits construisent des effets de dérèglement de l’identité en prolongeant les jeux d’inquiétante étrangeté de la littérature fantastique, mais aussi en construisant des logiques de continuité paradoxale, fondées sur la représentation de l’agentivité des personnages – autrement dit, leur capacité à prendre des décisions et à agir de manière autonome.

Modernités du Doppelgänger

Les récits conjecturaux réinventent la figure du Doppelgänger, ce double fantastique menaçant de nous remplacer. Celui-ci reste placé sous le signe de la menace angoissante, mais il exprime moins un conflit psychologique (la folie) que la remise en cause de notre for intérieur du fait de pressions sociales.

Dans le roman merveilleux-scientifique Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908), Maurice Renard en présente une version terrible et ironique. Le narrateur, Nicolas, découvre que son oncle, le docteur Lerne, a mis au point une technique de greffe universelle, qui permet de transplanter un cerveau humain dans un autre corps. Lui-même victime d’un échange contre-nature (avec un taureau), Nicolas nous permet d’en saisir l’écrasante aliénation, alors qu’il observe son corps agir loin de lui, animalisé et brutal. Pire encore, lorsqu’il comprend que le chirurgien a lui-même été victime d’un vol de corps par son machiavélique assistant, Nicolas sombre dans la folie, à l’idée qu’il soit dorénavant impossible de savoir qui se cache vraiment derrière le masque rassurant de nos proches : la structure même de la société s’effondre pour lui.

Tout en conservant l’impact de l’inquiétude fantastique, les récits de science-fiction exploitent la force propre du novum rationnel. Comme l’a montré l’historien du cinéma Simon Spiegel, la science-fiction tend à mettre en tension l’étrange et le familier, naturalisant l’étrange et au contraire distanciant le familier.

Dans la nouvelle « En apprenant à être moi » (1990), Greg Egan nous donne accès aux pensées d’un homme qui vit dans une société où un cerveau cristallin (le « cristal ») enregistre depuis la naissance les états de conscience de l’humain sur lequel il est greffé. Chacun, devenu adulte, choisit de faire procéder à l’ablation de son cerveau organique, moins durable et moins fiable, au profit du cristal. Sur le point de subir cette opération, le narrateur est déconnecté de son propre corps, et l’observe avec horreur être piloté par le cristal. Alors même que nous entrons en sympathie avec lui, nous comprenons qu’il s’agit en fait du cristal, lequel vient d’être coupé par accident de son modèle humain et développe sa propre personnalité. Si bien que, lorsque la nouvelle s’achève sur la prise de contrôle du corps par ce deuxième cerveau, nous sommes partagés entre un soulagement malsain de voir le narrateur sortir de cette aliénation, et l’intuition dérangeante que, dans l’affaire, nous nous plaçons du côté du voleur de corps – comme le fait toute cette société future.

Les récits de science-fiction transforment ainsi la question des doubles cherchant à prendre notre place en un fait objectif, et même en un phénomène social, ce qui se manifeste différemment selon les époques. Si L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) manifeste la force du conformisme, la capacité d’une propagande politique à évider les consciences tout en valorisant des comportements de citoyens modèles, le film US (2019) en offre une version plus violente, dans laquelle les doubles révoltés font un cauchemar de l’ambition morbide du gouvernement de remplacer ses citoyens en une population rendue docile par le clonage. Dans tous les cas, ce type de fiction associe l’horreur ressentie par ceux qui résistent au caractère inévitable de la conversion, mouvement de fond validé par la société elle-même.

Soi-même comme un autre

Les représentations travaillées par la science-fiction intègrent aussi des variantes nuancées, qui articulent à un questionnement technoscientifique la question de l’évolution de notre identité dans le temps. Une version ludique correspond à la fameuse « régénération » du Doctor Who dans la série du même nom, qui permet de prolonger la franchise en passant d’un acteur ou d’une actrice à l’autre. Tout artificiel qu’il soit, ce passage de relais a des manifestations concrètes dans la fiction, car le « même » personnage est réinventé sur le plan de la personnalité, tout en conservant les traits essentiels qui le rendent attachant, en particulier sa faculté à résoudre les problèmes par son inventivité.

L’évolution contrôlée de personnalité constitue parfois le novum central, comme dans la série Westworld (2016-2022), qui montre des androïdes reprogrammables, dont la personnalité subit des inflexions radicales, et qui volent parfois la place d’êtres humains. Or, même si cela reprend le principe de mise en doute radical du réel cher à l’auteur de science-fiction américain Philip K. Dick, le récit questionne surtout l’hypothèse de l’émergence de quelque chose de nouveau : la possibilité que, à partir de ces programmations multiples, un nouveau type d’identité se forme, par la conservation aléatoire d’éléments infimes, qui en viennent à constituer un principe d’organisation sous-jacent, puis de conscience supérieure.

Le format de la série télévisée semble particulièrement adapté à ce type d’idée, car les acteurs et actrices représentent un foyer de continuité corporelle, tandis que, à travers les métamorphoses, s’impose une agentivité récurrente des personnages.

Des sentiers qui bifurquent

Enfin, la versatilité de l’identité augmente lors de démultiplications qui confrontent des scénarios de vie, dans le cadre de voyages temporels ou d’univers multiples. Une forme schématique consiste à représenter un « univers-miroir », comme dans Star Trek, où les héros affrontent leurs doubles maléfiques, joués par les mêmes acteurs, habillés de sombre et portant des boucs machiavéliques. La logique du multivers est poussée à l’extrême dans les récits de superhéros, qui multiplient les variantes de leurs personnages iconiques. La franchise du Spiderverse en offre un traitement réflexif, en formulant à l’intérieur même de son univers des principes de continuité d’identité, fondant l’essence de chaque Spiderman sur une combinaison d’éléments narratifs (la perte d’un être cher comme fondement inévitable de la vocation) et d’éléments de style (comme l’autodérision), alors que les personnages eux-mêmes peuvent avoir une infinité d’apparences et de personnalités.

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De manière plus troublante, l’intrigue de la série Fringe met aux prises des versions antagonistes des mêmes personnages, dont les vies et les choix personnels résultent d’une divergence entre leurs univers, l’un des deux ayant subi une catastrophe qui a épargné l’autre. Chacun des personnages reconnaît dans la vie de l’autre des éléments de continuité, une certaine manière d’affronter les problèmes, mais surtout la façon dont les circonstances spécifiques de chaque univers ont façonné des personnalités divergentes, résultant de choix décisifs. C’est à l’exploration d’une variété de confrontations de ce type que nous invite Hervé Le Tellier dans L’Anomalie (2020) : une anomalie temporelle ayant produit le dédoublement, à plusieurs mois de distance, d’un avion et de ses passagers, ceux-ci ont la possibilité de mesurer ce que quelques mois de décalage peuvent entraîner en termes de maturation émotionnelle, et ce que le hasard occasionne pour la créativité artistique ou les choix philosophiques.

En suscitant à la fois distance cognitive et immersion fictionnelle, la science-fiction nous permet de jeter un nouveau regard sur la question complexe de l’identité. S’il n’est pas question de s’appuyer sur Westworld ou L’Anomalie pour nous constituer un modèle robuste de la notion d’identité personnelle, le plaisir mêlé d’inquiétude éprouvé face à ce type de récit nous permet de mettre à l’épreuve nos convictions en la matière, aiguisant notre esprit critique et nous préparant aux évolutions que pourraient causer les changements technoscientifiques de notre temps.


Simon Bréan est intervenu sur le thème des doubles maléfiques dans le cadre des rencontres recherche et création organisées par l’ANR à Avignon les 8 et 9 juillet derniers.

Simon Bréan, Maître de conférences en littérature française du XXe-XXIe siècles, Sorbonne Université

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Pourquoi existe-t-il des plages de sable fin et d’autres de galets ?

Vous avez forcément une préférence entre le sable fin et les galets, mais comment ces plages se forment-elles ? Sawyer Specter/Unsplash, CC BY
Fabrice Jouffray, Université Côte d’Azur

Pour les chanceux qui participent à la croisée des chemins estivaux, cette question évoque sans aucun doute un critère prioritaire dans le choix de la destination de vacances. Quels sont les processus en œuvre à l’origine d’un dépôt, qu’il s’agisse de sable ou de galets ?

Un dépôt sédimentaire correspond au transport d’éléments provenant de l’altération des roches sur le continent, et de leur sédimentation dans un milieu propice, ici le bord de mer. Qu’il s’agisse de sable ou de galet, ils correspondent à des sédiments dont la granulométrie diffère. Passons d’ailleurs sous silence la frontière qui sépare ces deux types de dépôts, pour éviter les débats de chiffre, et appuyons-nous sur l’expérience de chacun pour opposer un sable fin d’un dépôt de galet.

Des témoins du mode de transport et du milieu de dépôt

Dans certaines conditions favorables, il est possible d’observer des dépôts de plages fossilisés dont la succession verticale des couches permet alors de saisir la variation des conditions de dépôt au cours du temps.

Sur le chemin des Douaniers à cap d’Ail : des roches indiquent une séquence fossilisée de dépôts de plage variables. Fabrice Jouffray, Fourni par l'auteur

De cette manière, on déduit alors qu’un même milieu, sur quelques dizaines de milliers d’années, a pu présenter successivement des paysages très changeants, passant de la plage de sable à la plage de galets, voire à un pied de falaise peu accueillant. Le dépôt est donc sous le contrôle d’un ou plusieurs paramètres évolutifs.

De plus près, ces sédiments recèlent de nombreux indices renseignant sur leur origine, ainsi que sur leur transport. Alors qu’un dépôt de petits galets émoussés évoque un transport long favorable à leur fragmentation et leur polissage, un dépôt de blocs peu émoussés indiquera une fabrique avec peu de transport.

Ce constat souligne la nécessaire question du mode de transport. Au cours d’un effondrement, un bloc issu de la fragmentation d’une falaise se trouve aisément déplacé à quelques centaines de mètres de sa source, fonction de la pente rencontrée sur son trajet.

Mais comment alors comprendre les dépôts loin de la source ? L’observation des processus actuels nous renseigne alors sur l’origine des dépôts anciens. Les cours d’eau sont les vecteurs de transport des fragments rocheux qui s’altèrent à plus ou moins longue distance des bandes littorales. Ce transport depuis la source prend le nom d’érosion. Les temps de transport ont été étudiés et concernent une période allant d’un simple épisode de crue (transport massif à longue distance) à plusieurs dizaines de milliers d’années.

Une fois le transport accompli, les fragments se déposent dans un milieu suffisamment calme pour que ces derniers ne subissent plus de déplacement conséquent. Les lieux calmes seront propices aux dépôts, et plus les milieux seront calmes, plus les fragments fins pourront s’y décanter, constituant alors les paysages typiques des baies et des anses.

À l’inverse, les fronts de mer où la houle est puissante ne constituent pas de bons milieux de dépôt. La sédimentation y est instable et le trait de côte correspond à de la roche dénudée, soumise aux assauts incessants des vagues de haute énergie. C’est un paysage récurrent des caps ou du front des îles dans le vent.

Tout est donc une question d’énergie mécanique mise en jeu dans la circulation de l’eau à la surface de la Terre. Lorsqu’elle s’écoule depuis sa source jusqu’à l’embouchure, l’eau perd de l’énergie potentielle en partie convertie en énergie cinétique. Loin en amont, le cours d’eau adopte un profil de pente conséquent, l’énergie en jeu y est alors forte et mobilise les fragments les plus massifs. En aval, le cours d’eau s’élargit et les pentes s’adoucissent. L’eau perd de son énergie. Les gros fragments se déposent dans le lit, et seuls restent mobiles les fragments de taille plus modérée… et ainsi de suite. En bout de course, on constate alors le long des cours d’eau, le résultat d’un classement des fragments.

Saisie d’écran sur le site Geoportail des principales embouchures du territoire de la France continentale. Fourni par l'auteur

Ce classement est complet dès lors que le lit du cours d’eau traverse de basses vallées dont la topographie est marquée par une très faible pente. Le développement total du cours d’eau est également souvent un bon indicateur du classement. Bien développé, le classement ne laisse plus que le sable parvenir à l’embouchure. Pour s’en convaincre, il suffit juste de comparer les photos satellitaires des embouchures de nos rivières principales. Si les grands fleuves rejettent en mer de grandes quantités de sédiments fins, l’observation montre que le sud-est de la France échappe à la règle.

Prenons le cas extrême de la région niçoise. Aucun grand fleuve n’assure l’approvisionnement conséquent des dépôts de plage. Autre particularité, tous les fleuves côtiers adoptent des pentes exceptionnellement fortes. C’est que la région niçoise est une région de montagnes. Le massif de l’Argentera situé à 50 km du bord de mer, culmine à plus de 3000 mètres d’altitude. L’énergie des rivières qui y prennent leur source se maintient donc jusqu’à leur embouchure. Le classement demeure donc incomplet et les dépôts qui atteignent la mer sont donc plus grossiers et hétérogènes.

Le reflet du contexte géologique local à régional

Nous commençons donc à dessiner les contours d’une réponse à la question posée. Mais un détour par la chimie est nécessaire pour percevoir la complexité des processus en jeu. Le sable apparaît sur nos plages dès lors que les produits grossiers d’érosion se sont déposés sur le continent dans le lit des fleuves. Lorsque ce n’est pas le cas, ces gros éléments participent à la sédimentation du bord de mer. À ce stade, précisons que les plages de galets ne sont pas de beaux dépôts homogènes, mais qu’ils sont le résultat d’un mélange.

Cela présuppose donc que les cours d’eau charrient des fragments grossiers de type « galet », mais qu’ils emportent également une fraction de granulométrie plus fine donnant les sables. Dans les faits, les cours d’eau transportent les fragments des roches constitutives de leur bassin versant. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que toutes les roches n’adoptent pas le même comportement face à l’eau.

En tant qu’agent d’altération, l’eau est un solvant. Ainsi, pénétrant dans les fractures de la roche, elle modifie peu à peu la chimie des minéraux, en remettant en solution une partie des atomes constitutifs sous forme d’ions, ou en prenant part à leur composition. En tant qu’agent physique, les variations volumiques de l’eau, sous le contrôle de sa température, accomplissent également un véritable tour de force dans les fractures qu’elles agrandissent peu à peu. En substance, il faut donc retenir que l’eau est un corps simple aux propriétés complexes, qui fracture et modifie la composition des roches sur lesquelles elle s’écoule et dans lesquelles elle s’infiltre.

Les lapiaz : on peut y voir des plateaux calcaires dissous le long de fissures qui prédécoupent le massif. Fabrice Jouffray, Fourni par l'auteur

Un seul minéral résiste inlassablement aux assauts de l’eau, c’est le quartz. Il en résulte que toute roche possédant des cristaux de quartz (granite, grès…) sera soumise à la fragmentation, mais qu’elle produira en toute fin un dépôt fin de grains rendus indépendants, le sable.

L’impact du climat

Nos plages sont donc la conséquence des dépôts des produits de l’érosion des roches continentales. Emportés par les cours d’eau, les fragments, dont la nature et la granulométrie sont liées à la géologie régionale, sont triés par ordre de taille, en fonction du profil du cours d’eau. Les produits arrivés en mer se déposeront alors sur les traits de côte en fonction de l’énergie locale mise en jeu par les vagues et courants marins. Au regard de l’ensemble des processus dynamiques en jeu, on comprend mieux qu’un tel dépôt puisse évoluer dans des temps géologiques courts, de l’ordre du millier d’années.

L’histoire de nos plages est donc sous le contrôle essentiel de l’eau. Il paraît opportun de questionner l’impact des paramètres contrôlant le cycle de l’eau sur la répartition des plages. En 2018, une équipe de chercheurs néerlandais travaillant sur un outil de traitement de l’imagerie satellitaire a proposé une synthèse mondiale des traits de côte occupés par des plages de sable.

La latitude du lieu apparaît alors comme un paramètre discriminant, en d’autres termes, les climats ont un rôle prépondérant dans la distribution de nos plages de sable. À cela rien d’étonnant, à condition d’avoir bien assimilé que les conditions du transport par l’eau décident de la nature des plages en aval. Soumise à des précipitations continues et abondantes, la zone de convergence intertropicale présente un profil de relief très adouci, disloqué par l’érosion intense. Les pentes y sont faibles et le classement des fragments transportés maximal, de sorte que le sable se dépose bien avant le bord du continent. En bord de mer, les plages concentrent donc des fragments encore plus fins, les argiles, constituant le sol des mangroves. Sous nos latitudes et dans les zones tropicales, l’intensité de l’érosion est moindre, les plages de sable s’y concentrent. Quant aux dépôts de galets, ils sont finalement le fruit de contextes très locaux. De quoi évoquer en pointillés l’éventuel impact du dérèglement climatique sur la distribution des plages de sable.

Finissons-en par un clin d’œil qui a fait le tour de la toile en 2018, autant dire une éternité ! Une équipe de chercheurs anglo-saxons s’est penchée sur l’origine des sables blancs entourant les îles des mers chaudes. Un mystère qui ne trouve pas son explication dans notre article, car aucune roche de ces îles ne pouvait livrer de tels sédiments. Ces dépôts, qui composent le premier plan des plus belles photos de plage, dérivaient en fait des coraux environnants. Mais ici, l’eau n’était pas le facteur prépondérant de l’altération. C’est un agent biologique, le poisson-perroquet et son bec fascinant, véritable brouteur de coraux, qui assure l’approvisionnement en sable. En effet, ce dernier broie le squelette de l’animal et son tube digestif assure le tri. Le sable est alors un déchet rejeté et mobilisé par les vagues jusque sur les rivages. Un seul individu peut ainsi produire 100 kilos de sable par an. Voilà de quoi redorer le blason de nos jolies plages, dont chaque grain constitue plutôt un souffle dans la longue histoire de nos chaînes de montagnes.

Fabrice Jouffray, Docteur en Géosciences, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Capture d e cran a.

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« Shogun », une série fidèle à l’histoire du Japon féodal ?

Pierre-Emmanuel Bachelet, ENS de Lyon

Entre le 24 février et le 23 avril 2024, la première saison de la série Sh?gun, créée par Rachel Kond? et Justin Marks, a été diffusée sur la chaîne américaine FX. Première saison en effet, puisqu’il a été annoncé que ce qui ne devait être que la seconde adaptation en mini-série du roman de James Clavell Shogun (1975) allait désormais être une série en trois saisons consacrée à l’histoire du Japon moderne.

C’est l’aboutissement d’un long projet, annoncé en 2018 et que la pandémie de Covid-19 a considérablement ralenti. Ce projet s’est rapidement donné comme objectif d’éviter les principales critiques formulées contre la mini-série de 1980, en particulier au Japon, à savoir l’absence de rigueur quant à la représentation de l’histoire et de la culture japonaises.

Pour ce faire, une équipe américano-japonaise a été constituée, et l’acteur et producteur principal, Sanada Hiroyuki, s’est considérablement impliqué dans le projet. Il a été annoncé que la série serait autant – voire davantage – centrée sur les personnages japonais que sur le héros du récit d’origine, le pilote britannique John Blackthorne, et que la majorité des dialogues seraient en japonais sous-titré. La promotion de la série a donc déployé un effort considérable pour présenter la série comme authentique.

Il va de soi que pour qu’une série soit réussie, même si elle prend place dans le passé, la fidélité historique n’est ni une condition nécessaire, ni une garantie de réussite. Il y a donc deux niveaux d’appréciation d’un tel média : celui du spectateur/de la spectatrice, qui apprécie la qualité du scénario, de la mise en scène, de l’écriture des personnages, etc., et celui de l’historien/de l’historienne, qui va scruter les écarts par rapport à ce qu’il ou elle sait du consensus historien sur la question.

En tant que spectateur, cette série présente des qualités indéniables et la quasi-unanimité à son sujet est méritée : mise en scène épique, beauté des décors et des costumes, personnages attachants (quoique pas tous très bien écrits) et scénario haletant.

En tant qu’historien, le jugement ne peut être que plus mitigé. Au niveau du récit général, la série tord des événements réels pour les besoins du scénario (ce qui est parfaitement défendable en termes strictement scénaristiques), et au niveau des points de détail, elle mêle idées excellentes et inventions absurdes. Tout ceci ne pourrait être qu’un excès de pointillisme, si la série elle-même et, au premier plan, son producteur Sanada Hiroyuki, n’avait vendu la série comme une représentation fidèle de l’histoire japonaise.

Qu’en est-il donc réellement ?

Une fiction historique

Commençons par rappeler que la série n’adapte pas l’histoire du Japon directement, mais à travers un média intermédiaire (parfois parasite) qui est le roman de James Clavell. Malgré les modifications annoncées, elle en suit donc la trame, quitte à en recycler les clichés les plus inexacts – et éculés – sur l’histoire japonaise. La principale frustration de l’historien face au roman et ses adaptations est le fait de se fonder, parfois très fortement, sur des personnages ayant réellement existé, mais en changeant totalement leur nom.

La série est centrée autour de trois personnages : John Blackthorne est inspiré de William Adams, premier Britannique à être arrivé au Japon et finalement devenu samurai ; Yoshii Toranaga du seigneur puis sh?gun Tokugawa Ieyasu ; Toda Mariko/Maria de Hosokawa Tama/Gracia, une femme d’ascendance guerrière convertie au christianisme. Par souci de fidélité au matériau d’origine, les showrunners de la série ont décidé de conserver ces noms fictifs. Malgré la frustration, ce choix reste salutaire, car il permet de maintenir un écran entre fiction et réalité ; et cette série relève, avant toute chose, de la fiction historique, ce qu’il est bon de rappeler quand on constate l’enthousiasme du public face à ce qui est vu comme une représentation fidèle du Japon de la période des Royaumes combattants (fin XVe siècle-1603).

Premièrement, comme dans l’œuvre d’origine, le rôle du pilote britannique, pour des raisons scénaristiques, est surévalué. W. Adams a été rapidement considéré comme un atout par le futur sh?gun, mais pas au point d’être une pièce maîtresse de sa stratégie, comme la série le laisse entendre. L’histoire de la victoire des Tokugawa sur les autres membres du conseil de régence ne repose donc pas sur l’intervention d’Européens – quoique les armes saisies sur leur navire aient pu être utilisées par les Tokugawa.

Dans le même temps, la série essaie de dévier du

, très présent dans l’industrie cinématographique traitant des espaces extra-européens. Il en résulte un paradoxe : Blackthorne est en même temps trop présent par rapport aux événements relatés, et placé en périphérie de l’action pour mettre en valeur les personnages japonais. Il est là, mais ne sert pas à grand-chose.

Le personnage de Toranaga présente également de grandes différences vis-à-vis de Tokugawa Ieyasu. Son histoire est racontée de manière assez linéaire, téléologique et franchement hagiographique. Toranaga porte une destinée qui le pousse presque malgré lui à accéder au statut de sh?gun, même s’il prétend vouloir s’en détourner. Dans le même temps, il est décrit dans la série comme étant dans une position très précaire, ce qui n’était pas du tout le cas de Tokugawa Ieyasu à ce moment de son ascension.

Ce choix narratif minimise ce qui est un des aspects les plus fascinants de toute existence historique : la stratégie, les choix décisifs, les erreurs, les manipulations. Tokugawa Ieyasu est arrivé au pouvoir grâce à son habileté politique et militaire, là où la série fait de Toranaga quelqu’un guidé par un destin immuable ; l’accent mis sur la destinée, avec l’emploi du terme shukumei (destin, prédestination), relevant là encore d’une mystique asiatique fantasmée aux relents orientalistes.

Il s’ensuit que ses choix stratégiques, dans les derniers épisodes, s’ils sont bienvenus car ils lui redonnent de la complexité et de la consistance historique, ont un impact moindre.

Le personnage de Mariko, enfin, présente l’avantage d’amener sur le devant de la scène un personnage féminin, complexe, et peut-être le plus fidèle à son modèle original.

Hosokawa Gracia n’a pas eu l’importance historique que Mariko dans la série, n’a jamais été en contact avec William Adams. Cependant, elle est bel et bien la fille de l’assassin de Nobunaga, survivante d’une famille décimée en punition de cet assassinat, mariée à un époux abusif et morte en 1600 à Osaka dans le contexte de la prise de la ville par l’ennemi de Ieyasu. C’est en revanche le christianisme qui va lui assurer une forme d’émancipation, là où la série met plutôt l’accent sur une fonction fictive d’interprète, mais qui relève là aussi de la médiation interculturelle.

Le choix d’adaptation de la série est donc ici plus pertinent car il restitue toute la complexité de ce type de personnage historique, là où Blackthorne et Toranaga perdent en profondeur.

Inventions et clichés

Certains détails surprendront les spécialistes de la période : faire de Macao une base secrète des Portugais, par exemple, alors que c’était l’un des principaux partenaires commerciaux du Japon. La série flirte parfois avec le grotesque, comme quand le fils de Toranaga (qui ne se fonde pas sur un des fils de Tokugawa Ieyasu) tire au canon par surprise sur ses adversaires dans un déluge de gore peu nécessaire.

La question de la violence est également un aspect intéressant, car la série tend à véhiculer des clichés désormais éculés sur le Japon des samurais, notamment sur la violence gratuite. Dès le premier épisode, un homme est ébouillanté vivant ; si cette pratique est suggérée par les sources, les compagnons de W. Adams ont été bien accueillis. On y voit également un samurai assassiner sans procès un homme aux yeux de tous, alors que ce « droit de tuer » que l’on observe était, en tous les cas dans le Japon de l’époque Edo, sévèrement encadré. Quelle utilité à cette mise en scène d’une violence gratuite, sinon à conforter l’image orientaliste d’une brutalité inhérente au Japon médiéval ?

D’autres détails surprennent, mais agréablement. Pour n’en citer qu’un, la référence à la future création du quartier des plaisirs d’Edo, qui est effectivement venue d’un professionnel du secteur en ayant fait la demande aux autorités shogunales.

Au final, ce qui est sans doute le plus plaisant dans cette série est la mise en scène du contact – et conflit – interculturel. Les scènes de communication et d’intercompréhension mettent en valeur les principaux enjeux de la rencontre entre l’Europe et le Japon, ce qui est le sujet de l’œuvre d’origine. La série, en voulant mettre en valeur les personnages japonais, détourne légèrement la focale de cet enjeu en le recentrant vers la lutte de pouvoir. Ce conflit politique est narré avec talent, mais c’est un récit finalement beaucoup plus classique que propose la série, dans la lignée des multiples « jeux du trône » des dernières années.

C’est d’ailleurs sans doute ce qui nous attend dans la prochaine saison, qui n’aura cependant pour seule source d’inspiration… que l’histoire elle-même ! Ce pourrait être l’occasion de renouer avec un récit plus proche des sources primaires et de l’historiographie – mais il y a fort à parier que les showrunners préfèreront mettre l’accent sur les batailles sanglantes annoncées à plusieurs reprises par le récit et que bon nombre de spectateurs semblent vouloir être adaptées à l’écran !

Pierre-Emmanuel Bachelet, Maître de Conférences en Histoire moderne et contemporaine de l'Asie orientale et de l'Asie du Sud-Est, ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.