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Peut-on (sur)vivre dans un appartement low tech ?
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Peut-on (sur)vivre dans un appartement low tech ?

Peut-on vivre de peu dans un petit appartement en milieu urbain ? Une des expérimentations pour favoriser l'acceptabilité des low tech a lieu à Boulogne-Billancourt. Morgan Meyer, CC BY-NC-SA
Morgan Meyer, Mines Paris - PSL

Les low tech sont souvent associées à un atelier qui permet de bricoler, un potager, et un peu de temps — des choses peu compatibles avec un mode de vie urbain. Des expériences actuelles de la société civile, observées par un sociologue, soulignent l’importance de la communauté, voire d’un écosystème, pour relever le défi de vivre de peu en ville.


Les low tech sont-elles compatibles avec nos modes de vie urbains ? Verra-t-on un jour des cultures de pleurotes, des douches à brumisation, des toilettes sèches et d’autres « basses technologies » dans nos appartements ? Difficile, diront les uns, car la ville est un endroit peu propice pour l’utilisation des low tech — faute d’espace, de temps, de terres cultivables et/ou d’envie de bricoler.

Possible, disent les autres. Ces derniers ont expérimenté différentes low tech dans leurs appartements à travers la France et dans d’autres pays. Ces expérimentations, impliquant près de 450 personnes, sont chapeautées par un programme de sciences participatives qui a commencé le 1er septembre et qui s’est terminé le 1er novembre 2024. Des chercheurs de différentes disciplines (ergonomie, psychologie, sociologie) et des institutions scientifiques comme le Centre national d’études spatiales collaborent au programme.

À l’heure où un nombre croissant de citoyens se questionne sur la sobriété, les déchets (on pense au mouvement zéro déchet) et l’écologie, analysons de plus près les types de sociabilité et d’attachements au monde vivant que les technologies permettent ou excluent.

Une biosphère urbaine

L’acteur central dans le domaine des low tech en France, l’association Low-tech Lab, s’est surtout fait connaître à travers des projets relativement exotiques. On pense au Nomade des Mers (un catamaran qui a fait le tour du monde entre 2016 et 2022) ou encore au projet Biosphère (vivre pendant quatre mois dans une tente dans le désert mexicain en 2023) — deux projets qui ont visé à expérimenter et documenter les low tech et qui ont donné lieu à des séries documentaires sur Arte.

Ces expériences souffraient toutefois du même angle mort, celui de savoir si les low tech peuvent être appropriées dans des lieux moins exotiques qu’un bateau ou un désert : la ville. Peut-on transposer les low tech en milieu urbain ?

Pour l’expérience actuelle, la Mairie de Boulogne-Billancourt, qui collabore avec le Low-tech Lab depuis 2019, a mis à disposition un appartement de 26 mètres carrés dans une ancienne crèche inoccupée. Corentin de Chatelperron (ingénieur de formation) et sa compagne Caroline Pultz (architecte de formation) vivent depuis juillet 2024 dans cet appartement transformé en « biosphère urbaine », un habitat urbain où sont expérimentés différents systèmes techniques et vivants et qui permet aux habitants de vivre en directe interaction avec leur écosystème local.

Le projet est ambitieux : tester un mode de vie sobre en eau et en énergie et viser la neutralité carbone (c’est-à-dire un équilibre entre émissions de gaz à effet de serre et leur absorption dans l’atmosphère).

Élevage de criquets comme source de protéines. Morgan Meyer, CC BY-NC-SA

Cette biosphère urbaine est peuplée d’une trentaine de low techs. L’électricité provient de panneaux solaires installés sur le toit de la crèche, tandis que le gaz provient d’un dispositif baptisé « Albert le poney » — un biodigesteur qui a été démarré avec du crottin provenant d’un club d’équitation à proximité — localisé dans la cour du bâtiment.

Lieu de vie et d’expérimentation, mais aussi site de démonstration et de publicisation : la biosphère urbaine est un espace résolument hybride. L’objectif n’est pas seulement de tester les low tech et de démontrer leur faisabilité, mais aussi d’intéresser et interpeller un large public. Des vidéos postées sur les réseaux sociaux montrent — avec une certaine dose d’enthousiasme et d’humour — comment on vit au quotidien avec les low tech. Corentin de Chatelperron et Caroline Pultz s’y présentent comme des « écoptimistes », qui vivent la sobriété comme une épreuve positive et inventive.

« Il faut un monde fou pour faire tourner un appartement low tech »

Vivre dans un espace comme une biosphère urbaine est un exercice résolument collectif, comme l’explique Corentin de Chatelperron dans un entretien. Pour le dire autrement, une telle expérience rend visibles et palpables tous les liens entre un habitat et l’écosystème plus large dans lequel cet habitat s’insère. Exit l’anonymat des courses au supermarché et la méconnaissance de l’après-vie de nos déchets, bonjour aux personnes qui élèvent des mouches ou des grillons, qui cultivent des fruits et des légumes, et à la vie foisonnante d’un compost.

Pour reprendre les mots de deux géographes, une ville low tech est « une ville à faible intensité matérielle et à haute intensité relationnelle ». Selon une étude réalisée aux États-Unis et publiée en 2008, les habitants de villes low tech s’impliquent davantage dans des projets communautaires et font plus de volontariat — mais sont aussi plus sédentaires — que les habitants de villes high tech.

La conclusion à tirer est simple : la vie « low tech » est un style et une philosophie d’existence différents d’une vie « high tech ».

Afin de favoriser l’émergence de pratiques plus low tech, de nombreuses initiatives ont vu le jour ces dernières années. Parmi les plus de 500 projets répertoriés rien qu’en France, on peut mentionner la Fumainerie à Bordeaux, une association spécialisée dans filière de gestion des excréments provenant de toilettes sèches, ou encore la Lowbjethèque, une bibliothèque qui loue une vingtaine d’objets low tech (fours solaires, machines à laver à pédale, etc.) à La Garde dans le Var.

Au-delà du monde des low tech, il y a une panoplie de mouvements qui promeuvent une autre façon de vivre en ville, dont Cittaslow, un mouvement lancé en Italie en 1999 qui milite pour vivre mieux et plus lentement en ville. Entre slow et low, il n’y a qu’un pas.

Gym low tech. Morgan Meyer, CC BY-NC-SA

Le « monde fou » nécessaire pour développer des low tech comporte aussi de nombreuses espèces vivantes, comme des grillons, des larves, des champignons, ou des jeunes pousses. En plus du côté « tech », la vie dans un habitat low tech nécessite donc aussi un intérêt — et peut-être même un vrai « amour » — pour le vivant. Cet attachement au monde vivant ne va pourtant pas de soi, car la ville a été pendant longtemps pensée comme un lieu distant et séparé du vivant. L’ambition, c’est donc d’inventer un espace dans la ville qui valorise le vivant, la lenteur, la communauté, et la sobriété.

Aspects géopolitiques pour les villes

Au-delà de ces dimensions techniques et sociales, le déploiement — ou non — des low tech en ville est aussi une question d’ordre politique. La ville de Boulogne-Billancourt fait valoir son « engagement très fort en faveur de la transition écologique » et se présente comme « un territoire pionnier des solutions durables ». Pourtant, Boulogne-Billancourt n’est ni la seule ni la première ville à se positionner dans le domaine des low tech.

On peut même parler d’une géopolitique des low tech, avec certaines régions (comme l’ouest et le sud de la France) et certaines villes (comme Concarneau, Brest, Nantes, Grenoble, ou Lyon) fortement impliquées dans les low tech — avec un épicentre notable en Bretagne. Les low tech figuraient par ailleurs sur l’agenda de la commission « Transition économique » de l’Association internationale des maires francophones qui s’est réunie du 30 septembre au 1e octobre 2024 à Bordeaux.

Si les villes et les régions commencent à se positionner sur les low tech, les acteurs du low tech mènent, en parallèle, un travail politique sur les imaginaires et les futurs associés aux technologies. Car les critiques qui leur sont adressées sont nombreuses : les low tech représenteraient un retour en arrière, seraient anti-progrès, voir un fantasme. Pour les acteurs du low tech, c’est la fuite en avant et le tout high tech qui posent problème, d’où leurs efforts à rendre palpable et attrayant un futur plus sobre.

Une proposition radicale

L’analyse des données techniques, financières, ergonomiques et sociologiques recueillies par le programme de sciences participatives débutera fin novembre. Il s’agira d’analyser à la fois la faisabilité et la désirabilité des low tech. D’ores et déjà, on voit que si certaines low tech sont faciles à mettre en place, comme des douches à brumisation, d’autres sont plus complexes, comme la culture de spiruline (une algue riche en protéines et vitamines). D’autres difficultés sont d’ordre culturel, comme la réticence à manger des grillons — même si Le Monde se demandait si les grillons seraient « l’avenir culinaire de l’homme ».

Il reste de la high tech dans cette expérimentation low tech – ici, des capteurs de gaz pour étudier la qualité de l’air intérieur (sulfure d’hydrogène, ammoniac, formaldéhyde…) qui peut être affectée par les activités low tech en cours de test. Morgan Meyer, CC BY-NC-SA

Une question récurrente est donc celle de la montée en échelle du low tech. Observera-t-on un développement comparable à certaines sciences citoyennes qui passionnent de nombreux amateurs, comme l’astronomie ou l’ornithologie, et voir peut-être 50000 ou 100000 voire plus de personnes se lancer dans les low tech ? Ou restera-t-on dans une pratique de niche qui aura du mal à percer contre des imaginaires plus « branchés » de la ville, comme la smart city et le tout high tech ?

La place que pourront occuper les low tech dans la ville n’est pas seulement une question de savoir-faire technique et de bricolage. C’est aussi, et surtout, une question de liens entre citoyens et d’attachements au monde vivant. En d’autres mots, les basses technologies demandent de grandes sociabilités.

Alors, peut-on vivre dans un appartement low tech ? Oui, mais à condition de revoir de fond en comble la signification du mot appartement. De son origine étymologique en italien, appartamento ou « lieu écarté », il faudrait aller vers une nouvelle définition, celle d’un connectamento. Une proposition du moins radicale.

Morgan Meyer, Directeur de recherche CNRS, sociologue, Mines Paris - PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Que se passe-t-il dans le cerveau quand on a un mot « sur le bout de la langue » ?

Frédéric Bernard, Université de Strasbourg

On a tous connu cette situation : on discute avec quelqu’un, on cherche un mot, un nom, un titre, et… rien ! On sait qu’on le connaît, on peut presque le sentir, mais impossible de le sortir. C’est ce qu’on appelle avoir un mot « sur le bout de la langue ». C’est un moment à la fois intrigant et frustrant. Mais que se passe-t-il exactement dans notre cerveau quand cela arrive ? Des chercheurs se sont penchés sur cette question et ont fait des découvertes fascinantes.


Lorsqu’on a un mot sur le bout de la langue, plusieurs parties de notre cerveau se mettent à travailler pour essayer de retrouver ce mot perdu. Imaginez un groupe de personnes qui fouillent frénétiquement dans une bibliothèque à la recherche d’un livre bien précis. Le cerveau fait quelque chose de similaire, et des zones particulières prennent part à cette recherche. Parmi elles, trois jouent un rôle essentiel : le cortex cingulaire antérieur, le cortex préfrontal, et l’insula.

Le cortex cingulaire antérieur et le cortex préfrontal font partie d’un réseau impliqué dans le contrôle cognitif et jouent des rôles complémentaires au moment où l’on a un mot sur le bout de la langue. Le cortex cingulaire antérieur est comme un superviseur. Il nous aide à détecter et à gérer le « conflit » qui se produit quand on sait qu’on connaît un mot mais qu’on n’arrive pas à le retrouver.

C’est un peu comme une alerte qui dit : « Attention, je sais que je sais ce mot ! » De son côté, le cortex préfrontal joue un rôle important dans l’évaluation et la vérification des informations qui nous viennent à l’esprit pendant la recherche du mot. Il permet de s’assurer que les éléments récupérés sont bien ceux que nous cherchons. Enfin, l’insula est une partie plus cachée du cerveau impliquée notamment dans la récupération phonologique, c’est-à-dire dans la tentative d’accès aux combinaisons de sons qui composent les mots.


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Les chercheurs ont utilisé des techniques comme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour voir ce qui se passe dans le cerveau pendant ces moments. On peut imaginer que ces trois parties du cerveau collaborent pour essayer de retrouver le mot manquant, comme des collègues qui se soutiennent dans une enquête difficile.

Cependant, les chercheurs ont aussi observé que ce phénomène devient de plus en plus fréquent avec l’âge. Pourquoi ? Parce que certaines parties du cerveau, notamment le cortex cingulaire antérieur et l’insula, ont tendance à s’atrophier en vieillissant. Cela signifie qu’elles deviennent un peu moins efficaces. Comme si, avec le temps, la bibliothèque dans laquelle on cherche des livres devenait un peu plus désorganisée, avec des rayons moins bien rangés et des références qui se perdent. Du coup, retrouver le « livre » ou le « mot » devient plus difficile.

Les études ont également montré que chez les personnes âgées, l’insula est moins activée quand elles essaient de retrouver un mot. C’est un peu comme si cette partie du cerveau, qui devrait normalement rassembler les sons, n’arrivait plus à faire son travail aussi bien qu’avant. Cela explique pourquoi les « mots sur le bout de la langue » sont plus fréquents avec l’âge. Plus l’insula est affectée par le vieillissement, plus il devient difficile de récupérer ces mots que l’on connaît pourtant très bien.

Malgré la fréquence accrue des mots sur le bout de la langue en vieillissant, ce phénomène est tout à fait normal. C’est une partie intégrante de notre façon de fonctionner. Cela montre simplement que notre cerveau est très complexe, et que parfois, des processus qui semblent évidents, comme trouver un mot, sont en fait le résultat de l’action coordonnée de nombreuses régions du cerveau.

De plus, il faut savoir qu’il existe des leviers pour atténuer ces effets de l’âge, par exemple ce que l’on appelle la « réserve cognitive » (un facteur protecteur modulé par les activités intellectuelles et physiques ou les interactions sociales par exemple) qui permet d’optimiser son vieillissement cérébral et cognitif.

Alors, la prochaine fois que vous avez un mot sur le bout de la langue, rappelez-vous que votre cerveau est en pleine ébullition pour retrouver cette information. Si des informations partielles (certains sons, un mot associé, etc.) vous viennent à l’esprit, cela vous invite à poursuivre la recherche pour trouver ce mot qui vous échappe. Et si le mot tarde à venir, il ne faut pas hésiter à faire une pause pour refaire plus tard un essai « à tête reposée ». Tout ceci reflète la complexité et l’efficacité de notre cerveau !

Frédéric Bernard, Maître de conférences en neuropsychologie, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Image de serhii_bobyk sur Freepik

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Spartacus, célèbre gladiateur, était-il un révolutionnaire ?

Kirk Douglas dans le rôle de Spartacus (Spartacus de Stanley Kubrick, 1960). Allociné
Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine

Le gladiateur thrace Spartacus est à l’origine de la troisième guerre servile, le plus important soulèvement d’esclaves contre la République romaine, entre 73 et 71 av. J.-C. Pacifiste, anticapitaliste, révolutionnaire : au fil de l’histoire, sa vie a été romancée, interprétée et instrumentalisée. Mais que sait-on vraiment de son destin ?


Au début du XXe siècle, Spartacus, meneur de la grande révolte des esclaves qui fit trembler Rome, de 73 à 71 av. J.-C., est vu comme le précurseur des mouvements révolutionnaires communistes. C’est pourquoi, en Allemagne, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht choisissent son nom comme figure de proue de leur Ligue Spartakiste, ou « Spartakusbund » (1914-1919).

« Que veut Spartacus ? » (« Was will Spartacus ? ») peut-on lire sur une affiche éditée par la Ligue. La réponse est inscrite sur les têtes d’une hydre que Spartacus s’apprête à trancher, en référence au deuxième des travaux d’Hercule, le héros de la mythologie avec lequel le révolutionnaire est ici confondu. Spartacus veut éliminer le « nouveau militarisme » (« Neuer Militarismus »), le capitalisme (« Kapitalismus ») et la noblesse terrienne des junkers, propriétaires de grands domaines (« Junkertum »).

Affiche spartakiste. Spartacus-Hercule terrasse l’hydre à trois têtes : militarisme, capitalisme et noblesse terrienne. Fourni par l'auteur

Un pacifiste ?

Dès le début de sa révolte, Spartacus n’a de cesse d’organiser ses troupes pour en faire une puissante armée sur le modèle romain. Il est proclamé commandant en chef par ses hommes qui lui remettent les faisceaux pris à l’ennemi, raconte l’historien latin Florus (Abrégé de l’histoire romaine, III, 21).

Cet assemblage de bâtons, liés par des lanières autour d’une hache, était à Rome un symbole du pouvoir des magistrats. En s’appropriant les attributs de ses ennemis, Spartacus se pose en chef militaire à la manière romaine. C’est pourquoi, à la fin du chapitre qu’il lui consacre, Florus définit assez logiquement le leader de la révolte comme une sorte d’imperator (quasi imperator).

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Au printemps 72 av. J.-C., lors d’une cérémonie d’hommage rendu à ses hommes morts sur le champ de bataille, Spartacus oblige des légionnaires romains qu’il a faits prisonniers à se battre entre eux, comme des gladiateurs. Ainsi, il n’abolit pas les combats sanglants mais, par esprit de vengeance, il inverse le rapport de force entre les dominants et les dominés. Il n’est donc, à proprement parler, ni pacifiste ni antimilitariste. Comment en serait-il autrement ? Pour mener à bien sa mission, le révolutionnaire emploie les mêmes armes que ses ennemis.

Il n’a pas non plus aboli l’esclavage. Aucun auteur antique n’évoque cette idée qui ne lui est certainement jamais passée par la tête, tant l’esclavage semblait être une évidence à son époque.

Un anticapitaliste ?

Lors de son séjour à Thurium, en Italie du Sud, durant l’hiver 73-72 av. J.-C., Spartacus échange le butin de ses pillages contre le fer et le bronze que lui apportent des commerçants. Selon l’historien antique Appien (Guerres civiles, I, 117), « il interdit aux marchands d’introduire dans la ville des objets d’or et d’argent et aux siens de rien acheter de ce genre ». S’agissait-il d’un rejet des métaux précieux vus comme potentiellement corrupteurs ?

Spartacus avait alors pour priorité de fabriquer des armes. L’or et l’argent ne présentaient aucun intérêt pour lui. L’interdit qui frappait les métaux précieux ne procédait pas d’un choix idéologique. Spartacus n’envisageait pas d’instaurer un État anticapitaliste, mais un régime militaire, tout entier consacré à l’effort de guerre.

Affiche du film Spartacus de Stanley Kubrick, 1960.

L’idéologie religieuse de Spartacus

L’écrivain antique Plutarque (Vie de Crassus, 8) nous révèle que Spartacus était accompagné de son épouse, originaire comme lui de Thrace. Tous deux appartenaient au peuple des Maedi dont le territoire se trouvait au sud-ouest de l’actuelle Bulgarie. C’était une prêtresse de Dionysos, ou Bacchus pour les Romains : « Sa femme qui était du même peuple que lui, était une prophétesse (mantiké), initiée aux mystères (orgiasmoi) de Dionysos ».

Erin Cummings et Andy Whitfield dans la série télévisée « Spartacus, le sang des gladiateurs » (2010-2013). IMDB

Elle avait été vendue comme esclave en même temps que son époux et expédiée depuis la Thrace jusqu’en Italie. Un jour, alors que Spartacus s’était endormi, peu de temps avant son arrivée au marché d’esclaves de Rome, un serpent s’enroula autour de son visage. La prophétesse interpréta cet accident comme un prodige, signe d’une grande puissance à venir pour l’homme ainsi intronisé par Dionysos. On devine, à partir de ce passage de Plutarque, que Spartacus se disait le protégé du dieu et fondait son autorité sur des croyances religieuses.

Le thème du choix divin manifesté par un reptile se retrouvera plus tard dans l’Histoire Auguste. On raconte qu’un serpent se serait enroulé, au IIIe siècle apr. J.-C., autour de la tête du futur empereur Maximin, lui aussi d’origine thrace, tandis qu’il dormait (Histoire Auguste, « Les deux Maximin », XXX, 1).

Cette dimension théocratique ne remet nullement en cause le caractère révolutionnaire de la révolte de Spartacus. En effet, le culte de Dionysos était considéré comme subversif par la noblesse romaine, parce qu’il s’adressait indistinctement aux hommes et aux femmes, aux citoyens et aux étrangers. C’est en raison de cette mixité sociale, considérée comme dangereuse pour l’État romain, que le Sénat avait interdit le culte de Bacchus, en 186 av. J.-C., lors de la fameuse affaire dite « des Bacchanales ».

Spartacus pouvait donc se présenter comme l’envoyé terrestre de Dionysos, une sorte de messie, dont la mission était de libérer les opprimés et de se venger des Romains persécuteurs.

Des révoltes messianiques

Avant la révolte de Spartacus, deux autres soulèvements comparables avaient déjà eu lieu en Sicile. Dans les années 140-139 av. J.-C., des esclaves en fuite s’étaient rangés sous l’autorité d’un Syrien nommé Eunous.

Habile metteur en scène, selon Florus (Abrégé de l’histoire romaine, III, 20), il se faisait passer pour un magicien : une noix percée contenant du soufre incandescent qu’il plaçait dans sa bouche, lui permettait d’impressionner ses auditeurs en crachant des étincelles lorsqu’il prédisait l’avenir.

Eunous prétendait être doué de dons prophétiques et interprétait les songes que lui envoyait la grande déesse syrienne, Atargatis qui, disait-il, communiquait avec lui. Il se faisait passer pour le prophète de cette divinité. Comme plusieurs de ses prédictions s’étaient réalisées, il acquit un immense prestige et en profita pour prendre le titre royal (basileus) et le nom d’Antiochos, référence explicite au souverain séleucide du moment : Antiochos VII Évergète qui régnait alors sur la Syrie. Le roi des esclaves organisa une cour et fit frapper des monnaies à l’effigie de Déméter, déesse considérée comme l’équivalent grec d’Atargatis. Eunous-Antiochos s’appuyait sur une idéologie théocratique qui faisait de lui un souverain choisi par la divinité et envoyé sur terre pour y réaliser sa mission salvatrice : l’affranchissement des populations soumises à l’ordre romain.

Moins de trente ans après la mort d’Eunous, une nouvelle guerre servile éclata en Sicile (104-100 av. J.-C.). Ce soulèvement fut mené par un chef charismatique, du nom de Salvius, qui prétendait lui aussi posséder le don de divination.

Maison du Centenaire, atrium, Pompéi : Bacchus et le Vésuve. Italie, Naples, Musée Archéologique National. RMN

Dionysos en Campanie

En choisissant de se référer à Dionysos, Spartacus se révèle particulièrement habile. Ce dieu était adoré en Thrace, mais aussi en Italie du sud. En Campanie, région de Naples, où éclata la révolte, Bacchus faisait figure de protecteur du Vésuve, comme le montre une fresque découverte à Pompéi, aujourd’hui exposée au musée archéologique de Naples. Or, c’est au sommet de ce volcan, véritable forteresse naturelle, que Spartacus et ses hommes se réfugièrent dans les premiers temps de la révolte. Peut-être leur avait-il fait croire que Dionysos lui-même lui avait désigné ce lieu.

Après la répression des Bacchanales en 186 av. J.-C., Rome ne parvint pas à éradiquer le culte incriminé, comme en témoigne l’extraordinaire fresque de la Villa des Mystères, à Pompéi, réalisée dans les années 70 av. J.-C, c’est-à-dire à peu près à la même époque que la révolte de Spartacus.

Trois satyres et Dionysos allongé dans les bras d’une femme. Fresque de la Villa des Mystères, Pompéi, vers 70-60 av. J.-C. Wikimedia

Depuis sa découverte au début du XXe siècle, ce chef-d’œuvre de la peinture romaine a fait l’objet de diverses interprétations, parfois contradictoires. Une certitude néanmoins : la fresque est en lien avec Dionysos, représenté mollement étendu dans les bras d’une femme. Il paraît à la fois ivre et heureux.

Ménade dansant en jouant avec des cymbales devant une femme tenant un thyrse. Fresque de la Villa des Mystères, Pompéi, vers 70-60 av. J.-C.

D’autres scènes suggèrent des pratiques mêlant érotisme et extase. On voit une ménade, c’est-à-dire une femme possédée par le dieu, en train de danser, tout en jouant avec les cymbales qu’elle tient au-dessus de sa tête. Elle exécute une danse rythmée et bondissante, si bien que, sous l’effet du mouvement, sa tunique se soulève largement, dévoilant son dos et ses cuisses.

La femme de Spartacus se livrait peut-être, elle aussi, à de telles transes lorsque, possédée par son dieu, elle proclamait que son époux était le révolutionnaire choisi par Dionysos venu inverser l’ordre du monde romain en faveur des défavorisés.


Christian-Georges Schwentzel intervient dans « Spartacus et les gladiateurs », numéro inédit de « Secrets d’Histoire », présenté par Stéphane Bern, mercredi 20 novembre 2024, sur France 3.

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Comment les séries télévisées façonnent nos représentations sociales

Dans la série Friends, Phoebe est régulièrement moquée pour son engagement en faveur de l'écologie. Friends
Sophie Raynaud, Neoma Business School

Les séries télévisées ont parfaitement intégré notre quotidien, au même titre que les films, les jeux vidéos ou les livres. Mais nous ne mesurons pas toujours leur influence potentielle sur la création de stéréotypes.


Au-delà de leur aspect de divertissement, les séries se font l’écho d’une certaine vision de la société qui se transmet entre les générations à travers des séries devenues cultes comme Friends. Une étude récente permet de mieux comprendre le rôle particulier des séries dans la perpétuation de certains stéréotypes.

Les personnages de séries, vecteurs de stéréotypes

Des études en psychologie sociale suggèrent que les représentations stéréotypées naissent de la répétition d’une image de plus en plus simplifiée au fur et à mesure des transmissions d’une personne à l’autre.

La série propose un discours culturel et social qui est non seulement diffusé directement auprès d’un large nombre de spectateurs, mais qui est en plus répété à chaque épisode au travers des personnages. Ces personnages auxquels on s’attache, vont en effet pouvoir consolider ou transformer les représentations des spectateurs. Cette répétition est particulièrement marquée dans le cas des séries plus anciennes, dont certaines sont encore largement visionnées sur les plates-formes VOD. Produites d’abord pour des grilles de télévision, dont le public est captif, ces séries à la trame narrative simple jouent sur des personnages un peu caricaturaux, plus enclins à reproduire des stéréotypes. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes retrouvés à étudier ces effets sur une série devenue culte qui fête ses 30 ans cet automne, Friends.

À l’inverse des personnages de roman dont on peut lire les pensées grâce au narrateur, les personnages n’existent que par ce qu’ils font et disent. C’est par la répétition d’actions et de répliques qu’un personnage va être associé avec certains traits de personnalité. Ainsi, Phoebe Buffay, dans Friends, peut être qualifiée de militante parce qu’elle va répéter qu’elle est végétarienne, intervenir pour défendre des animaux, ou questionner certains aspects consuméristes des autres personnages. En examinant la façon dont les actions et les dialogues d’un personnage se répètent tout à au long d’une série, il est possible d’identifier différents types de répétitions, avec différents rôles dans la construction d’un personnage et de stéréotypes associés.

Créer un stéréotype avec des répétitions : mode d’emploi

Le premier type de répétition est le plus simple : la reproduction. Il se retrouve notamment dans les dialogues, avec une mention rapide d’un seul trait de caractère, souvent par le biais de blagues ou de remarques désinvoltes. Par exemple, le végétarisme de Phoebe est régulièrement utilisé de façon un peu ridicule ou gênante, afin de susciter le rire chez le spectateur, comme dans cette scène de la saison 1 dans laquelle Phoebe chantonne une de ses créations approximatives, en brodant sur le fait qu’elle se tient éloignée des produits d’origine animale. La répétition de ce trait dans plusieurs scènes installe progressivement l’idée que le fait d’être végétarien est quelque chose d’étrange et de ridicule.

Le second type de répétition est la superposition, qui associe ensemble deux traits de personnalité par le biais d’une blague. Dans le cas de Phoebe, son végétarisme est associé à une forme d’anti-patriotisme – quand elle refuse de manger de la dinde pour Thanksgiving. Quant à son engagement en faveur de l’environnement, on apprend qu’il a été nourri par l’idéal de son père, « chirurgien pour arbre » qui n’est en fait qu’un mensonge inventé par sa grand-mère.

Ces scènes superposent les engagements environnementaux de Phoebe avec des traits de personnalité présentés comme négatifs – naïveté ou antipatriotisme. Ces associations négatives avec un personnage écologiste sont répétées au fil des épisodes, inscrivant ces associations dans les stéréotypes potentiels liés aux écologistes.

Le troisième type de répétition repose sur un mécanisme d’évolution. Ces scènes permettent de répéter un trait de personnalité en le modifiant légèrement à chaque fois. Ainsi, au fil du temps, les personnages évoluent… et les stéréotypes associés également. Phoebe est d’abord une fervente défenseuse du développement durable, mais elle adopte progressivement des comportements de consommation ordinaires, comme faire ses courses dans des magasins grand public ou manger de la viande. Cette évolution fait évoluer les stéréotypes qui lui sont associés, temporisant peu à peu les traits qui la rendent trop « hors normes ».

Faire évoluer les stéréotypes pour faire évoluer les mentalités

L’association progressive de ces trois types de répétitions permet de donner corps à des personnages plus nuancés, plus complexes mais aussi plus réalistes, donnant ainsi vie aux stéréotypes qui se greffent à chaque étape. Ces stéréotypes sont aussi progressivement associés entre eux au fil de la série, formant des groupes plus complexes de représentations qui peuvent évoluer de façon positive, ou négative, selon la tournure que prend le personnage. Ainsi, que ce soit volontaire ou non, le personnage de Phoebe, par exemple, influence la perception qu’ont les téléspectateurs des consommateurs durables comme étant excentriques ou déviants. Cette image peut avoir des répercussions dans le monde réel, car il est plus difficile pour les comportements durables d’être perçus comme normaux ou souhaitables.

D’ailleurs, certains showrunners utilisent déjà consciemment cette dimension politique et sociale de la série télévisée pour faire bouger les lignes sur les questions de représentations des minorités, par exemple. Les productions de la showrunneuse Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, How to Get away with Murder, les Chroniques de Bridgerton) en sont un exemple criant.

Très engagée sur les questions de représentations des minorités, le travail de Shonda Rhimes s’ancre sur le long terme. Dans Grey’s Anatomy, les premières saisons se déroulent un milieu où les postes importants sont exclusivement occupés par des hommes, en grande majorité blancs, dont le rapport aux femmes est questionnable ; les dernières saisons voient les femmes de toutes origines prendre peu à peu ces postes d’importances. Avec Scandal et How to Get away with Murder, la showrunneuse a également créé des rôles principaux exigeants pour les actrices noires. Enfin, avec la saison 3 des Chroniques de Bridgerton, elle s’efforce de construire de nouvelles représentations pour plusieurs types de minorités sous-représentées au cinéma, avec des rôles pour des acteurs et actrices noirs ou asiatiques, pour des femmes rondes et petites, et même un

par le personnage principal.

Les séries sont donc des outils puissants qui servent à former des personnages attachants – via des attitudes et des propos réitérés et parfois évolutifs – mais qui peuvent aussi façonner nos représentations. Ces outils narratifs sont une source d’inspiration pour les marques et les professionnels qui souhaitent promouvoir des messages positifs de transformation de la société. Et en tant que spectateur, la prochaine fois que vous regarderez une série, faites attention aux indices subtils qui façonnent les personnages, de leurs tenues à leur humour. Vous pourriez être surpris par l’image qu’ils composent.

Sophie Raynaud, Doctorante, Neoma Business School

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Pourquoi les chats ont envahi Internet

Sur le web, impossible d'échapper aux memes mettant en scène les félins domestiques. Mr Thinktank / Flickr, CC BY
Justine Simon, Université de Lorraine

Des chats partout : en dessins, en photos, en vidéos, en GIFs, en mèmes… Ils sont devenus les véritables stars d’Internet. Qu’ils fassent des blagues, des câlins ou des bêtises, leurs images circulent sans fin sur les réseaux sociaux. Mais pourquoi ces animaux ont-ils envahi nos écrans ? Et que nous révèlent-ils sur notre société et sur le fonctionnement des plates-formes que nous utilisons au quotidien ?


Cela fait plusieurs années que j’étudie la propagation des images sur les réseaux sociaux, qu’elles soient humoristiques ou plus sérieuses. C’est dans les années 2000 que le chat est devenu un objet central de la viralité avec des formats comme les « LOLcats » (2007) et cette viralité s’est accentuée avec la montée en puissance des réseaux sociaux (comme Facebook, YouTube, Instagram et TikTok).

Au cours de ma recherche sur les #ChatonsMignons (c’est le terme que j’utilise pour désigner ce phénomène viral), j’ai relevé plusieurs aspects fascinants, comme l’utilisation symbolique du chat en politique ou sa dimension participative, lorsque des internautes créent des mèmes.

Un mème est un élément décliné massivement sur Internet et qui s’inscrit dans une logique de participation. Il peut s’agir d’un texte, d’une image (fixe ou animée), d’un son, d’une musique ou une combinaison de ces différents éléments.

On peut également noter le renforcement des liens sociaux que le partage d’images de chats crée, et enfin, leur capacité à générer des émotions fortes.

Le chat en politique, un symbole multiple

Les chats ne sont pas seulement mignons : ils sont aussi des symboles très puissants. En analysant un total de 4 000 publications sur Twitter, Instagram et TikTok – une veille de contenus et une recherche par mots-clés ont été menées sur une période de quatre mois (d’octobre 2021 à janvier 2022) – il est apparu que le chat pouvait revêtir de nombreux masques.

Parfois, il est un outil de mobilisation collective, parfois une arme pour la propagande politique. Par exemple, un GIF de chat noir effrayé peut symboliser la résistance politique et renvoyer à l’imaginaire anarchiste, dans lequel le chat noir incarne la révolte.

À l’inverse, Marine Le Pen utilise aussi les #ChatonsMignons pour adoucir son image dans une stratégie de dédiabolisation – c’est ce que je nomme le « catwashing » : une stratégie de communication politique qui vise à donner une image trompeuse des valeurs portées par une personnalité politique.

Le chat devient alors un symbole politique, parfois pour défendre des idées de liberté, parfois pour cacher des messages plus inquiétants.

Même Donald Trump a mentionné le félin durant la campagne présidentielle américaine, dans une formule absurde accusant les migrants de manger des chiens et des chats lors du seul débat télévisé l’opposant à Kamala Harris,créant ainsi un buzz monumental.

Cette déclaration a généré une vague de mèmes et de réactions sur les réseaux, au départ pour la tourner au ridicule, puis elle a été récupérée par les pro-Trump. Ce raz-de-marée de mèmes a pris une importance démesurée au point de faire oublier le reste du débat. On peut alors s’interroger : n’était-ce pas une stratégie volontaire de la part du camp républicain ?

La participation des internautes : un jeu collectif

Car les mèmes de chats, en particulier les célèbres « lolcats », sont devenus des éléments clés de la culture Internet participative. Ces images de chats avec des textes souvent absurdes ou mal écrits constituent une

.

En partageant et en réinventant ces mèmes, les internautes s’approprient le phénomène des #ChatonsMignons pour créer une sorte de langage collectif.

L’exemple du « Nyan Cat », un

, montre bien à quel point les chats sont intégrés à la culture participative du web.

Nyan Cat ! [Official].

Ce mème, créé en 2011, est devenu emblématique, avec des vidéos de plusieurs heures sur fond de boucle musicale kitsch et hypnotique.

Plus récemment, le

, apparu en 2023, a suivi une ascension virale similaire (28 millions de vues sur ces dix derniers mois pour cette vidéo), prouvant que les chats sont loin de lasser les internautes.

La culture participative pousse ces derniers à relever des défis : créer de nouveaux contenus, utiliser des références cachées et partager ces créations à grande échelle. Avec l’arrivée de plates-formes comme TikTok, ce phénomène s’accélère : chaque vidéo devient un terrain de jeu collectif. Mais ce jeu peut aussi servir des objectifs sérieux, comme dans les cas d’activisme en ligne.

Le chat, un outil de sociabilité

Ils jouent aussi un rôle important dans la manière dont les gens se connectent et interagissent en ligne, et cela ne se réalise pas que dans un registre humoristique, comme pour les mèmes. Le chat favorise ainsi un lien social qui traverse les frontières géographiques et culturelles, rassemblant des individus autour de l’amour des animaux.

Partager une photo de son propre animal domestique devient une façon de se montrer tout en restant en arrière-plan. C’est ce qu’on appelle l’extimité, c’est-à-dire le fait de rendre publics certains aspects de sa vie privée. Le chat sert alors d’intermédiaire, permettant de partager des émotions, des moments de vie, tout en protégeant son identité.

Ainsi, beaucoup de gens publient des photos d’eux en visioconférence avec leur chat sur les genoux. Ce type de contenu met en avant non seulement leur quotidien, mais aussi la relation particulière qu’ils entretiennent avec leur animal. Ces échanges dépassent la simple publication de photos de son chat ou de « selfiecats » (selfies pris avec son chat).

Il s’agit de mettre en valeur une expérience collective, où chaque interaction avec une image de chat contribue à une conversation globale. Le « selfiecat » est ainsi devenu un moyen d’exprimer et de valoriser cette complicité unique, aux yeux de tous.

Dans de nombreux cas, la relation entre l’humain et le chat est mise en avant comme une expérience partagée, créant une sociabilité numérique autour de cette humanité connectée. Les membres des communautés se retrouvent pour commenter, échanger des anecdotes ou des conseils, et ces interactions virtuelles renforcent les liens sociaux.

En ce sens, les chats deviennent plus qu’un simple objet de viralité : ils sont le ciment d’une forme de sociabilité numérique qui permet aux gens de se rassembler, de se comprendre et de se soutenir, même sans se connaître.

Les chats, une machine à émotions

Enfin, si les #ChatonsMignons sont si viraux, c’est parce qu’ils sont capables de provoquer des émotions fortes. Les chats ont un regard, une posture et des mimiques si proches de celles des humains qu’ils nous permettent d’exprimer toute une gamme d’émotions : de la joie à la frustration, en passant par l’étonnement ou la colère.

Cette puissance affective explique pourquoi ils génèrent autant de clics et de partages. Sur les réseaux sociaux, où tout repose sur l’attention et l’engagement, les chats deviennent de véritables machines à clics. Les plates-formes profitent de cette viralité pour capter l’attention des utilisateurs et monétiser leur temps passé en ligne.

Les chats ont envahi le web parce qu’ils sont bien plus que des créatures mignonnes. Ils sont des symboles, des outils de participation, des créateurs de liens sociaux et des déclencheurs d’émotions. Leur succès viral s’explique par leur capacité à s’adapter à toutes ces fonctions à la fois. En fin de compte, les #ChatonsMignons nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes, nos besoins d’expression et la manière dont nous interagissons dans un monde hyperconnecté.


Justine Simon est l’autrice de « #ChatonsMignons. Apprivoiser les enjeux de la culture numérique », paru aux éditions de l’Harmattan.

Justine Simon, Maître de conférences, Université de Franche-Comté, ELLIADD, Université de Lorraine

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Est-ce vrai que les rhumatismes sont plus douloureux par temps humide ?

Chez certaines personnes, l'humidité peut aggraver les douleurs liées aux articulations. Geetanjal Khanna/Unsplash, CC BY
Valérie Lannoy, Sorbonne Université

Nos aînés jouent parfois le rôle de station météo ! Grâce à leurs douleurs articulaires, ils peuvent prédire le temps qu’il fera dans la journée. Mais qu’en est-il vraiment ?


Les rhumatismes regroupent environ 200 maladies qui touchent les composantes des articulations, soit l’os et le cartilage articulaire. Ils affectent aussi leurs parties molles, comme les ligaments sur les os ou les tendons reliant les muscles aux os. Ils sont classés selon leur origine, en rhumatismes non inflammatoires et inflammatoires. Les premiers comprennent l’arthrose et l’ostéoporose, concernant surtout les personnes âgées, les troubles musculosquelettiques ou la fibromyalgie. Les rhumatismes inflammatoires englobent notamment les formes d’arthrite, telles que la spondylarthrite ankylosante et la polyarthrite rhumatoïde, deux maladies auto-immunes. Aujourd’hui, plus de 16 millions de Français souffrent de rhumatismes.

Pluie ou humidité ?

En 2019, une équipe de l’Université de Manchester a étudié les symptômes de plus de 2500 malades pendant 15 mois. Plusieurs pathologies étaient représentées, comme l’arthrose, la polyarthrite rhumatoïde et la fibromyalgie. Les symptômes ont été recueillis via une application sur smartphone, avec des informations incluant météo, humeur ou activité physique. C’est l’une des premières expériences de science participative à utiliser une application.

Les auteurs suggèrent que ce type de dispositif peut être proposé aux patients pour prévoir leurs douleurs. Ils ont trouvé que ce sont l’humidité relative, c’est-à-dire la saturation de l’air en vapeur d’eau, et la pression atmosphérique, qui corrèlent le plus avec les douleurs articulaires.

Cette corrélation, bien que significative, reste modeste. Par exemple, la modification simultanée des deux variables météorologiques n’entraîne qu’une faible augmentation de la douleur. Trois ans après, une équipe de la même université a décidé de réanalyser les mêmes données. Ils ont déterminé qu’il y a bel et bien un lien entre climat et douleur articulaire, mais qu’il concerne environ 4 % des volontaires. Ces chercheurs expliquent que la douleur est subjective et codée par le cerveau. La réaction varie donc selon les malades, et dépend des différences interindividuelles de l’activation nerveuse.

L’articulation est un baromètre

Le lien entre douleurs articulaires et météo fait l’objet de débats houleux entre scientifiques ! En 2017, une collaboration internationale, menée par le Dr Jena, permit l’analyse des symptômes d’environ 1,5 million d’Américains de plus de 65 ans. Leur conclusion est qu’il n’y a aucune corrélation entre douleurs articulaires et jours de pluie. Quatre jours après, la réponse à cet article scientifique ne s’est pas fait attendre ! Voici comment le Dr Bamji, rhumatologue retraité, débute sa réponse : « La raison pour laquelle le Dr Jena et ses collègues n’ont pas réussi à trouver un lien entre les douleurs articulaires et la pluie est simple. Ils se sont trompés de variable – et à ma connaissance, personne n’a pris en compte la bonne. »

Comment la pluie ou l’humidité relative pourrait influer la douleur des patients… Alors que notre organisme n’a aucun moyen de détecter les fluctuations du taux d’humidité ? Le Dr Bamji précise que l’articulation est une structure permettant la proprioception ou sensibilité profonde. Il s’agit de la capacité, consciente ou inconsciente, à percevoir la position des parties du corps sans utiliser la vision. Dans les tendons sont logés des « propriocepteurs », des récepteurs sensibles à la pression induite par la contraction musculaire. Les propriocepteurs sont également sensibles aux changements de pression atmosphérique.

La pression atmosphérique suit en fait les variations de l’humidité relative. Quant aux propriocepteurs, ils transmettent leurs signaux à des nerfs sensitifs qui transitent vers le cerveau.

Les douleurs articulaires sont liées directement à la pression atmosphérique, et indirectement à l’humidité relative. Chaque patient a un ressenti dépendant de son propre système nerveux central. Le plus important est d’écouter sa douleur, par exemple en tenant un journal quotidien des symptômes !

Valérie Lannoy, Post-doctorante en microbiologie, Sorbonne Université

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Les textes antiques, sources de fantasmes nécrophiles

La mort de Cléopâtre. Tableau de Jean-André Rixens, 1874. Musée des Augustins, Toulouse. Wikipédia
Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine

Chez Hérodote comme chez Ovide, sous différentes formes, on retrouve l’idée d’une dépendance totale des corps féminins, mis à disposition d’hommes libres et puissants. Des fantasmes morbides qui continuent de travailler l’imaginaire collectif.


L’historien grec Hérodote consacre une partie de son livre sur l’Égypte à la momification, caractéristique, s’il en est, de la civilisation pharaonique qui paraît obsédée par la mort et la résurrection. Contrairement aux Grecs qui brûlaient les cadavres sur des bûchers funèbres, les anciens Égyptiens cherchaient à conserver dans le meilleur état possible les dépouilles des défunts pour leur permettre, selon leurs croyances, d’accéder à l’Au-delà où ils renaîtraient pour la vie éternelle. Ils étaient passés maîtres dans l’art d’embaumer les corps.

Violer une momie

Mais dans son évocation des anciens rites funéraires égyptiens, Hérodote insère une surprenante information qu’on ne trouve nulle part ailleurs :

« Les épouses des gens de qualité, après leur mort, ne sont pas livrées sur-le-champ aux embaumeurs, pas plus que les femmes très belles et d’une grande renommée ; on ne les leur confie qu’au bout de trois ou quatre jours. On veut éviter que les embaumeurs n’abusent de ces femmes ; car on en a pris un, paraît-il, à violer le cadavre d’une femme qui venait de mourir » (Hérodote, Histoires II, 89).

On soupçonne une invention d’Hérodote ; un fantasme de nécrophilie que pourrait trahir l’absence de condamnation de sa part. D’autant plus que la lecture du passage produit aussitôt des images mentales : un scénario mettant en scène un immonde embaumeur faisant l’amour avec un beau cadavre.

Hérodote a peut-être été inspiré par le mythe d’Isis qui a pu servir de déclencheur du fantasme nécrophile. La déesse égyptienne reconstitue le corps dépecé de son époux Osiris. Elle réunit les membres qu’elle lie les uns aux autres au moyen de bandelettes de lin, réalisant ainsi la toute première momie. Puis, réveillant son mari, elle s’unit à lui le temps de tomber enceinte d’Horus, le fils qui deviendra le roi légitime de l’Égypte. La momie, corps conservé ou reconstitué, suggère la possibilité d’un érotisme au-delà de la mort.

Le « fourneau déjà refroidi »

Le romancier finlandais Mika Waltari, s’inspirant de l’historien antique, reprendra ce thème nécrophile, de manière ironique dans Sinouhé l’Égyptien (1945) : il imagine une femme, donnée pour morte, ramenée à la vie lors du viol de son cadavre par un prêtre embaumeur.

Un deuxième cas apparaît encore dans l’œuvre d’Hérodote, mais en Grèce cette fois : Périandre, tyran de Corinthe, est accusé d’avoir fait l’amour avec Mélissa, sa femme, qui venait de mourir. L’auteur évoque la scène par une métaphore : Périandre a « mis les pains dans le fourneau déjà refroidi » (Hérodote, Histoires, V, 92). La nécrophilie constitue ici un abus sexuel sur un corps inerte et impuissant, totalement dominé par son agresseur.

On retrouve ce même fantasme dans des œuvres modernes montrant le suicide de Cléopâtre dont se dégage un érotisme nécrophile. En 1874, Jean-André Rixens peint le corps nu de la reine morte, très désirable selon les canons de la beauté du moment. Mais son épiderme, livide, paraît déjà passablement refroidi. Le cadavre est censé exciter le désir du spectateur auquel il est livré sans défense.

La jeune vierge enchaînée

Le bondage est un fantasme qui rejoint la nécrophilie, dans la mesure où le corps de la victime est soumis aux caprices de celui qui l’exploite sexuellement. La captive prend la place de la défunte. Des cordes ou des chaînes sont utilisées pour créer un scénario de contrainte susceptible de produire une forte émotion sexuelle. Ainsi, Hérodote imagine des prostituées babyloniennes attachées par la tête et exposées dans la cour d’un temple qui leur servait de bordel (Hérodote, Histoires, I, 199).

On retrouve ces chaînes dans le mythe d’Andromède. La pauvre fille fut victime de la folle prétention de sa mère, la reine d’Ethiopie Cassiopée, qui avait osé affirmer qu’elle était aussi belle qu’une divinité marine, provoquant la colère de Poséidon. Pour se venger d’une telle arrogance, le dieu des mers envoya une monstrueuse baleine détruire l’Éthiopie. Afin que cesse le massacre, Cassiopée devait offrir sa fille en pâture au monstre.

La jeune vierge est alors enchaînée à un rocher, sur le rivage où elle attend, impuissante, son terrible bourreau. C’est alors que surgit, in extremis, le héros Persée qui heureusement passait par là. Le poète latin Ovide se plaît à décrire la scène, à travers le regard de Persée, spectateur voyeur. Il contemple la jeune fille attachée sous ses yeux (Ovide, Métamorphoses IV, 663-773).

Andromède enchaînée. Tableau de Henry-Pierre Picou, 1874. Dahesh Museum of Arts, New York. Wikimedia

Une brise légère lui soulève les cheveux laissant apercevoir ses yeux remplis de larmes. Quand Persée s’approche, la vierge timide se sent horriblement gênée. Si seulement elle n’était pas enchaînée, écrit Ovide, elle se couvrirait aussitôt le visage de ses mains. Mais elle ne peut pas bouger. Elle est totalement prisonnière de ses chaînes qui livrent son intimité aux regards du héros et, par la même occasion, du lecteur. Ses pleurs redoublent, tandis que Persée est très excité par la scène.

Ovide joue sur les mots : le héros aimerait bien remplacer la chaîne qui relie la jeune fille au rocher par une autre chaîne la reliant à lui. Ovide parle des liens du mariage ; mais on a bien compris que Persée, pris de désir, souhaite avant tout posséder la jeune vierge qui ne peut se mouvoir.

d’Alex Kurtzman réunit bien ces deux fantasmes que sont le bondage et la nécrophilie. La princesse égyptienne Ahmanet, incarnée par l’actrice Sofia Boutella, réveillée après 3 000 ans de sommeil dans son tombeau, se trouve entravée de lourdes chaînes dans un laboratoire dont elle va cependant réussir à s’échapper.

Pygmalion et Galatée, tableau de Jean-Léon Gérôme, vers 1890. Metropolitan Museum of Art, New York. Wikimedia

La femme-jouet

Mais revenons à Ovide. On remarque que le poète compare Andromède à une statue : la jeune fille est immobile, à part le vent léger qui fait onduler sa chevelure. Le fantasme du bondage rejoint ici l’agalmatophilie, c’est-à-dire l’attrait sexuel pour des corps factices, des sculptures, des mannequins ou des poupées.

C’est un rêve de mise à disposition et de dépendance totale de la femme face à l’homme libre et puissant. La femme rêvée est alors vue comme une poupée, excitante et muette, suivant un idéal féminin qu’on pourrait résumer ainsi : « Sois belle, soumets-toi et tais-toi ». Cette idée jette un pont entre Andromède et un autre mythe : celui de Pygmalion, inventeur de la première poupée sexuelle.

Il y avait à Chypre, il y a bien longtemps, un sculpteur nommé Pygmalion qui détestait les femmes de son pays, beaucoup trop libres à son goût : toutes des putains ou des sorcières, se disait-il. Fort de ce constat, il prend la ferme décision de rester pour toujours célibataire.

Il se met alors à concevoir un remarquable projet : réaliser une sculpture de la femme idéale, taillée « dans l’ivoire blanc comme la neige », écrit Ovide (Métamorphoses, X, 243-297).

Une blancheur symbolisant la pureté de l’objet auquel le sculpteur donne les formes pulpeuses d’Aphrodite. En conséquence, il est très excité par l’œuvre qu’il a lui-même créée. Il la caresse, lui donne des baisers, la serre dans ses bras. Il la revêt aussi de bijoux et lui passe une chaîne en or autour du cou. Une chaîne serpentiforme, dont la symbolique phallique paraît évidente.

Puis il la couche dans son lit et là, impossible d’aller plus loin ! Ah, comme il serait heureux, s’il lui était possible d’épouser une femme aussi parfaite à ses yeux, c’est-à-dire aussi belle et taciturne.

Par chance, la déesse Aphrodite l’a entendu : elle va exaucer sa prière. Alors que Pygmalion embrasse à nouveau sa belle statue, il la sent soudain se réchauffer. Elle prend vie, devenant une femme en chair et en os qu’il va pouvoir posséder réellement. Pygmalion remercie la déesse en lui consacrant des offrandes. Puis il épouse la merveilleuse créature de son rêve devenu réalité. Comme elle a la peau totalement blanche, il la nomme Galatée (« Laiteuse »).

Le mythe de Pygmalion fait du sculpteur l’amant de sa propre création, une femme autoproduite. Il nous montre aussi ce qu’était une épouse idéale aux yeux des Grecs et des Romains : un être passif d’une grande beauté qui subit sans broncher les caresses qu’on lui impose. Un jouet que l’on manipule et possède à sa guise.


Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques », paru aux éditions Vendémiaire.

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine

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