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Sports de plein air : comment verdir les compétitions dédiées aux sportifs amateurs ?

L'impact environnemental élevé des compétitions sportives de plein air va souvent à rebours de la philosophie prônée par les sportifs.
Matthieu Quidu, Université Claude Bernard Lyon 1; Brice Favier-Ambrosini, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et Guillaume Dietsch, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

À quelques mois des Jeux olympiques de Paris, la question de l’empreinte carbone des compétitions sportives se pose, notamment pour les grands événements de pleine nature.

Mais elle ne concerne pas que les fédérations professionnelles. Avec le retour des beaux jours, c’est une question que les sportifs amateurs aussi sont amenés à se poser.

Des modèles alternatifs sont justement en pleine émergence, davantage orientés vers la sobriété. Sans viser un inventaire exhaustif, nous en livrons ci-dessous un bref tour d’horizon, en nous intéressant spécifiquement aux développements actuels autour du trail.

Des événements moins impactants pour l’environnement

C’est d’abord grâce à un cahier des charges engagé dans la lutte contre la dégradation environnementale que certaines organisations entendent agir. Nous pouvons ici mentionner la marque « écotrail international », qui propose un « circuit de trail-running écoresponsable », utilisant notamment les sentiers naturels qui composent encore certaines zones urbaines.

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Le premier enjeu consiste à s’appuyer sur les acteurs locaux du territoire afin de le (re)découvrir, dans une optique d’éco-responsabilité, d’équité, de solidarité, d’accessibilité et de convivialité, tout en incitant fortement :

  • à l’utilisation des transports durables,

  • à la réhabilitation du patrimoine local et naturel,

  • aux circuits alimentaires courts, avec des ravitaillements composés de produits locaux et de saison, tandis que le surplus est redistribué aux associations locales.

Selon la même logique, on peut également citer l’association Ploggathon : sports events for the planet. Pour rappel, le « plogging » est une activité consistant à ramasser un maximum de déchets durant des sorties de course en environnement naturel.

L’association propose une aide à l’écoconception d’événements outdoor du « monde de demain » afin de « minimiser leur impact environnemental au cours de la préparation et du déroulement ». Concrètement, il s’agit de « réduire au strict minimum la consommation d’énergie fossile et de ne pas créer nous-mêmes des déchets ».

Dans le cadre d’une « économie de fonctionnalité, préférant l’usage à la possession », l’association veille à réutiliser un maximum de matériaux déjà existants, à privilégier les mobilités douces, les transports en commun et le covoiturage, à promouvoir des programmes de plantation d’arbres fruitiers ou encore à donner une seconde vie aux déchets ramassés.

Inventé en Suède en 2016, le terme plogging est la contraction du verbe « ramasser » en Suédois (plocka upp) et du mot « jogging ». Visit Vijandi/Flickr, CC BY-NC-SA

Vers des courses à taille humaine ?

Une autre tendance réside dans la création de courses à des échelles plus restreintes. Celles-ci ont fait l’objet des travaux de thèse de Simon Lancelevé, qui étudie notamment la Chartreuse Terminorum, organisée depuis 2017 en Isère. Sa particularité réside dans le très faible nombre de finishers – 2 % seulement, incluant quatre premières éditions sans finisher – mais aussi d’inscrits, seulement 40 sportifs chaque année.

Selon le sociologue, c’est l’incertitude du format qui attire les participants. En effet, les prétendants ignorent s’ils ou elles seront autorisés à participer : il n’existe pas d’inscription payante, mais une énigme à résoudre et une quasi-lettre de motivation à adresser aux organisateurs.

Parmi ces candidats, seul un tiers pourra effectivement participer à la course. Ils ou elles ne connaissent pas non plus à l’avance le lieu et l’heure exacts du départ et ne découvriront qu’au dernier moment la « boucle secrète », à effectuer cinq fois dans chaque sens. La course devra de plus être effectuée en autonomie, en remplissant des énigmes et en arrachant des pages de livres cachés.

Simon Lancelevé insiste sur son caractère non seulement atypique mais aussi radical, voire « hors normes », en même temps que sur sa valeur subversive sous la forme d’une « résistante en acte ». En effet, la Terminorum « renverse bon nombre de codes dominants de l’ultra-trail dont le coût substantiel d’inscription, des sélections drastiques, des aides à la navigation, les taux élevés de finishers ».

C’est également l’aspect communautaire et relationnel qui est mis en avant dans ces courses à taille humaine, par opposition à la dimension souvent impersonnelle – pour ne pas dire anonyme – des événements sportifs de masse. Une critique du modèle dominant de l’ultra-trail qui est partagée aussi bien par les organisateurs ou organisatrices que par les coureurs ou coureuses, pour la majorité très ancrés dans le milieu montagnard et ayant participé à des courses prestigieuses vis-à-vis desquelles ils ou elles ont développé un regard très distancié.

Un deuxième format qu’étudie également Simon Lancelevé s’inscrit dans les courses dites « backyard ». Développées à partir de 2011 aux États-Unis, aujourd’hui organisées également en France, elles consistent à reproduire toutes les heures, et le plus de fois possible, une boucle peu technique de 6,7 km. Tout dépassement de la barrière horaire conduit à l’élimination du participant. La course s’arrête dès qu’il ne reste plus qu’un seul protagoniste en lice, qui est déclaré vainqueur.

Ces courses « backyard » se caractérisent tout à la fois par une volonté de rusticité récusant toute aide « artificielle » (bâtons, musique, accompagnateur), de confidentialité (200 à 300 participants inscrits par le bouche-à-oreille) et de convivialité (en favorisant l’entraide entre participant·e·s qui sont, davantage que dans les courses dites « classiques », des locaux).

Selon le sociologue, transparaît chez les organisateurs de ce type de course un certain « mythe du retour aux origines » couplé à un « désir de résistance » à l’encontre de ce qu’ils et elles jugent comme une « massification et une rationalisation d’une pratique devenue trop commerciale ».

« Nez contre fesses dans les single tracks »

Une dernière tendance significative du renouvellement des formats contemporains d’ultra-trail nous semble illustrée par les FKP (pour « Fastest Known Time », temps le plus rapide connu, en français). Il s’agit d’une course réalisée sur un mode asynchrone où les segments sont publiés en ligne et où chacun peut s’élancer lorsqu’il ou elle le souhaite.

Prédominent ici des logiques axées sur l’aventure et l'autonomie. Chacun saisit ensuite ses résultats sur une plate-forme numérique, le classement s’actualisant en temps réel à chaque nouvelle performance. Ces formats ont notamment pris de l’ampleur durant la pandémie du Covid-19, à la suite des annulations en série des courses « classiques » en présentiel synchrone.

En y participant, les élites leur ont donné une certaine visibilité, à l’instar de l’ultratrailer Matthieu Blanchard. Parmi les avantages de l’asynchronie, figure la possibilité de réduire l’impact environnemental, en comparaison d’un événement de masse surfréquenté.

Même en dehors de ces compétitions atypiques, certains sportifs vont reproduire des itinéraires équivalant à ceux des courses officielles (en reprenant la distance et le tracé), mais de manière asynchrone (c’est-à-dire en dehors du temps même de l’événement) et autonome (sans assistance ni ravitaillement).

L’enjeu consiste ici à s’éloigner de la logique massifiée du « nez contre fesses dans les single tracks » (pour reprendre l’expression évocatrice d’un coureur amateur que nous avons interrogé) au profit d’une plongée dans l’immensité de l’environnement naturel.

Les sportifs cherchent également à se placer intentionnellement dans des situations moins confortables du point de vue de la construction de l’itinéraire, tout en acceptant une part de vulnérabilité et d’incertitude, caractéristiques selon eux de la logique d’aventure. Il s’agit également de gagner en discrétion, en limitant sa visibilité et les traces laissées dans l’environnement, ce qui permet de retrouver une pratique plus « animale », « instinctive », voire « sauvage ».

Sortir d’un modèle sportif destructeur pour l’environnement

Les amateurs passionnés de sports de nature n’ont pas tous le même positionnement vis-à-vis de l’impact écologique des événements outdoor. Nous avons mené une étude sociologique auprès de sportifs et sportives se réclamant, dans leurs pratiques physiques, d’une certaine forme de minimalisme et de détachement matériel. Notamment vis-à-vis des montres connectées, du suréquipement matériel et/ou des chaussures lourdes de sport.

Animés par une volonté de simplicité, de sobriété, de rusticité voire de frugalité, ces derniers manifestent des attitudes variées vis-à-vis des courses instituées. Rares sont ceux et celles qui continuent à participer à des événements de masse. Lorsque c’est le cas, ils veillent pour la plupart à privilégier les modes de transport doux, à réduire les distances de déplacement et à créer du lien social avec les autres compétiteurs.

Certains se sont davantage éloignés des compétitions de masse, privilégiant désormais une connexion non médiée à la nature. Ils ont pu y participer par le passé, mais avec des expériences mitigées, à l’instar de ce coureur, déclarant avoir été littéralement « écœuré » et « dégoûté » par la quantité de bouteilles en plastiques et de publicité pour l’automobile sur le marathon de Paris :

« Rien que pour aller récupérer son dossard, c’était l’horreur, comme chez Ikea, on ne peut pas sortir du truc, tu es obligé de faire le tour par tous les stands ».

Les ambiances exclusivement orientées vers la performance sont également rejetées en bloc par certains sportifs minimalistes :

« sur le marathon, tu es 40 000 et les mecs, ils se comportent comme s’ils allaient gagner. “Ah non, tu vas faire quatre heures, calme-toi, quoi, c’est bon”. Désormais, je fais les petits trails dans les villages à côté. Et moi ça me va très bien. C’est cool, bonne ambiance. Tu as une petite bière à l’arrivée ».

Certains sont également échaudés par les frais élevés d’inscription et critiques face à la surenchère libérale associée. Ces sportifs tendent donc à privilégier des compétitions de moindre ampleur, moins médiatisées et plus locales, dynamisant les territoires et engagées dans une démarche écoresponsable. Celles-ci peuvent se réaliser sans chronométrage afin de privilégier le lien social et la connexion à la nature plutôt que la performance chiffrée.

Vers des pratiques sportives minimalistes ?

Quelques sportifs amateurs, plus rares, vont jusqu’à se désigner comme des « éco-aventuriers », organisant eux-mêmes leurs propres défis minimalistes réalisés dans un cadre associatif, qu’il s’agisse de battre des records de plogging ou de s’engager dans des randonnées itinérantes en bikepacking.

En plus de promouvoir une démarche écoresponsable (ramassage des déchets ou tourisme durable), il s’agit, dans le cadre de ces défis sportifs soutenables, de partager des expériences, de créer du lien social, des rencontres et des échanges. Comprendre : de transmettre, à rebours des événements massifiés considérés comme des « non-lieux » (au sens de Marc Augé), anonymes, voire impersonnels.

Chez ces amateurs, une pratique sportive résolument sobre et minimaliste revêt la signification d’un engagement politique, non pas par le discours et l’argumentation, mais par l’action et la volonté d’inspirer ou de rayonner, plus que de convaincre. Les défis sportifs sont ainsi mis au service de la préservation du vivant, qu’il s’agisse de la nature ou des humains, dans une optique inclusive.

Mais la consommation sportive ne s’arrête pas à la participation à des événements ou compétitions, que ceux-ci s’inscrivent dans le schéma compétitif de masse ou dans l’un des modèles alternatifs ici évoqués. Au-delà des expériences que l’on cherche parfois à cumuler, la consommation concerne également l’acquisition de biens matériels, qu’il s’agisse de chaussures, de dispositifs numériques, d’habits ou de vélos.

Là aussi, des modèles alternatifs mériteraient d’être pensés dans le sens de la sobriété, de l’écoresponsabilité et de la durabilité. Le minimalisme volontaire pourrait-il se généraliser (et se démocratiser) au point de devenir la future norme des sports de plein air ?

Matthieu Quidu, Maître de conférences en sociologie du sport, Université Claude Bernard Lyon 1; Brice Favier-Ambrosini, Professor, Educational sciences, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et Guillaume Dietsch, Enseignant en STAPS, Agrégé d'EPS, UFR SESS-STAPS, Université Paris-Est Créteil, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Mobilité : et si on remettait le piéton au milieu du village ?

Comment penser une rue où piétons, vélos, trottinettes, transports en commun et voitures cohabitent de façon apaisée ? Robert Tjalondo/Unsplash, CC BY-NC-SA
Christelle Bortolini, Ademe (Agence de la transition écologique) et Mathieu Chassignet, Ademe (Agence de la transition écologique)

Les Parisiens ont voté le 4 février dernier en faveur d’un triplement de la tarification du stationnement des SUV. À l’échelle de la France, la plupart des grandes villes tentent peu à peu de réduire la place de la voiture dans l’espace public, notamment au profit des transports collectifs, des piétons et des cyclistes.

En moyenne en 2019, 23,7 % des déplacements en France étaient effectués à pied. Un chiffre qui grimpait à 38 % à Paris et ses alentours et chutait à 18,9 % dans les agglomérations de moins de 200 000 habitants. Quant aux territoires ruraux, la marche y représente 13 % des trajets.

Malgré cette place importante de la marche dans nos vies, le piéton demeure un angle mort des politiques de mobilité. En nous confinant dans un rayon d’un kilomètre autour de chez nous et en vidant les rues des automobilistes, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière ce déséquilibre entre la place conférée à la voiture dans la conception de l’espace public et celle réservée aux mobilités dites « actives » (marche, vélo…).

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En réaction à ce besoin de redistribution des espaces publics, des stratégies d’« urbanisme tactique » ont proposé des aménagements temporaires – « coronapistes » cyclables, extension de terrasses sur les trottoirs et les places de stationnement – qui se sont parfois pérennisés pour montrer qu’il était possible de grignoter de l’espace à la voiture pour donner plus de place à d’autres usages, à la nature, à la vie sociale et au bien-être des citadins.

Mais si cet épisode a eu un effet très bénéfique pour la pratique du vélo, il n’en a pas été de même pour la marche.

Les piétons, parents pauvres des politiques de mobilité

Il est tellement naturel de marcher que les collectivités ne pensent en effet même pas à intégrer les piétons dans leurs réflexions et leur planification territoriale. Dans l’ordre des modes de déplacement, elles privilégient dans leur conception la circulation des voitures et leurs stationnements, avant les pistes cyclables et les aménagements pour les piétons qui sont trop souvent considérés comme une variable d’ajustement. Une hiérarchie qui se retrouve aussi d’un point de vue financier.

Un constat paradoxal alors que la marche constitue le mode de déplacement le plus vertueux et le plus universel. Elle est indispensable à l’intermodalité puisqu’elle joue le rôle de liant avec l’ensemble des autres modes, sans compter ses vertus pour la santé physique et psychique.

Le piéton, c’est tout le monde. Cristina Gottardi/Unsplash, CC BY-SA

En outre, le piéton est la figure qui couvre toute la diversité de la population. Il n’y a pas un, mais des piétons : au-delà de la personne en bonne santé, c’est aussi la personne âgée, le parent avec sa poussette, la personne à mobilité réduite, le voyageur qui tire une valise ou encore l’enfant, grand disparu de l’espace public ces dernières décennies.

Alors qu’il y a 50 ans, les enfants marchaient seuls jusqu’à trois kilomètres autour du domicile, aujourd’hui quatre enfants sur dix de trois à dix ans ne jouent jamais dehors pendant la semaine (selon un rapport publié en 2015 par l’Institut de veille sanitaire (INVS). Près de la moitié d’entre eux sont amenés à l’école en voiture.

Il est donc important de rappeler qu’aménager la ville pour les piétons correspond à aménager la ville pour toutes et tous, et paradoxalement ce n’est pas le cas aujourd’hui. Si un aménagement est pensé et adapté aux publics dits « vulnérables », alors il sera accessible au plus grand nombre.

Pas qu’un sujet de grandes villes

Dans ce contexte, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a publié le guide « À pied d’œuvre », afin d’inciter les collectivités à replacer les piétons au cœur de la stratégie des politiques publiques.

Différentes initiatives menées ont mis en évidence que non seulement la marche intéressait les collectivités, mais qu’elle les concernait toutes : pas seulement les grandes agglomérations, où les alternatives à la voiture sont déjà bien développées, mais également les communes de petite taille, notamment en zone rurale ou périurbaine.

En 2023, un premier appel à projets de l’Ademe a incité les territoires à la créativité pour élaborer leur stratégie piétonne et expérimenter des aménagements favorables à la marche. 75 territoires lauréats sont ainsi accompagnés financièrement dans la mise en œuvre de ces projets.

Le piéton comme point d’entrée

Pour favoriser la marche dans les communes, la rue est une échelle de réflexion pertinente : plutôt que de partir de la planification stratégique territoriale, qui conçoit les espaces en fonction de la circulation automobile, la rue permet de penser à l’échelle du piéton, le plus petit des acteurs de la ville.

En en faisant le point d’entrée de la réflexion urbaine, en partant de ses usages et de ses besoins, on peut dépasser la conception dominante qui envisage les rues comme tuyaux dans lesquelles circulent les voitures.

Citons l’exemple des rues scolaires, dispositif qui consiste à piétonniser temporairement les voies des écoles aux heures d’ouverture et de fermeture des classes, afin de les sécuriser, mais également d’encourager les déplacements à pied, à trottinette ou à vélo plutôt qu’en voiture. Un dispositif en plein essor partout en Europe.

Au-delà de la piétonnisation d’une rue ou d’une place, cela peut aussi passer par la végétalisation, l’apaisement des vitesses, l’installation de marquages au sol pour mieux matérialiser les traversées piétonnes ou la place du piéton dans la ville avec de l’art ou de la peinture. Derrière cette requalification de la rue transparaît également l’idée de réenchanter nos villes en les rendant moins ternes et plus désirables.

Une ville plus désirable

Dans de nombreux territoires, notamment ruraux et périurbains, le tout voiture a créé un cercle vicieux dans lequel le commerce de proximité a progressivement disparu, au profit des grandes surfaces et zones commerciales.

L’accès à une vie de proximité, à des commerces, des services publics et des équipements à portée de jambe correspond en outre à une demande des habitants, même si des craintes sont parfois à lever. À Cahors, par exemple, la réflexion sur la piétonnisation d’une place, actuellement utilisée comme parking, a été permise grâce à la concertation et à la réalisation d’enquêtes de terrain, grâce auxquelles les commerçants ont compris que leurs clients, pour la plupart, ne venaient pas en voiture.

La marche non seulement occupe peu d’espace, mais elle présente bien d’autres co-bénéfices : pour la santé, la qualité de l’air, la réduction des émissions de gaz à effet de serre et du bruit… elle profite également au commerce local, permet d’animer les villes et participe au sentiment de sécurité.

Une ville plus inclusive

Pour toutes ces raisons, engager une politique piétonne ambitieuse a des répercussions en matière de santé publique, de pollution atmosphérique, d’attractivité des villes et villages et d’inclusivité. Sur le genre, par exemple, les filles adolescentes – comme les enfants – sont de plus en plus invisibilisées de l’espace public.

Dans une émission sur France Inter du 18 octobre 2023, le sociologue et démographe Clément Rivière expliquait ainsi :

« Il se trouve que les filles, en fait, sont encore plus enfermées que les petits garçons. Elles passent moins de temps à jouer dehors, elles vont moins souvent à l’école seules, sans adulte, que les petits garçons. Ce qui préfigure les différences qu’on observe à l’âge adulte, dans le rapport qu’entretiennent à la ville les hommes et les femmes. »

Sur la même chaîne de radio, l’architecte Anne-Sophie Kehr, architecte ajoute :

« Il faut partir de la genèse de la ville qui a été faite, pensée par et pour les hommes. L’espace public, c’est là où se fait la vie politique. Et nous, les femmes, nous n’avons pas été pensées comme partie prenante de l’espace public, l’espace des hommes. »

Pyramides des mobilités, actuelle et souhaitable. Fourni par l'auteur

Faciliter la marche en ville n’implique pas d’évacuer totalement la voiture, mais nécessite de revenir sur son omniprésence (en ville on estime que 50 à 80 % de l’espace public est réservé à la voiture ou aux deux-roues motorisés). Il s’agit simplement de rééquilibrer le rapport de force entre les modes de déplacement, en tenant davantage compte de leurs contributions respectives à l’intérêt général. De manière schématique, l’idée est d’« inverser la pyramide » en accordant davantage de moyens (espace alloué et moyens financiers) aux moyens de transport les plus favorables à l’intérêt général.

Christelle Bortolini, Ingénieure de recherche planification mobilité, Ademe (Agence de la transition écologique) et Mathieu Chassignet, Ingénieur mobilité, qualité de l'air et transition numérique, Ademe (Agence de la transition écologique)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Aliments ultra-transformés : comment ils modèlent notre agriculture

Les aliments ultra-transformés façonnent l'agriculture mais leur rôle reste peu questionné. Radu Bercan/Shutterstock
Michel Duru, Inrae et Anthony Fardet, Inrae

Notre alimentation est une chaîne avec de nombreux maillons, de la semence à l’agriculteur jusqu’au consommateur.

Mais alors que des débats de plus en plus passionnés émergent sur l’avenir de notre modèle agricole, un maillon de cette chaîne reste peu questionné : celui de l’industrie de transformation qui produit un très grand nombre d’aliments ultra-transformés (AUT) vendus en masse dans nos super et hypermarchés. Sans visage médiatique, cette étape peu évoquée est pourtant décisive.

Si le grand public a de plus en plus conscience que ces produits sont néfastes pour la santé, il est sans doute plus ignorant de la façon dont les aliments ultra-transformés modèlent notre agriculture.

Il n’est pas le seul. Pendant longtemps, les scientifiques et décideurs politiques se sont surtout focalisés sur l’amont (producteurs) et l’aval (consommateurs). On a ainsi fait porter tout le poids de la qualité des systèmes alimentaires sur les agriculteurs, trop souvent accusés d’être responsables de la dégradation de l’environnement, mais aussi sur le consommateur accusé de faire des mauvais choix ou de ne pas avoir assez d’activité physique pour sa santé.

Pourtant, les agro-industriels jouent un rôle majeur en milieu de chaîne, en stimulant en amont une agriculture de qualité ou pas, et en proposant aux consommateurs des aliments de qualité ou pas. Aussi, ce sont bien eux qui jouent un rôle majeur sur la durabilité des systèmes alimentaires et la plupart des agriculteurs comme des consommateurs ne font que s’adapter à ces acteurs du milieu de la chaîne qui ont coopté une grande partie de la valeur. Voici comment.

Les aliments ultra-transformés sont beaucoup consommés alors que nocifs pour la santé

Commençons par un constat paradoxal : les produits ultra-transformés sont toujours très consommés malgré leur impact néfaste pour la santé humaine.

À ce jour, près de 200 études épidémiologiques (dont près de 80 études de cohorte longitudinale) convergent dans le même sens : une consommation excessive d’AUT est associée à des risques significativement accrus de dérégulations métaboliques, maladies chroniques et/ou mortalité précoce toutes causes confondues. Or les français adultes consomment près d’un tiers de calories ultra-transformées/jour, et les moins de 18 ans 46 %.

Pour prendre conscience du nombre d’AUT que nous mangeons, il faut regarder la liste des ingrédients des aliments que nous consommons. Car un AUT se définit par la présence d’au moins un marqueur d’ultra-transformation (MUT), des composés purifiés qui permettent de modifier le goût, la couleur, l’arôme et/ou la texture d’un aliment.

Ils sont d’origine strictement industrielle et sont obtenus par synthèse en laboratoire ou par fractionnement excessif des matrices alimentaires (« cracking ») afin d’en extraire les briques élémentaires. On en distingue deux grandes catégories : les additifs cosmétiques (texturants, émulsifiants, modificateurs de goût, colorants..) et les non-additifs, qui incluent les arômes (naturels, de synthèse et extraits), les protéines, sucres, gras et fibres ultra-transformés par exemple le dextrose, le sucre inverti, le sirop de glucose, certains isolats de fibres ou de protéines ou des graisses hydrogénées ou inter-estérifiées, mais aussi des procédés technologiques très drastiques et récents qui modifient beaucoup les matrices alimentaires comme la cuisson-extrusion et le soufflage, appliqués surtout aux féculents.

Ces MUTs sont ensuite :

  • soit recombinés entre eux dans de nouvelles matrices alimentaires qui n’existent pas dans la nature, avec peu de vrais ingrédients alimentaires non ultra-transformés. C’est ce qu’on appelle les « fake foods », par exemple les confiseries industrielles ou beaucoup de steaks végétaux qui peuvent n’être composés que de MUTs, ressemblant au final plus à de la chimie comestible.

  • soit ajoutés à de vrais ingrédients alimentaires non ultra-transformés pour en corriger ou exacerber certaines propriétés sensorielles, comme c’est le cas pour de nombreux plats préparés prêts à l’emploi ou beaucoup d’aliments des fast foods.

Pour la santé humaine, c’est l’ensemble de l’AUT qui pose problème, pas un seul MUT, que l’on pourrait remplacer ou transformer. Cette réalité souligne ainsi l’importance d’avoir donc une approche globale des aliments transformés, d’autant plus que ceux-ci sont aussi néfastes pour le vivant dans son ensemble à travers leur mode de production.


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Les exigences de l’industrie pour s’approvisionner en matières premières

Une des raisons du succès des AUT n’est pas un mystère : ils sont globalement moins chers que les aliments non-ultra-transformés, souvent prêts à l’emploi et très facilement accessibles. Mais comment cela se fait-il ?

D’abord car ils utilisent des MUTs produits à partir du fractionnement de quelques espèces végétales et produits animaux, ce qui permet d’atteindre des prix très bas. Ainsi, un sirop de glucose coûte dix fois moins cher que du sucre de table, et un arôme de fruit de synthèse infiniment moins cher que de vrais fruits.

Mais, nous l’avons vu, les aliments ultra-transformés comprennent aussi de vrais ingrédients non-ultra-transformés. Vu la grande distribution et le succès planétaire de ces aliments, ces ingrédients doivent être produits avec une qualité constante et disponibles toute l’année quelle que soit la saison. Il s’agit par exemple du sucre de table (betterave et canne à sucre), d’huile de palme et de tournesol, de céréales, de soja… ou bien, pour les produits animaux, des préparations industrielles à base d’œufs, de la viande des fast food et de nombreux plats préparés, de certains fromages industriels…

Au final, ce sont donc bien peu d’ingrédients animaux comme végétaux qui composent l’essentiel des aliments vendus. Sur les 6000 espèces végétales cultivées à des fins alimentaires, par exemple 9 d’entre elles représentent 66 % de la production agricole totale.

Pour ces ingrédients dominants que l’on retrouve dans les aliments ultra-transformés de la grande distribution, plusieurs exigences sont de mise : ils doivent être disponibles toute l’année et se conserver longtemps, donc certifier d’un haut niveau de sûreté alimentaire en termes de toxicologie et de conservation. Pour remplir ce cahier des charges, point de secret : l’agriculture et l’élevage intensifs sont les plus qualifiés comme les moins onéreux.

Les agricultures permettant de produire à bas coûts des produits standardisés

L’industrie a de fait fortement favorisé la dynamique de spécialisation et de standardisation de production agricole avec un petit nombre d’espèces cultivées en masse dans une région donnée. Des pratiques agroécologiques telles que les mélanges d’espèces (graminées et légumineuses) ou de variétés (deux variétés de blé) ne sont pas compatibles avec les exigences de l’agro-industrie. La faible valeur ajoutée des produits commercialisés a aussi poussé à une concentration géographique des productions (économie d’agglomération), un agrandissement des exploitations agricoles pour obtenir des économies d’échelle.

Ces systèmes de production intensifs et spécialisés sont à l’origine d’émissions importantes de gaz à effet de serre et de composés azotés dans l’air, de nitrates dans l’eau, ainsi que de pollutions dans les sols et de pertes de biodiversité. Les technologies « intelligentes » du génie génétique ou de l’agriculture de précision promues par ce modèle intensif (le bon produit, à la bonne dose, au bon endroit et au bon moment) ne remettant pas en cause le niveau de spécialisation et de simplification, ne permettent pas à elles seules d’enrayer les pollutions : pesticides et azote par exemple.

La production de MUTs a donc un coût important pour la santé globale, notamment pour les sécurités nutritionnelles et alimentaires : si les AUT sont des calories bon marché, avec un haut niveau de sécurité sanitaire et très accessible partout sur la planète, cela se fait au détriment de l’environnement, de la biodiversité, de la santé humaine et du social et de l’économie.

Cette optimisation purement économique à court terme est possible car les coûts cachés de ce système ne sont pas intégrés dans le prix de la nourriture : si l’on devait payer pour les conséquences néfastes de notre système alimentaire sur la santé (maladies liés à la malbouffe) et l’environnement (pollutions, émissions de gaz à effet de serre), notre alimentation coûterait deux fois son prix actuel, soit 170 milliards d’€ en France.

Outre la filière de l’agriculture biologique, quelques industriels de la transformation ou distribution commencent à s’approvisionner à partir de modes de production moins intensifs voire agroécologiques, que ce soit à titre individuel, ou dans le cadre d’associations ou de mouvements. C’est une avancée, mais seulement à condition que les matières premières ne soient pas utilisées pour fabriquer des AUT.

Consommer moins d’aliments ultra-transformés est nécessaire pour soutenir une agriculture agroécologique

Agriculteurs, consommateurs et acteurs des politiques publiques doivent prendre conscience de cette interdépendance entre agriculture intensive au fort coût environnemental comme sanitaire et consommation d’aliments ultra-transformés.

Pour les consommateurs, savoir que les modèles d’agriculture les plus impactant sur l’environnement sont ceux qui permettent de produire à bas coût des AUT est un argument supplémentaire pour en réduire la consommation. En effet, le dernier Plan National Nutrition Santé n°4 le recommande déjà pour des raisons de santé. Ce serait un moyen pour les consommateurs de soutenir une agriculture agroécologique d’intérêt pour l’environnement, dont les produits ne contiennent pas de MUTs nocifs pour la santé à long terme. Le choix du consommateur pourrait être facilité par l’utilisation d’applications proposant le score Nova.

Les agriculteurs subissent des injonctions contradictoires. D’une part, les citoyens et politiques publiques leur demandent de mettre en place des pratiques agroécologiques (diversification des cultures, haies…), d’autre part, les logiques économiques sous-tendues par l’industrie conduisent à des systèmes agricoles simplifiés basés sur un petit nombre d’espèces produites de manière standardisées.

Faire porter le fardeau des problèmes environnementaux sur les agriculteurs est donc très exagéré. Les politiques publiques devraient donc aussi concerner les acteurs intermédiaires qui de fait façonnent et soutiennent les modèles d’agriculture qu’elles veulent éviter. Par ailleurs, un approvisionnement en matières premières issues de pratiques agroécologiques n’a pas non plus beaucoup de sens si c’est pour fractionner à l’extrême les matières premières brutes, puis ajouter des MUTs aux aliments industriels, dégradant au final la valeur santé globale des aliments. Ainsi, du bio ultra-transformé, hors-saison et importé n’a aucun sens pour la santé globale. Là encore, les politiques publiques ont un rôle à jouer pour éviter de telles dérives.

Michel Duru, Directeur de recherche, UMR AGIR (Agroécologie, innovations et territoires), Inrae et Anthony Fardet, Chargé de recherches HC, UMR 1019 - Unité de Nutrition humaine,?Université Clermont Auvergne, Inrae

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Un business model qui encouragerait à consommer moins de vêtements est-il possible ?

Une étude portant sur l'économie circulaire dans le secteur du prêt-à-porter a mis en évidence quatre business model sobres. Hugo Clément / Unsplash, CC BY-NC-SA
Isabelle Robert, Université de Lille et Maud Herbert, Université de Lille

La dernière campagne publicitaire de l’Ademe qui mettait en avant la figure du « dévendeur » marque publiquement la promotion de la sobriété dans la consommation aux heures de grande écoute. Une nouvelle fois, le terme s’installe dans l’espace public et suscite le débat, comme l’a montré la diversité des réactions associées à cette campagne.

Faut-il s’émouvoir d’un appel à acheter moins de produits neufs, alors que la production sans limites dans un monde limité reste le modèle majoritaire ? Si la sobriété suscite des objections et donne lieu à de nombreux malentendus – comme son assimilation à la croissance négative ou au retour à la bougie – elle permet aussi de promouvoir un modèle différent dans lequel les flux d’énergie et de matière prendraient en compte les limites planétaires, et de cesser de penser « l’économie de l’infini dans un monde fini ».

Elle offre une alternative aux tentatives de découplage entre croissance et ressources, qui tardent à se matérialiser, ainsi et qu’à la tentation du solutionnisme technologique.

Nos récentes recherches menées dans le cadre d’une étude financée par l’Ademe sur les business models circulaires dans l’univers de la mode ont permis d’identifier et d’explorer les contours de modèles « sobres ».

La sobriété, aussi une question d’offre

Dans un article de 2015, nous notions déjà que la sobriété s’entend comme une logique de tempérance, de suffisance voire de frugalité qui nécessite une négociation à la baisse de sa consommation – souvent difficile et peu linéaire – afin de tenir compte des capacités matérielles finies de la planète.

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De fait, les restrictions à s’imposer peuvent être très exigeantes. À titre d’exemple, une étude explique que pour maintenir le réchauffement climatique à 1,5 °C, il faudrait se contenter de trois vêtements neufs par habitant et par an. Alors qu’en moyenne, chaque Français (enfants compris) en a acheté 34 en 2019, soit 11 fois plus !

Comment faire quand le consommateur est constamment sollicité et que le « dévendeur » n’existe qu’à la télévision ? Sujet arrimé à des actions individuelles, la sobriété a jusqu’ici été étudiée comme un problème de demande et non d’offre. Il est rarement évoqué dans le cadre de l’activité des entreprises où il demeure au mieux contre-intuitif, au pire tabou.

83 % des Français et Françaises estiment que nous consommons trop. Artem Beliaikin/Unsplash, CC BY-NC-SA

Vers l’essor d’un entrepreneuriat sobre ?

La notion de sobriété dans le monde de l’entrepreneuriat émerge pourtant timidement, incarnée par le plaidoyer pour une économie de la sobriété (Mouvement impact France). Elle est revendiquée par des entrepreneurs innovants qui s’interrogent sur la finalité de leur entreprise lorsque les grands équilibres naturels sont menacés par les activités humaines.

Ils convergent vers le fait que face aux multiples défis environnementaux et sociaux engendrés par l’économie de l’abondance, la contribution des business models traditionnels au bien-être social et leur capacité à préserver les écosystèmes biologiques posent question. En alternative, ils proposent des business models soutenables.

Adossés à l’économie circulaire, ces modèles s’inscrivent dans un système de boucles de matériaux réparatrices ou fermées et s’appuient sur deux mots-clés : durabilité et circularité.

Réutiliser et recycler… plus que limiter la consommation

Faisant référence à la taxonomie des « R » (qui ne se limite pas seulement aux trois les plus classiques – réduire, réutiliser et recycler – et qui dans certaines versions, monte jusqu’à dix, ces modèles circulaires ont la particularité de se centrer sur l’offre, optimisant souvent un niveau de vente et occultant les niveaux de consommation excessive qui y sont associés.

Il se trouve que le premier des 10 RE, qui correspond à « refuser » – dans le sens de limiter en volume la fabrication et la consommation – est quasiment absent des démarches d’économie circulaire. Il se distingue du R « réduire », centré sur l’écoefficacité de la production et une diminution des intrants matières et énergétiques.

Dans le cadre de notre étude sur la mode, nous avons mené à l’issue de la collecte de données une analyse descriptive croisée qui nous a permis d’identifier 4 catégories de business models sobres :

  • le modèle activiste,

  • le modèle du produire moins,

  • le modèle écosystémique territorial

  • et le modèle DIY-DIT (do it yourself, do it together).

Nos travaux révèlent qu’ils participent à éveiller, favoriser et soutenir une sobriété dans la consommation de vêtements.

Le business model sobre activiste

Ce premier modèle, le plus complet, intègre à la fois les notions de décroissance et d’encouragement à la sobriété en jouant sur la production et la consommation.

Trois critères clés le caractérisent : un discours constant sur une éducation au moins consommer auprès des consommateurs, une forte longévité des produits et un activisme social et environnemental intense de la marque et de ses fondateurs.

Leur proposition de valeur repose à la fois sur l’offre en se focalisant sur la durabilité de leurs produits mais également sur la demande en jouant le rôle de héraut, de messager de l’environnement, en informant continuellement sur l’impact des modes de production et de consommation sur l’état de la planète.

Il se démarque des autres business models soutenables en valorisant le renoncement à l’achat. La marque de vêtements Loom, qui enjoint aux citoyens de moins consommer, incarne bien ce modèle.

Le business model sobre du produire moins

Le second modèle est davantage orienté vers la production agile : si la question de la surconsommation n’est pas appréhendée de front, le temps de mise en production ou la visibilité apportée à la fabrication relativisent la consommation impulsive et favorisent la réflexion.

Il fait référence à certains principes de l’industrie 4.0, notamment la production à la commande, à la demande ou une production réactive. L’objectif est d’encourager le zéro stock.

La sobriété consiste à remettre en question les codes et le modèle fast-fashion de l’industrie textile en inversant les flux afin de réduire drastiquement le gaspillage vestimentaire, tant en amont qu’en aval. La devise des trois tricoteurs situés à Roubaix illustre bien ce business model du produire moins : « ne pas surproduire, ne pas surstocker, valoriser la production locale et inciter à une consommation réfléchie ».

Le business model écosystémique territorial

Ce troisième business sobre s’inscrit dans une démarche écosystémique. La valeur générée ne résulte pas d’une seule organisation mais est créée par des acteurs en interaction. Il est ancré dans un environnement local et s’hybride avec des projets territoriaux qui ont un sens similaire, en renforçant « le patrimoine immatériel territorial ».

Dans le textile, ces modèles s’inscrivent souvent dans une logique de reconstruction de filière comme celle du lin, du chanvre ou de la laine. La sobriété de ces modèles provient aussi de l’offre limitée de matières premières sur le territoire, de la collaboration tout au long de la chaîne de valeur et de la garantie d’une gouvernance démocratique.

Un autre aspect qui revient est l’idée du circuit court et de reconnecter le consommateur au produit, par exemple en explicitant les étapes de la fabrication (par exemple celle d’un pull).

Ce modèle prône une durabilité affective, d’usage et d’attachement territorial. C’est le cas de Laines paysannes, qui fait la promotion d’un patrimoine culturel local et d’une sobriété liée à l’offre limitée de matières premières sur leur territoire.

Le dévendeur et le smartphone. Source : Ademe, novembre 2023.

Le business model sobre « do it yourself »

Le dernier modèle se centre sur le transfert de compétences et la possibilité donnée aux consommateurs de fabriquer ou de réparer eux-mêmes leurs vêtements. Cela fait écho aux pratiques de consommation créative et d’upcycling (ou surcyclage) qui répondent à des logiques économiques mais aussi culturelles.

Elles contribuent à l’émergence d’un nouvel art fondé sur l’esthétisme et l’unicité d’un produit. L’ensemble de ces business models DIY-DIT a pour principal objectif de doter les consommateurs des compétences pour revaloriser leurs propres vêtements en allongeant leur durée de vie par de la réparation, de l’embellissement et/ou de la transformation.

Comme le business model écosystémique, il permet de tisser ou de retisser des liens entre l’individu et le vêtement et d’accroître son attachement émotionnel. Il contribue également à revisiter la figure du consommateur en lui offrant une fonction de créateur, réparateur et passeur de valeur sans le cantonner à son rôle d’acheteur en bout de chaîne, propre à l’économie linéaire.

Moins de biens, de vitesse et de distance

Cette tentative de catégorisation permet de mettre en lumière le premier R de l’économie circulaire, refuser :

  • en consommant moins et en décryptant les pièges de la surconsommation (appel à la mesure)

  • en questionnant la relation du consommateur vis-à-vis du produit et donc son attachement émotionnel par un rapprochement production/consommation

  • en offrant de nouvelles compétences aux usagers afin de faire soi-même et de prendre de la distance par rapport au modèle imposé

Ces modèles interrogent le moins de biens, le moins de vitesse et le moins de distance en opposition avec les attributs de la fast fashion incarnés par la vitesse d’acquisition de nouveaux vêtements, le principe du vêtement « kleenex », l’accumulation et la recherche du prix le plus bas.

Ces business models existent déjà, souvent portés par des marques engagées et des entrepreneurs qui le sont tout autant. La question suivante sera de comprendre comment ils peuvent aider à redessiner la consommation de vêtements.

Isabelle Robert, Maître de conférences en sciences de gestion et co-fondatrice de la chaire Tex & Care, chaire universitaire de la mode circulaire, Université de Lille et Maud Herbert, Professeur des Universités, co-fondatrice de la chaire Tex&Care, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.