Les turbulences sont une expérience courante pour les voyageurs aériens. Les incidents graves sont rares, mais lorsqu’ils se produisent, ils peuvent être mortels. Récemment, le vol SQ321 de Singapore Airlines entre Londres et Singapour illustre ce danger. Une rencontre avec des turbulences extrêmes survenue pendant un vol normal a entraîné la mort d’une personne, dont la cause présumée serait une crise cardiaque, et plusieurs autres personnes sont gravement blessées. Le vol s’est dérouté pour atterrir à Bangkok afin que les passagers blessés puissent être pris en charge à l’hôpital.
Les turbulences aériennes peuvent se produire n’importe où, mais elles sont beaucoup plus fréquentes sur certaines routes que sur d’autres. Le changement climatique devrait augmenter les risques de turbulences aériennes et les rendre plus intenses. En réalité, des études indiquent que les turbulences ont déjà empiré au cours des dernières décennies.
Où se produisent les turbulences ?
Presque tous les vols connaissent des turbulences sous une forme ou une autre. Si un avion décolle ou atterrit derrière un autre avion, le vent généré par le moteur et le bout des ailes de l’avion de tête peut provoquer des « turbulences de sillage » pour celui qui le suit.
Près du sol, il peut y avoir des turbulences en raison de vents forts dus aux conditions météorologiques à proximité d’un aéroport. À plus haute altitude, il peut y avoir à nouveau des turbulences de sillage (si l’on vole à proximité d’un autre avion), ou des turbulences dues aux courants ascendants ou descendants d’un orage.
Un autre type de turbulence qui se produit à haute altitude est plus difficile à prévoir ou à éviter sont les turbulences dites en air clair. Invisibles, comme leur nom l’indique, elles sont souvent causées par l’ascension d’air chaud dans de l’air plus froid, et l’on s’attend généralement à ce qu’elles s’aggravent en raison du changement climatique.
Fondamentalement, les turbulences sont le résultat de la collision de deux ou plusieurs vents et de la création de remous ou de tourbillons de flux d’air perturbé. Elles se produisent souvent à proximité des chaînes de montagnes, car dans ce cas le vent qui s’écoule à la surface du sol accélère vers le haut.
Les turbulences se produisent également souvent en bordure des courants-jets. Il s’agit d’étroites bandes de vents forts à haute altitude qui tournent autour du globe. Les avions voyagent souvent dans les courants-jets pour gagner en vitesse, mais lorsqu’ils entrent ou sortent du courant, ils peuvent rencontrer des turbulences à la frontière avec les vents plus lents de l’extérieur.
Quelles sont les routes les plus turbulentes ?
Il est possible de cartographier les turbulences dans le monde entier. Les compagnies aériennes utilisent ces cartes pour planifier à l’avance des aéroports de remplacement ou d’autres éventualités.
Carte des turbulences estimées en air libre dans le monde, le 22 mai 2024 à 7 :00 (CEST).Turbli
Si les turbulences varient en fonction des conditions météorologiques, certaines régions et certains itinéraires y sont plus exposés que d’autres. Comme on peut le constater dans le tableau ci-dessous, la majorité des routes les plus turbulentes se trouvent à proximité des montagnes.
Le changement climatique peut augmenter les turbulences
Comment le changement climatique affectera-t-il l’avenir de l’aviation ? Une étude publiée l’année dernière a mis en évidence une forte augmentation des turbulences en air clair entre 1979 et 2020. Dans certains endroits, les turbulences graves ont augmenté de 55 %.
Carte montrant l’évolution du risque de turbulences en air clair à travers le monde entre 1979 et 2020. Le rouge plus foncé indique un risque plus élevé de turbulences.Prosser et al. (2023), Geophysical Research Letters
En 2017, une autre étude a utilisé la modélisation climatique pour prévoir que les turbulences en air clair pourraient être quatre fois plus fréquentes qu’auparavant d’ici 2050, selon certains scénarios de changement climatique.
Que peut-on faire contre les turbulences ?
Que peut-on faire pour atténuer les turbulences ? La technologie de détection des turbulences est encore en phase de recherche et de développement. Les pilotes utilisent donc les connaissances qu’ils tirent des radars météorologiques pour déterminer le meilleur plan de vol afin d’éviter les configurations météorologiques présentant des niveaux élevés d’humidité sur leur trajectoire.
Les images des radars météorologiques indiquent aux pilotes les zones où les turbulences les plus intenses sont attendues, et ils travaillent avec les contrôleurs du trafic aérien pour éviter ces zones. En cas de turbulences inattendues, les pilotes allument immédiatement le panneau « Attachez votre ceinture » et réduisent la poussée des moteurs pour ralentir l’avion. Ils sont également en contact avec les contrôleurs pour trouver de meilleures conditions, soit en montant, soit en descendant à une altitude plus calme.
Les centres météorologiques au sol peuvent observer l’évolution des conditions météorologiques à l’aide de satellites. Ils fournissent ces informations aux équipages en temps réel, afin qu’ils connaissent les conditions météorologiques auxquelles ils doivent s’attendre tout au long du vol. Ces informations peuvent également inclure les zones de turbulences attendues si des tempêtes se développent le long de l’itinéraire de vol.
Il semble donc que nous nous dirigions vers une période plus turbulente. Les compagnies aériennes feront tout ce qui est en leur pouvoir pour réduire l’impact sur les avions et les passagers. Mais pour les passagers, le message est simple : si l’on vous dit d’attacher votre ceinture, vous devriez le faire !
Le lipsync, abréviation du terme « lip synchronisation », est « un playback qui privilégie la synchronisation parfaite des lèvres et des attitudes avec les paroles et la chorégraphie de la chanson ». Il englobe, par exemple, le playback ou encore le doublage audio. Dans le monde artistique du drag, cet exercice de style s’apparente à un véritable jeu de scène, une performance physique et visuelle, devenue le passage obligé de toute performance. Mais, dernièrement, le lipsync est devenu un genre spectaculaire dépassant les prérogatives des drag-queens.
« Mais attention : pas celui, honteux, des stars amnésiques ou paresseuses, mais celui assumé, flamboyant, transformé en nouvel art du spectacle. »
Depuis quelques années, grâce aux drag-queens, le lipsync a gagné ses lettres de noblesse et peut effectivement être qualifié de nouvel art du spectacle. Il est également de plus en plus présent en France et s’est imposé comme dans tout spectacle de drag, jusqu’à rendre marginale la performance de chant en direct.
Illusion parfaite
Le lipsync est un jeu qui consiste à calquer ses mouvements de bouche sur un enregistrement audio pour faire en sorte que l’illusion soit parfaite. Un rêve d’enfant et/ou d’adolescent qui s’amuse devant sa glace à mimer chaque parole de sa chanson préférée en se rêvant interprète de cette dernière. Un jeu théâtral gratuit qui n’a d’autre but que celui de divertir. Un jeu de scène qui a longtemps inspiré et inspire toujours. Comme dans le film de Stanley Donen et Gene Kelly Chantons sous la pluie (1953), où le personnage joué par Debbie Reynolds prête sa voix à Lina Lamont, interprétée par Jean Hagen pour faire croire que cette dernière a la plus belle voix du nouveau cinéma parlant,
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Si le lipsync est un jeu, il est parfois mal reçu : il aurait pour but de cacher une faille, ou de révéler une supercherie. Dans le monde du drag, le lipsync a également longtemps divisé.
Dans son étude sur les performances drag-queens aux États-Unis des années 1960/70, Esther Newton, sociologue et anthropologue américaine, met en avant une différence entre les drag-queens qui performent en chantant en direct et celles qui chantent en lipsync. Le travail en direct était généralement mieux payé et on pensait qu’il nécessitait plus de « talent », car il implique une forme de mimétisme à la fois vocal et visuel.
Performer en lipsync était alors assimilé à une création artistique de moindre qualité et à un manque de talent. Mais la chercheuse soulignait aussi que l’on avait recours au lipsync par manque de moyens : chanter en direct impliquait des musiciens qu’il fallait rémunérer, alors que pour le lipsync, un disque suffisait.
Aujourd’hui, il n’existe pratiquement plus de spectacle drag sans lipsync. Cette nouvelle popularité est en lien avec l’émission RuPaul’s drag race, lancée en 2009, qui a multiplié les franchises dans plusieurs pays et notamment en France, depuis juin 2022 avec Drag race France.
Le lipsync est la dernière épreuve du show RuPaul’s drag race, l’épreuve reine. Les drag-queens s’affrontent en duel ou en trio sur le podium, et doivent impressionner le jury. L’épreuve étant très courte, à peine une ou deux minutes, elles doivent convaincre en un temps record ; et toujours sur une chanson célèbre.
Alors que dans l’émission, le lipsync est un terrain d’affrontement, dans le spectacle drag contemporain, le lipsync est devenu une façon de raconter une histoire, de présenter « son » drag et d’en développer différents aspects. Réhabilité en grande partie par l’émission, il permet en réalité aux drag-queens de mettre en place tout un panel de jeu théâtral.
Lipsync et réappropriation
La performance de lipsync récupère les codes du play-back pour les parodier. Tout comme
, il mime une performance. Au-delà de la problématique du chant, il s’agit aussi de mimer une attitude, et de proposer une performance corporelle en lien avec la chanson. Il ne s’agit pas forcément d’imiter la chanteuse originale. Alors que le playback veut faire croire à son public que la chanson est interprétée en direct par l’artiste en scène, les drag-queens ne veulent pas se faire passer pour les chanteuses du titre en question. Elles jouent sur l’idée qu’elles auraient pu l’être, qu’elles en ont toutes les qualités, à part la voix, que tout cela n’est qu’un jeu et qu’il suffit d’avoir l’apparence et l’attitude idoines pour usurper un rôle.
Ce jeu d’usurpation est à mettre en lien avec la culture des « balls », qui ont les été prémices – entre autres – de l’esthétique drag. Le documentaire Paris is burning réalisé par Jennie Livingston en 1990, présentait cette scène ball née à Harlem.
Dans ces « bals », les participants ne s’affrontent pas sur des lipsyncs mais dans des catégories de travestissement. Différentes catégories sont inventées comme « school girl », « school boy » ou encore « pretty girl ». Il faut, pour se produire, imaginer une tenue en parfaite adéquation avec la catégorie proposée, pour créer l’illusion d’une réalité. Ces catégories sont là, encore une fois, pour symboliser cette idée de construction sociale liée à l’apparence, dans un jeu de performance.
Les personnes participant à ces bals sont socialement discriminées à cause de leur couleur de peau, de leur origine sociale, de leur sexualité, etc. Les catégories permettent de montrer que n’importe qui, s’il a les bons codes, peut se faire passer, par exemple, pour un homme d’affaires des années 1980.
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Le travestissement est subversif car il franchit une frontière. Ce n’est pas nécessairement celle du genre, mais, dans tous les cas, cette volonté de réappropriation des codes sociaux témoigne d’une réelle émancipation dans l’espace restreint du bal. Toutes ces catégories suivent un principe clé, le « realness », ce que Dorian Corey, figure emblématique de ces bals, désigne comme « être capable de se fondre, être vrai·e ».
Cette façon de penser un costume met en évidence la construction sociale et superficielle de l’apparence, mais aussi la façon dont elle est fabriquée. Le realness s’apparente à une stratégie de résistance et mène à une forme d’émancipation : il est une façon de révéler l’artificialité normative de la classe dominante et, par le procédé du travestissement, de la performer.
De la même manière, le lipsync, aujourd’hui, est une façon de questionner une certaine vision de l’authenticité. Les performeurs, privés de leur voix, empruntant celle d’une autre, ne proposent qu’une performance physique. La voix, porteuse d’une identité forte, est transfigurée : les drag-queens superposent à cette voix leur propre histoire mais aussi l’identité de leur « persona » drag, cette extension d’elles-mêmes. La chanson et la voix, réappropriées, sont alors porteuses de trois histoires, celle de la chanteuse originale, de la drag-queen et de son interprète.
L’émotion provoquée par le lipsync est liée à l’interprétation, à la façon dont le performeur le vit sur scène, que ce soit à travers l’émotion, la caricature, l’exploit physique… Le lipsync demande plusieurs qualités indéniables : le talent, la créativité parodique, la virtuosité, la technicité et souvent, une qualité d’improvisation. Exercice spectaculaire, il réunit deux aspects de la drag-queen : son identité gay, queer, mais aussi son caractère profondément pop.
C’est pourquoi l’exercice est en soi très sérieux et démontre toute la virtuosité de la drag-queen. En fin de compte, le lipsync agit sur le spectateur comme un spectacle de magie : nous savons que c’est faux, mais nous admirons le mécanisme et savourons le plaisir ludique de se faire faussement duper.
C’est quand surgit soudain la proposition extrême d’autoriser le port d’armes en France que l’on comprend peut-être le mieux l’ambition de la série d’Éric Benzekri et Ziad Doueiri, La Fièvre. Nous sommes à l’épisode 3 et l’héroïne, Samuelle (dite Sam), qui travaille dans une agence de communication, a l’intuition soudaine que cette proposition lancée par la polémiste d’extrême droite Marie Kinsky est une tentative d’élargir la « fenêtre d’Overton » – ce concept des années 90 qui est supposé définir la gamme des idées politiquement acceptables. Sam se précipite alors sur un tableau (numérique) et trace un schéma très clair de cette fenêtre à l’intention de ses collègues leur faisant comprendre – et nous révélant ainsi – la stratégie de Marie de « recadrage » de cette fenêtre, pour l’ouvrir à de nouveaux champs impensés.
La scène est devenue quasi rituelle dans les séries télévisées qui impactent notre société : un personnage va se mettre au tableau et produire, à l’aide de schémas, une éducation à son audience et donc aux spectateurs. Dans la belle série D’argent et de sang (Canal+, 2023), le héros Simon Weynachter (Vincent Lindon), chef du Service national de douane judiciaire, proposait ainsi, au tableau encore, des moments pédagogiques d’explication de l’arnaque à la TVA sur les quotas de CO2, là aussi permettant de comprendre l’incroyable. On se souvient que dans le Bureau des légendes, le spectateur était initié dès le deuxième épisode de la première saison aux mystères de la DGSE ; et jusqu’à la fin, cinq ans plus tard, il bénéficie d’explications par un génial expert informatique (Sylvain Ellenstein-Jules Sagot), notamment sur la cybersécurité à partir de la saison 4 ; et on pense aux tableaux explicatifs et glaçants présentés par Vladimir Legassov au dernier épisode de Chernobyl (HBO, 2019).
Cette véritable « esthétique » de la pédagogie est la marque d’un « genre » de séries : celles qui visent à informer et former le spectateur et pas seulement à élargir son expérience en lui faisant connaître des milieux peu familiers. Ainsi Baron noir (Canal+, 2016-2020), la série précédente d’Éric Benzekri, est devenu un paradigme de série politique, mais aussi une source infinie d’éducation politique, d’introduction à la « forme de vie » démocratique visant la formation d’une société devenue cynique, ouvrant une possibilité de réenchantement de la démocratie que l’on retrouve enfin dans les derniers épisodes de La Fièvre. On se souvient par exemple que dans la saison 2 de Baron noir, la présidente Amélie Dorendeu fraîchement élue se recueille sur la tombe de la militante féministe Hubertine Auclert : là encore, occasion d’éduquer le public de la série, en évoquant cette héroïne féministe, alors peu connue et tout récemment honorée.
Un talent de Baron noir était déjà d’utiliser toutes les potentialités du médium série pour, simplement, parler politique, car pour Benzekri c’était le meilleur moyen de parler de la France.
Éducation à la démocratie
Cette capacité est mobilisée et décuplée dans La Fièvre, qui continue à nous éduquer, mais à des réalités encore plus terrifiantes que celles de Baron noir, qui était pourtant, déjà, une tragédie ; la troisième saison, prémonitoire, mettait en scène l’ascension d’un candidat d’extrême droite aux discours très efficaces et parvenant à une « normalisation » à l’époque peu imaginable et désormais réalisée.
Ayant fait l’expérience de la capacité terriblement prédictive de Baron noir, on ne peut que s’angoisser à la vision de La Fièvre, qui décrit une véritable descente aux enfers de la société française à partir d’un épisode de crise qui pourrait être sans lendemain : l’acte délirant d’un footballeur star, Fodé Thiam (Alassane Diong), star du club fictionnel le Racing, qui assène un coup de tête à son entraîneur et le traite de « sale toubab » (« Blanc ») lors de la cérémonie des trophées UNFP – dont le résultat le déçoit. La fièvre, c’est celle qui s’empare de l’opinion publique et des réseaux sociaux et monte progressivement autour de l’incident ; c’est celle qui s’empare d’emblée de l’agence de communication qui prend en charge l’incident pour le club, et de Sam Berger, sa figure centrale.
C’est aussi la fièvre qui saisit le spectateur, pris dans la spirale de la série et très impatient de connaître la suite. D’autant que la série, contrairement à Baron noir, ne peut se « binger » – à moins (pratique fréquente aujourd’hui) d’attendre la conclusion de sa diffusion pour la commencer. Elle revient, comme beaucoup de séries actuelles (celles de HBO pour la plupart, et même désormais sur Netflix), au mode de diffusion d’un épisode par semaine, permettant au spectateur de digérer, précisément, ce qui s’est passé et ce qu’il a appris et compris ; de prendre en compte la temporalité « réelle » de l’action qui se déroule sur une durée de plusieurs mois ; et de laisser les personnages – tous magnifiques à leur façon – s’inscrire en lui ou elle.
En se positionnant d’emblée en outil d’éducation, la série affiche ainsi son respect du spectateur et une forme d’exigence culturelle et politique qui est à rebours des contenus des réseaux sociaux tels que La Fièvre les décrit brillamment ; mais aussi de discours actuels sur les séries télévisées qui alièneraient le public en dévorant son temps, en lui vidant la tête ou en lui proposant des idées stéréotypées. Il suffit de voir La Fièvre, D’argent et de sang ou encore tout simplement le hit de Netflix, Le problème à trois corps, pour comprendre que ceux qui parlent d’abrutissement par les séries font peu de cas des séries et de leurs concitoyens.
Les moments d’éducation dans La Fièvre, dont font partie évidemment les tirades complexes et parfois limite comiques de Sam, signalent l’ambition de la série, qui prend son public au sérieux et en appelle à chaque seconde à son esprit critique, y compris par rapport à ce qu’il ou elle est en train de voir. Le pari de La Fièvre, comme de Baron noir, est bien de tenir le spectateur pour un sujet politique capable de s’orienter au milieu de discours rivaux et séduisants et de construire ses valeurs à partir de ce que la série lui apprend.
Un enjeu proprement démocratique de cette éducation apparaît lorsque la série ébauche une solution politique à la crise politique avec le projet de coopérative au Racing, là aussi pédagogiquement présenté lors d’une poétique conversation entre Sam et le patron du Racing, François Marens (Benjamin Biolay), et qui pose une définition de la démocratie à la John Dewey : les décisions vont être prises par les « concernés ». En affirmant dans le projet de coopérative et la modalité participative la « compétence des citoyens », la série pose aussi son projet et fait acte de réflexivité : chacun et chacune est capable de se faire son jugement politique. Il y a bien là une thèse morale, celle du « perfectionnisme » moral propre au cinéma classique de Hollywood et que l’on retrouve aujourd’hui dans les meilleures séries. Dans son ouvrage Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, le philosophe américain Stanley Cavell rappelle que la démocratisation de la culture est la voie de la démocratisation de la démocratie elle-même, et la seule forme d’éducation citoyenne basée sur la confiance en soi. Il a proposé de redéfinir la culture populaire non plus comme un pur « divertissement » (même si cela fait partie de sa mission, et La Fièvre, ne l’oublions pas, est une série très profondément divertissante), mais aussi comme un travail collectif d’éducation morale, comme production de valeurs et, finalement, de la réalité.
Le 11 Septembre du foot
Cette revendication pédagogique concernant la tâche de la culture rappelle l’engagement de Dewey dans la science de l’éducation. Pour Cavell et Dewey, la valeur éducative de la culture populaire est plus qu’anecdotique ; elle définit la manière dont il faut comprendre à la fois « populaire » et « culture » (au sens de Bildung et de construction de valeurs).
La vocation de la culture populaire est bien l’éducation politique d’un public. Elle ne fait pas référence à une version primitive ou inférieure de la culture, mais à une culture démocratique partagée qui crée des « valeurs » communes et sert de ressource pour une forme d’éducation de soi – un perfectionnement subjectif et collectif qui se produit par le partage et le commentaire de matériel ordinaire et public intégré à la vie de chacun. Ce que Stanley Cavell revendiquait pour les films populaires hollywoodiens – leur capacité à créer une culture démocratique partagée, que l’on trouve chez un Frank Capra – a été transféré sur d’autres corpus et pratiques, donc les séries télévisées, mais aussi les spectacles sportifs, qui ont pris en charge, voire assumé, la tâche d’éduquer le public. Ces formes de culture populaire sont capables de transformer nos existences en valorisant et en cultivant l’expérience ordinaire. D’où le rôle de la confiance en soi, de la confiance en sa propre expérience, qui est la source du perfectionnisme moral et la base de l’éducation collective.
Les moments de crise, qui sont des moments de scepticisme radical et de perte de confiance en soi, que connaît l’héroïne de La Fièvre, Sam, symbolisent le risque subjectif de la perte de confiance politique en soi, qui est peut-être le risque politique majeur face à la masse des données et informations et désinformations. La relation individuelle est aussi une source pour la démocratie et les conversations à deux, amicales (Sam allant voir le match à la télévision en compagnie de Terret) familiales, amoureuses (sa relation émergente avec Marens) ou politiques sont bien le ciment de la société espérée. Comme le dit Cavell en conclusion de Le cinéma nous rend-il meilleurs ? à propos des comédies du remariage :
Si ce couple trouve une meilleure manière de découvrir une communauté spirituelle et charnelle que véhicule une conversation où ils échangent mots d’esprit, compréhension, pardon et passion ; et s’il existe des gens qui continuent à réaliser des œuvres telles que ces films pour un public d’amis et d’inconnus, des œuvres qui nous aident à imaginer cette possibilité d’échange entre êtres humains, qui sait ce que nous pouvons encore espérer ?
Or la culture populaire inclut films et séries télévisées, mais aussi, nous rappelle la série, le sport. L’intégration du sport dans la culture populaire comme source potentielle de valeurs partagées est un des points forts et militants de La Fièvre – les discours de l’entraîneur Pascal Terret (Pascal Vannson) sont des moments cinématographiques qu’on peut analyser comme fortement perfectionnistes ; mais aussi, malgré le caractère volontairement et systématiquement irritant du personnage, on y reviendra, ceux de l’activiste Kenza Chelbi (Lou-Adriana Bouziouane), qui intègre la culture du sport dans son discours et ses vêtements et fait référence dans une conversation avec Fodé à l’histoire du poing levé de Tommie Smith et John Carlos aux JO de 1968.
Séries et sport, même combat. Un combat moral et politique. Car c’est dans la culture populaire qu’on parviendra à ancrer des valeurs assez fortes pour résister au fascisme et au conformisme et pour consolider la confiance des individus et des collectifs en eux-mêmes. L’itinéraire de Sam n’est pas si singulier : elle trouve un ancrage dans le club de foot.
La démocratie commence par la culture populaire, dont tant d’éléments se retrouvent dans la série : vidéos, musiques, séries, memes, sport. Et le football continue à être au cœur des valeurs partagées, d’où l’idée de l’influenceuse réactionnaire Marie Kinsky d’exploiter immédiatement l’incident de « sale toubab » : « Ce soir, c’était le 11 Septembre de leur vivre-ensemble. »
Trois femmes en colère
Le devant de la scène de la série, malgré ses séduisants et très caring personnages masculins (Marens, Terret, le gentil patron Tristan Javier), est tout de même tenu par les deux femmes, Sam et Marie, anciennes amies et désormais rivales dans la constitution de l’opinion publique. De la presse à la télé, en passant par les réseaux sociaux, elles vont se livrer un combat sans merci, sans jamais se rencontrer face à face, sauf dans une scène particulièrement traumatisante.
La série est pédagogique sur l’influence politique des communicants en temps de crise et sur la grande vulnérabilité de ceux, comme Marens, qui, même grands patrons et grandes gueules, deviennent tout petits et doivent se reposer sur eux (« je veux Sam »). La Fièvre montre comment la politique est désormais verrouillée par les communicants, la façon dont le réel est déformé, voire réinventé, ou aboli par les réseaux sociaux. La reconstitution des campagnes d’intox et de débunking sur les réseaux, des memes et vidéos, de multiples tentatives de déminage et de réécriture de l’histoire par chacune des adversaires est l’un des aspects les plus inédits et techniquement virtuoses de la série : les reproductions d’écrans en particulier sont assez sidérantes, bien au-delà des fausses unes de Libé dont on se régalait dans Baron noir.
Bien sûr, le personnage de Sam Berger (on a apprécié Nina Meurisse dans Cœurs noirs également de Ziad Doueiri, où elle jouait une tireuse d’élite d’un autre genre, tout aussi surdouée et sensible) est au cœur de La Fièvre. L’exigence par rapport au spectateur que nous évoquions se concentre dans ce personnage, qui analyse en boucle la société avec les outils des sciences sociales. Le fait qu’on se préoccupe de sa vie privée (son enfant névrosé, son appartement ou son histoire sentimentale) approfondit le personnage. Marie Kinsky se vante d’avoir « créé son perso », Sam n’en a pas besoin, la série le fait pour elle. Faire d’elle une surdouée ou un « HPI » pourrait paraître une faiblesse du scénario ou une façon de céder à un poncif actuel ; mais c’est aussi le signal d’un appel à l’intelligence (dans la lignée de toutes ces séries qui présentent des femmes remarquables et pas seulement jolies, de Borgen au Jeu de la dame), et même d’une forme de démocratisation de l’intelligence, représentée et mise ainsi à l’écran, comme les pièces d’échecs du Jeu de la dame. La série en profite pour démythifier le HPI (voir l’incident pathétique du fils qui rêve d’en être un) et veut de fait mettre cette intelligence politique à portée de toutes et tous, apportant constamment des éléments de compréhension. La démocratisation du génie est bien la base du perfectionnisme.
Dans La Fièvre, c’est peu de dire que les femmes sont au premier plan ; une différence sans doute avec Baron noir, mais le personnage si puissant et tragique d’Amélie Dorendeu annonçait cette domination féminine dans La Fièvre. La série se situe ainsi dans la lignée de ces duos de femmes puissantes que le format des séries permet enfin de développer, comme les policières de Unbelievable (Netflix, 2019) ou récemment de la magnifique quatrième saison de True Detective (HBO, 2024). Mais dans La Fièvre, elles sont rivales et jamais alliées (sauf dans un passé lointain). Leur guerre (et le talent exceptionnel des actrices) absorbe peu à peu l’énergie de la série pour créer un noyau explosif.
Certains ont d’ailleurs pu s’interroger sur le réel féminisme de la série ; en mettant en avant des personnages féminins forts, aux manettes de l’opinion, La Fièvre prend aussi le risque de charger les femmes – que ce soit Marie Kinsky, parfaite incarnation du fascisme, ou Kenza Chelbi, activiste manipulatrice qui contribue à cliver la société. Le féminisme peut même jouer un rôle manipulatoire : dans sa proposition d’armer les citoyens, Marie Kinsky utilise le militantisme féministe et la dénonciation des violences à l’égard des femmes pour diffuser l’idée que les femmes doivent avoir les moyens de se défendre contre les agressions dont elles sont constamment les victimes et donc qu’il faudrait les armer. L’idée de s’appuyer sur les femmes, d’habitude élément de pacification politique, dans une campagne d’extrême droite, et de tirer le féminisme vers le fascisme est astucieuse (notamment lors de la scène sidérante de la convergence avec les lobbies américains de vente d’armes) ; mais ne risque-t-elle pas d’être soit irréaliste, soit tendancieuse, puisqu’elle suggère quelque chose comme un danger né de l’émancipation des femmes ?
Toutefois, sur ce point comme d’autres, la série se contente de poser la question et de nous « armer » nous aussi, pour décider de ce qui se passe vraiment. Mais elle risque aussi d’ouvrir sa propre fenêtre d’Overton.
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Ainsi, pour revenir aux personnages de femmes, on pourrait s’interroger sur le balancement entre le duo (Sam et Marie) et le trio (Sam, Marie, Kenza) dans la structuration politique de la série : l’une opposant deux femmes, l’une sensible, névrosée et démocrate, l’autre narcissique, opportuniste et facho (« J’ai trouvé mon personnage, la rousse réac qui sent un peu le cul ») ; l’autre opposant face à l’héroïne, complexe et centrale, deux caricatures, extrême droite et extrême gauche. C’est une autre interrogation politique que suscite la série : ne verse-t-elle pas dans le discours médiocre et réactionnaire du rejet des « deux extrêmes », qui permet aujourd’hui la banalisation du fascisme en accusant les « woke » de tous les maux ? En partant entièrement d’un incident où l’on énonce spontanément « sale blanc », n’ouvre-telle pas vers la légitimation du concept caricatural et socialement aberrant d’un « racisme anti-blanc » dans une société qu’elle montre dominée par les blancs ?
La série-coopérative
Mais à ces questions, la série y répond. D’abord par son ambition sociologique : elle ne fait que décrire des discours qui existent. Lire cette série, c’est assimiler en même temps la masse d’informations que dispensent ses créateurs et l’analyse qu’ils font de la situation qu’ils dépeignent. Ensuite, par la voix et l’itinéraire de ses personnages : Kenza qui à la fin refuse de se prêter à la manipulation des fausses féministes radicales et préfère rester dans l’ombre pour obtenir plus de droits pour les victimes du racisme ; Fodé qui s’engage dans l’expérience démocratique avec la communauté des supporters du Racing. Tous ces itinéraires de perfectionnisme montrent que, finalement, chaque personnage contribue à égalité à la coopérative que devient la série elle-même, et que personne n’est limité à la caricature. Cette démocratie esthétique que Dewey ne renierait pas, où chacun et chacune a sa voix, permet au public de se faire son opinion – à condition de le vouloir, et en fréquentant ces personnages, devenus des proches au fil des semaines. Même Marie, hélas, n’est pas une caricature, elle suscite en nous une angoisse politique bien réelle.
La Fièvre (comme Baron noir) appartient à une ancienne génération de séries qui croit en l’élévation morale du spectateur – y compris quand la série elle-même se risque dans des directions qu’on peut considérer comme ambivalentes. La série a pour ambition de nous armer (pas au sens de Marie Kinsky)– de nous armer conceptuellement et démocratiquement, ce qui est la seule façon aujourd’hui de nous défendre. Elle permet de voir toute la difficulté de la politique aujourd’hui, et, en ce sens, est bien plus pessimiste encore que Baron noir. Mais tout en ironisant désormais (le ministre de l’Intérieur opportuniste ! la grotesque « autre assemblée » !) sur la politique « politicienne » qui avait encore son charme dans Baron noir, elle donne à plusieurs reprises des pistes pour redonner une place aux citoyens et réinventer la fraternité dans les valeurs partagées du populaire et de la coopération des citoyens. La Fièvre affirme et démontre à chaque instant la puissance de ce médium populaire majeur qu’est la série télévisée et le rôle qu’il a désormais à jouer dans le combat pour défendre la société.
Attention spoiler : dans les dernières secondes du dernier épisode, Sam rencontre enfin le président de la République, qui s’accorde sur son diagnostic (« la guerre civile »). Mais oui, c’est lui, Philippe Rickwaert (Kad Merad) et si c’est profondément réjouissant de le retrouver et de boucler la boucle avec Baron noir, on notera que c’est à ce moment précis que se révèle à nous la « réalité » du risque de la guerre, et du fascisme. C’est paradoxalement la présence à l’écran d’un personnage de fiction (Philippe Rickwaert) qui est un « effet de réel », tant la puissance d’une série inscrit ses personnages dans la réalité de nos vies.
Ce texte a été initialement publié par la fondation Jean Jaurès, dans le rapport collectif Sur la fièvre.
Sandra Laugier est l’autrice notamment de _Nos vies en séries (Flammarion, coll. « Climats », 2019) et directrice de l’ouvrage Les Séries. Laboratoires d’éveil politique (CNRS Éditions, 2023)._
Le 15 septembre 2005, dans Le Monde des livres, l’auteur Réné de Ceccaty se demandait pourquoi l’Italie des années 1970 n’avait pas voulu publier L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, dont la traduction française, réalisée par Nathalie Castagné, venait de paraître.
Le roman, achevé en 1976, a en effet été refusé par toutes les maisons d’éditions italiennes et, en 1996, Goliarda Sapienza a disparu sans avoir vu son chef-d’œuvre publié.
L’histoire éditoriale de ce livre est étonnante et, encore aujourd’hui, elle reste un cas à part dans la littérature européenne. Après la mort de Sapienza, son mari Angelo Pellegrino finance la publication de quelques exemplaires qui ne se vendent pas mais suscitent un certain intérêt dans le monde culturel et donnent lieu à un documentaire.
L’un de ces exemplaires, transitant par l’Allemagne, arrive en France où Viviane Hamy décide de le publier en 2005. Lorsque la traduction française paraît, Sapienza est parfaitement inconnue en Italie tout comme en France. Toutefois, son livre connaît un succès fulgurant, tant auprès du public que de la critique, obligeant l’Italie à regarder de plus près l’œuvre de cette écrivaine.
En 2008 sort enfin l’édition italienne de L’arte della gioia et, au fur et à mesure, les autres œuvres inédites de l’écrivaine sicilienne.
En cette année 2024, l’ensemble de l’œuvre de Sapienza est désormais disponible, y compris en France où la maison d’édition Le Tripode a achevé la traduction des derniers ouvrages inédits pour célébrer le centenaire de la naissance de l’autrice. Aujourd’hui, Goliarda Sapienza figure parmi les écrivaines italiennes les plus lues et appréciées en France, comme en témoignent les célébrations organisées cette année : publications, émissions, colloques et même pièces de théâtre lui sont consacrés.
Une écrivaine insaisissable
Goliarda Sapienza est née en 1924 à Catane, en Sicile, de Maria Giudice, femme socialiste très connue en Italie et Giuseppe Sapienza, avocat. Goliarda grandit au milieu d’une famille très nombreuse et atypique, qui jouera un rôle décisif dans son parcours original. A seize ans, elle quitte la Sicile pour intégrer l’Académie d’Art dramatique de Rome, où elle travaille de façon acharnée à supprimer son accent sicilien. Pendant l’occupation nazie de Rome, elle participe à la Résistance italienne et, après la guerre, elle fait ses débuts dans le monde du théâtre et du cinéma, apparaissant notamment dans Senso de Luchino Visconti ou Gli sbandati (Les Egarés) de Maselli. Bien qu’elle contribue à l’écriture de plusieurs scénarios, son rôle de scénariste demeure inconnu et son nom n’est jamais cité.
Malgré une carrière d’actrice prometteuse, elle décide de l’interrompre pour se consacrer à l’écriture. Un choix surprenant mais apparemment vital. Après la mort de sa mère, Sapienza plonge dans une dépression qui la conduira à deux tentatives de suicide et à une thérapie incluant des séances d’électrochocs.
Pour l’autrice, l’écriture est thérapeutique : si le recueil de poésies Ancestrale est tout d’abord un hommage à ses parents, avec « Lettre ouverte » (1967) et « Le fil de midi » (1969) elle essaie de renouer les fils d’une mémoire abîmée par les électrochocs et de reconstruire son identité par le biais du récit littéraire.
C’est dans les années 1960 que Sapienza commence à écrire son chef-d’œuvre, L’art de la joie. Les refus réitérés de la part des maisons d’éditions italiennes contribuent à sa marginalisation et à sa pauvreté. C’est pour cela, à la croisée entre nécessité et protestation,
Aujourd’hui, ses livres inédits sont aussi parus et cela nous donne une vision d’ensemble d’une œuvre riche, multiforme et pourtant cohérente. Au cœur de cette œuvre, la (re)construction d’un moi qui n’est jamais replié sur lui-même mais qui va vers le monde en défiant tout cadre normatif.
« Une autobiographie des contradictions »
C’est ainsi que Sapienza pensait appeler l’ensemble de ses livres qui narrent des fragments de sa vie. Bien que l’appartenance de ces livres au genre autobiographique soit encore source de débat entre les chercheuses, comme en témoignent les analyses de Scarfone et de Bazzoni, dans les six ouvrages qui composent le cycle, la narratrice Goliarda met en scène des épisodes de sa propre existence.
Ces épisodes abordent notamment son enfance sicilienne (Lettre ouverte et Moi, Jean Gabin), sa thérapie psychanalytique (Le fil de midi), son expérience carcérale à Rebibbia (L’Université de Rebibbia et Les certitudes du doute) ainsi que sa rencontre avec Erica (Rendez-vous à Positano). Les six ouvrages présentent une diversité de styles, de points de vue adoptés et, surtout, de relations entre la narratrice et le monde qui l’entoure. Si les deux premiers ouvrages semblent accorder une plus grande place à la narratrice, influençant ainsi la perception du temps et des lieux pour les lecteurs et les lectrices, dans les livres qui suivent l’écriture de L’art de la joie, la narratrice s’ouvre de plus en plus au monde extérieur et les récits des autres personnages s’entremêlent avec celui qu’elle fait à la première personne.
Malgré ces différences, on retrouve dans tous ces livres une profonde confiance en la puissance de la littérature. L’écriture peut soigner les blessures, elle peut combler les trous d’une mémoire secouée, elle peut même permettre la survie des individus.
Ce « moi » qui se construit dans une relation renouvelée avec le monde atteint son sommet avec le personnage de Modesta, l’héroïne de L’art de la joie.
Dans ce roman flamboyant, la protagoniste – qui est tout sauf modeste – parcourt le Novecento italien. L’œuvre embrasse l’histoire italienne et européenne, marquée par les deux guerres mondiales, la montée du fascisme et l’après-guerre ; au cœur de cette trame se trouve Modesta, son ascension sociale et sa famille atypique.
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Issue d’un milieu défavorisé, Modesta deviendra princesse en suivant son élan vital qui emporte tout sur son passage. Elle emprunte un parcours de désobéissance qui défie toutes les règles morales et brise les normes – y compris celles de genre. La bisexualité, le genre comme construction sociale, la culture du viol, la dévalorisation du féminin et la remise en cause de la famille traditionnelle : voici une partie des thématiques qui jalonnent ce roman dont l’actualité est déconcertante.
Modesta reste un personnage difficile à saisir, comme le démontre les interprétations différentes que l’on trouve dans les travaux de recherche : parfois on souligne son lien avec une vision valorisante du féminin, parfois on met en avant son côté queer.
Ce qui est certain, c’est que Modesta est un personnage en évolution constante : suivant la leçon de Pirandello, Sapienza inscrit sa protagoniste dans la dynamique du changement perpétuel. La métamorphose accompagne l’histoire de ce personnage et nous rappelle que dans la nature, tout se transforme. Mais Modesta n’élude pas la confrontation avec la réalité et a conscience des discriminations qui structurent la société. C’est en se confrontant avec ces discriminations que, petit à petit, elle construit sa joie : le bonheur n’a rien de transcendantal ou aléatoire, il relève plutôt du techné, à savoir un art qui se peaufine jour après jour.
Dans tous les livres de Sapienza on retrouve cette même volonté du « Moi » de se (re)construire au-delà de tout cadre normatif. Aujourd’hui, son œuvre continue de nourrir les recherches littéraires et féministes et son succès auprès du grand public raconte l’actualité d’une œuvre qui touche aux fondements mêmes de l’existence humaine. Une œuvre qui nous parle de la liberté et de la volonté inébranlable de façonner sa destinée et de vivre de façon intense l’instant – seule unité de mesure qui nous est donnée de connaître : « Mais il fallait être libre, profiter de chaque instant, expérimenter chaque pas de cette promenade que nous appelons vie. »
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« Le premier de la classe ignore le plaisir que prend le cancre à regarder par la fenêtre » (Robert Doisneau, 1986). Le rêveur peut se demander pourquoi il voit le papillon à travers la vitre mais le perd de vue dès qu’il passe derrière un mur. Pour le comprendre, interrogeons différents concepts issus de la physique.
D’abord, qu’entend-on par « transparence » ? Cela fait référence au fait qu’une vitre laisse passer la lumière sans la dévier, à l’inverse du papier calque translucide ou encore des murs opaques. Depuis les travaux d’Einstein, nous savons que la lumière est composée de « paquets » d’énergie appelés photons. Cette description permet de caractériser les couleurs de l’arc-en-ciel qui dépendent de l’énergie du photon : le rouge, à un bout du spectre, correspond à une énergie plus basse que le violet, à l’autre bout.
En plus des couleurs que nous voyons, on peut définir, pour des énergies inférieures au rouge, la lumière infrarouge ainsi que les ondes radio. De l’autre côté de l’arc-en-ciel, au-delà du violet, la lumière est dite ultra-violette (UV). Et ces différents types de lumière n’interagissent pas tous de la même manière avec la matière qui nous entoure. La vitre permet le passage des photons visibles à l’œil humain mais bloque en partie les photons UV et infrarouges. À l’inverse, les ondes radio sont capables de traverser les murs, pourtant opaques à la lumière visible.
Parmi les ondes électromagnétiques, la lumière ne représente qu’une petite partie, au milieu des ondes radio, des infrarouges, des ultra-violets et des rayons X.Bech/wikimedia Commons, CC BY-SA
Lumière absorbée ou transmise : une question d’énergie !
Commençons par zoomer sur une vitre principalement fabriquée à partir de silice, c’est-à-dire de sable. À l’échelle nanométrique, la vitre est constituée d’un ensemble dense d’atomes de silicium et d’oxygène séparés de quelques fractions de nanomètres. Dans ces conditions, comment des photons peuvent-ils sortir indemnes après avoir traversé plusieurs millimètres de verre ?
Zoomons encore plus sur les atomes. Ceux-ci possèdent un noyau entouré d’un nuage d’électrons : c’est ce dernier qui occupe la majorité du volume de l’atome. Pour se faire une idée de l’échelle, si l’atome était aussi grand que le Stade de France, son noyau ne serait que de la taille d’une groseille au centre du terrain. Grâce à la mécanique quantique, on sait que, dans un matériau composé d’atomes comme le verre, les électrons possèdent une énergie qui n’est pas laissée au hasard : certaines quantités d’énergie sont permises, et les autres sont interdites. De plus, certains électrons lient les atomes entre eux tels des ressorts, leur permettant de vibrer à des fréquences précises.
Les électrons sont comme situés sur une échelle où chaque barreau correspond à un niveau d’énergie : ils ne peuvent pas se situer entre deux barreaux. Pour changer de barreau, il faut donc que l’énergie qu’ils reçoivent correspondent exactement à la différence d’énergie entre un niveau et un autre. Si le photon apporte un niveau d’énergie différent, il n’est pas absorbé.Gwénolé Jacopin/Université Grenoble Alpes, Fourni par l'auteur
Lorsqu’un photon arrive sur une vitre ou sur un mur, trois cas de figure se présentent. Si le photon possède l’énergie adéquate pour faire monter un électron du matériau rencontré sur une bande d’énergie supérieure, le photon est alors « absorbé » et disparaît. Cela s’applique aux photons visibles qui rencontrent un mur. C’est aussi le cas des photons UV qui tentent de traverser une vitre, rendant difficile le bronzage à travers celle-ci.
De la même manière, si l’énergie du photon s’accorde avec l’énergie de vibration des atomes du matériau rencontré, le photon est également absorbé. C’est le cas pour certains photons infrarouges, ce qui rend impossible l’utilisation d’une caméra thermique à travers une vitre.
Mais si l’énergie du photon ne correspond ni à l’énergie requise pour déplacer un électron vers un niveau d’énergie supérieure ni à celle nécessaire pour interagir avec les vibrations des atomes, le photon traverse la matière sans être absorbé. C’est le cas des photons visibles à travers une vitre mais également des ondes radio à travers un mur. Cela nous permet d’écouter de la musique jouée dans un studio à distance depuis notre cuisine.
Le savoir-faire des verriers pour contrer la diffusion de la lumière
Mais alors, qu’est-ce qui distingue les grains de sable du verre ? Après tout, ils sont constitués des mêmes atomes. Pourtant, il est évident qu’on ne peut pas voir à travers un château de sable alors qu’on voit à travers la vitre. En fait, la lumière peut également être représentée comme une onde qui se propage et peut changer de direction quand elle rencontre un obstacle. Ainsi, même si chaque goutte d’eau est transparente, on ne voit pas à travers un nuage. On parle de diffusion de la lumière.
Pour s’affranchir de ce phénomène dans le cas d’une vitre, le savoir-faire séculaire des verriers consiste à chauffer du sable à plus de 1 000 °C afin de faire fondre les minuscules cristaux de quartz qui le composent. Lors d’un refroidissement contrôlé, le sable se transforme alors en un solide amorphe – un matériau solide mais désordonné, comme un liquide figé. Cela permet d’obtenir un matériau uniforme à l’échelle microscopique : la lumière peut alors naturellement passer au travers sans diffuser dans toutes les directions. En contrôlant cette diffusion ou en déformant les faces de la vitre, il est même possible de laisser passer la lumière sans être totalement transparent ! C’est le cas des verres dépolis des fenêtres de salle de bain ou de certaines salles de classe qui cachent alors les papillons aux cancres.
De nombreuses expressions figées renvoyant aux travailleuses du sexe (TdS) sont employées sans que le référent soit pris littéralement, et même sans qu’il y ait de rapport entre la personne désignée et le travail du sexe. Celles?ci véhiculent toutefois des représentations négatives qui sont souvent associées aux TdS : « langue de pute » et « coup de pute », par exemple, renvoient tous deux au fait qu’il ne faudrait pas faire confiance aux TdS, parce qu’elles médisent et trahissent. Analyser ces expressions permet d’explorer les stéréotypes liés à la délinquance féminine, autre impensé qui fait (encore) frémir l’opinion.
« Langue de pute »
Cette expression connaît divers équivalents, comme « langue de vipère », dans un registre standard, attestée dans les années 1650, et son ancêtre « langue d’aspic », que l’on trouve dès 1623 d’après la base de données Frantext. En réalité, elles existent dès le Moyen Âge et un texte anglo?normand misogyne du XIV? siècle éclaire cette métaphore animalière, puisée dans la Genèse et qui renvoie à toutes les femmes :
« Lange had de serpente, poignant e venimouse,/[…] Ele ad mené checun home a pecché criminal, Lecherie e coveytise tint pur venia » (Elle a une langue de serpent, piquante et venimeuse, Elle a mené chaque homme au péché criminel, Elle tient débauche et cupidité pour véniels).
La référence au serpent (outre son aspect sexuel) laisse assez clairement imaginer les effets produits par des mots désagréables, voire dangereux : ils piquent, ils blessent, ils peuvent même empoisonner. Cette expression s’insère dans la série des descriptions des personnes médisantes : par exemple « mauvaise langue », datée de 1260 et qui peut renvoyer par métonymie à toute la personne dès le milieu du XVI? siècle, et « langue de belle-mère », que l’on trouve dès 1912 sur Gallica.
Si « langue de pute » est datée de 2006 par le dictionnaire le Robert, l’expression est bien plus ancienne : on la relève en 1953 dans le roman de Thyde MonnierLa Demoiselle, où elle est utilisée pour décrire et non comme un terme d’adresse :
« Toute mairesse qu’elle est, elle a une langue de pute, vous pouvez croire qu’y s’est dit deux mots sur votre compte. »
Sa première occurrence pour interpeller quelqu’un date de 1955, dans la pièce Le Secret d’André de Richaud : « Té ! Je t’avais pas vue. Tu es là, toi aussi, langue de pute ? »
On la trouve aussi au pluriel en 1969 pour renvoyer à un groupe indéfini :
« Oui, tout plutôt que les ragots colportés par le syndicat des langues de pute. »
L’expression semble d’abord venir du sud de la France qui a, d’après Alain Rey, maintenu les usages du substantif pute alors que les variétés d’oïl lui ont préféré « putain » du XVIe au XIXe siècle inclus.
Le fait que l’on trouve ses premières occurrences dans des dialogues indique qu’elle appartient sans doute à un registre relâché de la langue parlée plutôt qu’écrite.
Elle s’étend ensuite dans les années 1970 aux autres variétés de l’Hexagone, notamment à la Bourgogne : « Langue de pute, enragea Pejoux, te mériterais encore tout un paquet de torgnoles, v’là que je l’entends, mon Grégoire. On peut passer à table », puis à Paris : « Monique Dulac, surnommée “langue de pute”, s’attaque maintenant à Ginette Khalifa, qui vient elle aussi de s’en aller ».
Durant cette décennie, on la trouve toujours dans la langue parlée, notamment chez l’auteur de polars Ange Bastiani. L’émission Nulle part ailleurs a certainement contribué à populariser l’expression, dans les années 1990, à travers le personnage de chroniqueur mondain Gérard Langue de Pute, incarné par Antoine de Caunes – on peut aussi imaginer que l’expression a été choisie justement parce qu’elle était déjà largement en circulation.
On trouve aussi depuis la même période quelques occurrences de la locution figée « radio langue de pute », qui renvoie au partage de ragot ou réfère aux personnes particulièrement douées pour cette activité. Le refrain d’une chanson d’Anne Sylvestre de 2003, justement intitulée « Langue de pute », résume parfaitement le phénomène :
« Cinq minutes De langue de pute/C’est fou le bien que ça nous fait !/En cinq minutes On exécute/Tous les amis, les faux, les vrais/Et même si ça vous rebute/Ne dites pas que ça vous déplaît. »
« Coup de pute »
Si la médisance – le fait de parler de quelqu’un avec malveillance en estimant révéler la vérité – est associée aux TdS, est?ce parce qu’elle peut être ressentie comme une trahison, un « coup de pute » ? L’expression « Tu mens comme putain », analysée par Nicole Gonthier dans un procès de 1408, nous met en effet sur la piste de la fausseté :
« Si l’expression fait d’elles des menteuses éprouvées, c’est sans doute en référence à leurs mauvaises fréquentations, celles des truands et des larrons qu’elles nomment leurs “fiancés” et qui les associent fréquemment à leurs “coquineries”. […] De plus, on assimile volontiers les femmes adultères aux prostituées et la pratique de la fornication, prostibulaire ou adultère, suppose le mensonge ou la clandestinité […]. On peut voir, enfin, dans une telle expression, la conséquence d’une éducation misogyne qui insiste sur la propension féminine au mensonge et qualifie toutes les femmes de “putains”. »
Ajoutons que faire croire à un client qu’il est désirable – ce qui ne doit pas être simple tous les jours – implique un certain embellissement du réel. Mais l’expression relâchée « coup de pute » semble dépasser le seul mensonge : il s’agit bien de trahir la confiance.
Attestée depuis 1997 par le Robert, on la trouve sur Gallica dès 1989 dans des mémoires anonymes attribués à Charlotte Corday (mais dédiés à Salman Rushdie…), Le Vol de la guillotine, ou La Jeune Fille et l’Intégrisme :
« La coquetterie d’un écrivain choquant un milliard de fidèles serait? elle un coup de pute qui tourne mal ? »
Dans les bases de données Europress et Frantext, c’est le pluriel qui produit le plus d’occurrences et la plus ancienne, en 1996, est issue d’un article de Libération qui fustige Karl Zéro et l’émission qu’il présente sur Canal+ :
« Quant à l’animateur, son Vrai Journal suffit à révéler sa vraie nature : le vrai s’y mêle au faux, les images avec trucage aux images sans trucage, les simili?coups de gueule aux authentiques coups de pute. »
Cette expression de registre bas double coup de Jarnac, bien plus littéraire et plus ancienne, qui est attestée depuis le XVIIe siècle chez Gilles Ménage, puis dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française :
« Coup déloyal, acte de traîtrise, par allusion au duel au cours duquel Jarnac, en 1547, trancha d’un coup d’épée le jarret de son adversaire. »
Avec « coup de pute », ce n’est pas uniquement le registre qui a changé, mais également le modèle du traître, qui s’est reporté sur toute une profession, sur une communauté, voire sur un genre, selon ce que l’on pense des femmes.
Ces accusations de trahison renvoient au stéréotype de la femme fatale, bien établi depuis la Bible, à l’image d’une Dalila ou d’une Judith, beautés dangereuses qui se sont jouées du naïf amoureux qui leur a donné sa confiance. Cette image figée d’une femme qui, par essence, ne peut être fiable (revoici les filles d’Ève et même de Lilith) n’est pas propre aux textes religieux et on la retrouve dans d’autres domaines, par exemple en politique (pensons simplement à l’espionne Mata Hari).
Les représentations des femmes criminelles sont à ce titre exemplaires : portant souvent la « beauté du diable », ces héroïnes fascinent et terrifient, à la manière de leur antique ancêtre Méduse. Comme les prostituées, elles sont caractérisées par leur pouvoir de séduction et leur vénalité, auxquels s’ajoute leur virtuosité dans le mal. En rupture avec la société, les femmes criminelles dévient de la figure mariale de la bonne mère de famille.
Si les femmes sont marquées par leur responsabilité dans le péché originel, elles sont toutefois très souvent déresponsabilisées, du moins dans leurs intentions initiales : dans la loi comme dans la langue, on peine, paradoxalement, à imaginer qu’elles ont pu commettre des délits et des crimes sans influences extérieures. Les femmes restent en effet les gardiennes du temple de la moralité. Penser la violence des femmes, pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Coline Cardi et Geneviève Pruvost, est faire face à un phénomène quasi inhumain, associé à la monstruosité.
Les tentatives d’explication de cette violence féminine passent donc généralement par l’invocation d’un élément extérieur, y compris de nos jours : l’atavisme, la folie, l’intervention diabolique, l’influence masculine… Cette dernière hypothèse recouvre diverses formes, comme l’amour passionnel, la contrainte (violences psychologiques, physiques, sexuelles) ou l’endoctrinement, par exemple dans le cas des femmes politisées : Tricoteuses de la Révolution de 1789, Amazones et Vésuviennes des Révolutions de 1830 et de 1848, Pétroleuses de la Commune de Paris, anarchistes de la fin du XIXe siècle, terroristes du XXe siècle sont toutes analysées par ce prisme de l’influence masculine, dans les déchaînements médiatiques comme dans les mouvements auxquels elles ont pris part.
On retrouve cette idée dans un extrait d’un ouvrage publié après la Commune qui, passant en revue ces femmes engagées politiquement, s’acharne tout particulièrement sur celles que l’on a nommé les pétroleuses :
« Elle est coupable, elle est infâme, elle est abjecte dans sa misère. Mais ces hommes qui l’ont précipitée dans l’abîme […] et qui […] la regardent aujourd’hui avec indifférence et mépris […] sont coupables, infâmes et abjectes mille fois plus qu’elle ! »
La condamnation des femmes pour des actes radicaux et des crimes les sort de l’humanité. Concernant les pétroleuses, on ne compte plus les termes haineux les renvoyant à l’animalité, tels que femelles, vipères rouges, louves, chiennes ; des termes également utilisés pour désigner les prostituées – grand classique de l’insulte politique misogyne (et aveu d’impuissance rhétorique). Les communardes, elles, sont accusées d’être débauchées, au mieux, voire lesbiennes et/ou prostituées, donc vicieuses, selon le système dominant, et sur la route du crime. Ces accusations sont plus marquées et virulentes encore lorsque ces femmes appartiennent aux classes populaires, vues comme « dangereuses » et à maîtriser après les révolutions du XIXe siècle.
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il se renforce et des dispositifs de contrôle sont mis en place de manière encore plus systématique. Le cercle vicieux se forme : toute femme révoltée, « émancipée » (c’est?à?dire libre de la tutelle patriarcale légale) ou criminelle de droit commun (meurtrière, infanticide, incestueuse, par exemple) est accusée d’avoir des mœurs « légères » ; parallèlement, toute prostituée est soupçonnée d’activités illégales, ne serait?ce que par sa fréquentation des « bas?fonds » et des délinquants. Les écrits de médecins, comme Parent? Duchâtelet en 1836, les décrivent comme infantiles et désobéissantes, puis des criminologues les assimilent aux femmes criminelles dès 1876. Dans La Femme criminelle et la prostituée, traduit en 1896, Cesare Lombroso dresse un panorama de la « femelle » puis de la prostitution pour aboutir, après une description anthropométrique, à l’idée de la prostituée?née.
Cet amalgame dans les représentations entre femmes criminelles, femmes des classes populaires et femmes moralement déviantes, déjà bien établi dès la naissance du terme « pute/putain », est couronné à la fin du XIXe siècle par la psychiatrie avec la notion d’hystérie. Le terme « créature » résume à lui seul cet ensemble de stigmates, suffisamment vague et malgré tout terrifiant en ce qu’il vide d’humanité celle qui reçoit l’impact de ce projectile verbal. Il peut être positif, comme le rappelle le TLFi (créature angélique/de rêve/pauvre créature), ou désigner simplement une femme, mais il se spécialise dès le XVIIe siècle, d’abord chez Madame de Sévigné, en « appellation injurieuse fréquente désignant les femmes de mauvaise vie ».
Delvau, dans son dictionnaire, le définit comme un « nom que, dans leur mépris – qui ressemble beaucoup à de l’envie – les femmes honnêtes donnent à celles dont le métier est de ne l’être pas ». Prosper Mérimée en fournit un bel exemple dans sa nouvelle Carmen, publiée en 1847 : « J’étais si faible devant cette créature que j’obéissais à tous ses caprices. » Toujours chez Delvau, un autre terme, plus général et plus rare, permet également d’émettre un jugement de classe, spécifiquement entre femmes : « Espèce. Coureuse, libertine ; terme de mépris des grandes dames à l’égard des petites dames. » Le Tlfi relève une occurrence de 1879 et précise : « 4. Vieilli […]. Femme entretenue, ou de mauvaise réputation : “Un homme […] le soir assis au boulevard à côté d’une espèce.” »
Imaginons maintenant un univers encore plus flou et nous voici face à la conjonction des deux termes : « Alors, puisque je vous aime tant, pourquoi ne me prendriez?vous pas ? […] Tenter de lui parler une seconde fois… oh ! Non ! Pour quelle espèce de créature la prendrait?il, alors !… elle aimerait mieux mourir. »
Quand ils fusionnent, ces mots magiques de l’insulte invoquent le dénigrement absolu, la déshumanisation, et invitent à se défier de toutes les prostituées et de toutes les femmes, par nature enclines à la trahison.
Depuis une dizaine d’années, le marché du livre d’occasion est en croissance. Alors que les acheteurs de livres neufs diminuent (de 5 et 12 % selon les sources) entre 2014 et 2022, les acheteurs de livres d’occasion sont de plus en plus nombreux (entre 27 % et 37 %). Autrement dit, l’achat de livres aurait sensiblement diminué sans le concours du marché de l’occasion. Ce phénomène de recomposition des pratiques d’accès aux livres (qui inclut les boîtes à livres) s’opère discrètement mais une étude pour la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (SOFIA) sur le marché du livre d’occasion nous permet de le questionner. Plus précisément, on peut se demander ce que ces changements révèlent du rapport de nos contemporains à la lecture.
Le papier, support privilégié des lecteurs
Nous sommes entourés d’écrans et nous leur consacrons beaucoup de temps (3h14 par jour chez les 15 ans et plus selon l’enquête du CNL de 2023). Depuis le début des années 2000, les innovations numériques ont régulièrement alimenté les débats sur la fin du livre. Or, le papier demeure un support privilégié de la lecture de livre. En 2022, c’est au maximum 5 % des livres achetés qui le sont en format numérique contre 15 % d’occasions et 80 % de neuf environ. Et cette répartition est stable depuis 2017. La submersion du livre numérique n’a toujours pas eu lieu et on est donc loin de la fin du livre depuis qu’il est stabilisé sous la forme du codex imprimé sur du papier… C’est que les lecteurs trouvent dans le papier une matérialité adaptée à leurs pratiques. Ils apprécient ce support qui les change des écrans.
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Et il faut rappeler cette présence massive du livre afin d’en prendre la mesure. Les instituts Kantar et GfK estiment entre 234 et 320 millions le nombre de livres neufs vendus par an entre 2014 et 2022 auxquels s’ajoutent entre 48 et 80 millions de livres d’occasion. Cela représente des volumes considérables qui marquent notre société. Par comparaison c’est nettement plus que le nombre de CD à son sommet en 2002 (plus de 150 millions).
De quoi la matérialité est-elle le signe ?
Le livre d’occasion repose sur l’idée d’une propriété temporaire et non exclusive. Les lecteurs qui revendent ou qui achètent acceptent qu’un même livre change de propriétaire. L’enquête montre que 66 % à 73 % des acheteurs d’imprimés ne s’approvisionnent que sur le marché du neuf. Ils envisagent l’achat du livre comme une histoire commune qui démarre par le neuf. Le livre encore immaculé apparaît comme la page blanche d’une histoire à écrire, celle de la relation entre lecteur, texte et auteur. Le marché du livre repose sur cette promesse implicite. Il est des livres qui nous ont construits et dont il serait difficile de se priver car ils nous relient à nous-mêmes.
Cette situation dominante est toutefois en train de changer puisque la part des acheteurs exclusifs de neuf a reculé de 5 à 8 points de 2014 à 2022. À l’inverse, les « mixeurs » qui achètent du neuf et de l’occasion a augmenté et atteint désormais de 23 à 28 %. Cette population conjugue des pratiques d’achats différentes selon l’intention qui les habite.
Mais l’enquête montre qu’« un acheteur d’occasion revend […] davantage ses livres (achetés neufs ou d’occasion) qu’un acheteur de neuf. » Quand la norme de l’achat neuf est transgressée, celle de ne pas revendre ses livres l’est également. Le rapport à l’objet l’emporte sur l’objet lui-même. Le lecteur fait prévaloir son autonomie sur le « respect » dû à l’objet. Cet assouplissement du rapport au livre marque le marché du livre puisque ces « mixeurs » procèdent à 42 à 47 % des achats de livres. Le livre fétiche d’une croyance collective cède peu à peu sa place au livre choisi, élu (ou revendu) au gré d’une décision personnelle. Et les acheteurs d’occasion sont souvent en veille, attendant la disponibilité d’un titre précis (40 % le font systématiquement ou souvent). « Je » décide, y compris d’attendre la bonne occasion.
Poche ou grand format ?
Mais peut-on repérer ce qui fait d’un livre qu’il sera acheté neuf ou d’occasion, conservé ou, au contraire, remis sur le marché de l’occasion ?
Le format poche se révèle plus propice à la revente que le grand format. Ce résultat étonnant montre que l’attachement au livre passe par ce critère. Plus grand, plus cher, peut-être plus souvent offert ou reçu en cadeau, le grand format fait l’objet d’un investissement (subjectif et objectif) plus important que le poche. Il remplit davantage une fonction de trace mémorielle.
À l’inverse, le format de poche est plus souple dans sa matérialité et dans le rapport que l’on entretient avec. Quand il s’agit d’acheter d’occasion, les lecteurs se concentrent sur le contenu plutôt que le format.
Livres illustrés encore plus supports de soi ?
Quand on demande aux lecteurs le type de livre qu’ils achèteraient plutôt en neuf ou en occasion, on perçoit une différence assez sensible entre la littérature (tous genres confondus) d’une part et les beaux livres et livres d’art ainsi que les BD, mangas, comics d’autre part. La littérature arrive en tête dans les livres que les lecteurs sont prêts à acheter d’occasion là où les autres genres sont préférentiellement achetés neufs. Ce résultat est surprenant car beaux livres et BD sont plus chers que les autres. La logique de réduction des coûts par l’occasion semble trouver ici une limite que l’on peut essayer d’interpréter.
Les types de livre le moins achetés d’occasion ont en commun de comporter des images. Les lecteurs semblent vouloir être les premiers à se les approprier. À l’inverse, la lecture de roman conduit à la production d’images mentales qui dépendent peu ou pas de l’apparence du livre, lequel peut être plus facilement acheté d’occasion. Le virage de la culture vers l’audiovisuel affecte aussi le livre (neuf comme occasion) en accordant une place plus importante aux images mais aussi en suscitant chez les lecteurs un intérêt accru pour elles.
La fracture entre petits et gros lecteurs
Le marché du livre neuf et de l’occasion donne à voir une distribution des lecteurs très inégale selon l’intensité de leurs pratiques. Pour le neuf, les petits acheteurs (1 à 4 livres par an) sont deux fois plus nombreux que les gros acheteurs (12 et plus). En revanche, ils pèsent nettement moins dans les ventes que les gros car ceux-ci cumulent autour de 35 achats en moyenne. Et cette tendance s’est plutôt renforcée en 2021 et 2022 par rapport à 2018. On assiste donc à une concentration des ventes de livres dans une part réduite de la population. Cette tendance s’observe de façon très semblable pour le marché de l’occasion.
Ces constats entrent en totale cohérence avec l’évolution des pratiques de lecture. L’enquête « Pratiques culturelles des Français » de 2018 montrait de façon très nette une augmentation de la part des 15 ans et plus à déclarer n’avoir lu aucun livre dans l’année alors que la part des lecteurs intensifs avait cessé de diminuer. Une sorte de fracture semble s’opérer entre des non-lecteurs plus nombreux et des lecteurs intensifs qui maintiennent voire accentuent leurs pratiques.
Défendre son pouvoir d’achat
L’occasion est bien sûr un moyen de faire des économies. C’est la possibilité de conserver des pratiques en réduisant leur coût. Et quand on interroge les acheteurs d’occasion, 76 % mettent en avant le souci de faire des économies alors que la motivation écologique n’est citée que par un tiers d’entre eux. La fin du mois est bien prioritaire.
Et en effet, le prix de l’occasion est en moyenne 2,5 fois moins élevé que celui du neuf. Et pour certains types de livres, cela peut se révéler important. Ainsi, les livres jeunesse dont les ventes ont été quasi stables (+1 %) pour le neuf entre 2014 et 2022 ont augmenté de 56 % pour l’occasion. La lecture aux jeunes enfants demande un volume de titres important car ce sont souvent des livres peu épais et illustrés et dont la lecture est régulière, voire quotidienne. Dès lors elle peut donc constituer un budget élevé. Et d’ailleurs, l’achat d’occasion concerne davantage les foyers avec enfants que les foyers sans. L’occasion peut prendre place en complément de pratiques d’emprunt en bibliothèques publiques dont on sait que les sections jeunesse totalisent 38 % du volume total des prêts.
L’achat d’occasion intéresse aussi des catégories de population au pouvoir d’achat modeste. Les étudiants soutiennent ainsi le secteur des livres universitaires et les catégories populaires le secteur des livres pratiques dont les ventes ont presque doublé entre 2014 et 2022. Mais l’achat d’occasion concerne tous les segments de l’édition et donc tous les publics. Par exemple, l’étude estime qu’un roman sur trois (tous genres confondus) est acheté d’occasion.
Le marché de l’occasion apparaît donc comme une opportunité ou une nécessité mais ne constitue pas un marché réservé aux personnes les moins favorisées. L’émergence des plates-formes en ligne a finalement démocratisé l’accès au livre d’occasion au sens où il s’est ouvert à un public plus large que les étudiants et catégories populaires urbaines.
D’ailleurs les acteurs traditionnels de l’occasion (braderies, marchés, brocantes et bouquinistes) ne sont cités que par 18 % des acheteurs d’occasion, ce qui montre que l’essentiel du marché passe désormais par le numérique.
En croissance, le marché de l’occasion est porté par les catégories défavorisées et les jeunes qui l’utilisent pour revendre plus que les autres catégories. La nécessité de réduire les dépenses du foyer prévaut. Et l’enquête montre d’ailleurs que, globalement deux tiers des vendeurs écoulent moins de 10 livres par an pour un gain inférieur à 50 euros. Une taxe réduirait l’attractivité du marché et concernerait en premier lieu des particuliers en lutte pour défendre leur pouvoir d’achat. Elle ne permettrait pas de promouvoir la lecture.