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Tom Chevalier, Université de Rennes 1

Pendant longtemps, la jeunesse a plutôt eu tendance à voter plus à gauche que le reste de la population. Bien que cette inclinaison pour la gauche soit désormais moins claire que par le passé, davantage de jeunes de 18-24 ans ont voté pour François Hollande (28 %) que pour Nicolas Sarkozy (23 %) au premier tour de l’élection présidentielle de 2012. En 2017, ils ont voté principalement pour Jean-Luc Mélenchon (28 %), puis pour Marine Le Pen (23 %), et Emmanuel Macron (22 %).

Il ne faut toutefois pas oublier que ces données sont celles des votes : or le taux d’abstention des jeunes est particulièrement élevé, puisqu’au premier tour de l’élection de 2017, l’abstention des 18-24 ans s’élevait à 27,8 %, et même à 31,6 % pour les 25-29 ans, contre 19,4 % dans la population générale. De plus, leur entrée dans l’âge adulte s’accompagne d’un « moratoire politique » qui fait que les préférences partisanes ne sont pas encore figées et peuvent bouger, d’un candidat à l’autre, d’une élection à l’autre.

Qu’en est-il aujourd’hui ? L’ordre reste sensiblement le même, mais les écarts se sont encore resserrés, en tout cas dans les intentions de vote : 24 % des 18-24 ans déclarent qu’ils iront voter pour Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, contre 23 % pour Le Pen, et 21 % pour Macron. Leur vote dépendra néanmoins finalement à la fois de leur participation électorale effective le jour du scrutin, et de la volatilité potentielle de leur vote d’un candidat ou d’une candidate à l’autre.

Un vote fragmenté

La plupart des candidates et candidats se sont positionnés sur les enjeux de jeunesse en proposant des mesures afin de promouvoir leur autonomie ou lutter contre leur précarité. S’agit-il donc d’un clivage structurant le système partisan ? Autrement dit, s’agit-il de se positionner sur l’enjeu jeunesse afin d’attirer l’électorat jeune ? Il semble plutôt que non, pour plusieurs raisons.

Premièrement, le vote des jeunes n’est pas clairement dirigé vers un camp, comme les intentions de vote récentes le montrent. Celui-ci est fragmenté, à l’instar des trajectoires juvéniles, qui demeurent inégalitaires, comme nous l’avons rappelé dans un ouvrage collectif avec Patricia Loncle, ou comme l’a écrit Camille Peugny.

Deuxièmement, si les jeunes se détachent des autres tranches d’âge dans leur rapport au politique et leurs préférences, cela débouche surtout sur un décalage entre leur demande (leurs préférences politiques) et l’offre (les positionnements des différents partis) disponible. Par exemple, les jeunes sont particulièrement sensibles aux enjeux d’environnement, très peu présents jusqu’ici dans la campagne électorale, ce qui ne permet pas de les mobiliser pleinement. Un décalage qui pourrait expliquer leurs niveaux élevés de défiance et d’abstention (voir notamment l’ouvrage collectif récent) de Laurent Lardeux et Vincent Tiberj.

Troisièmement, s’il existe un clivage potentiel, celui-ci a plus de chance de renvoyer à un clivage entre générations à propos des valeurs « culturelles » (c’est-à-dire les enjeux identitaires ou liés à l’environnement notamment), dans la mesure où les différences générationnelles en matière économique et sociale restent faibles : les travaux de Vincent Tiberj montrent bien que les nouvelles générations se sentent davantage concernées par les enjeux liés à l’environnement, tout en étant plus tolérants sur les enjeux liés à l’immigration ou l’égalité femmes-hommes.

Or ces valeurs culturelles n’intègrent pas l’enjeu « jeunesse » tel qu’il est mobilisé dans le débat public. Lorsque les candidates et candidats abordent cet enjeu, c’est pour améliorer les conditions de vie des jeunes (en se positionnant par exemple sur l’ouverture du RSA aux moins de 25 ans, ou sur les aides aux étudiants) : cela renvoie donc davantage à un mécanisme lié aux intérêts plus qu’aux valeurs, et donc à la dimension « économique » de la compétition partisane – celle précisément qui ne mobilise pas ou peu les jeunes.

Un enjeu « symbolique »

Comment alors comprendre la référence fréquente à la jeunesse dans le débat politique ? D’un point de vue électoral, les jeunes ne constituent pas une clientèle payante : non seulement ils sont démographiquement moins nombreux que les tranches d’âge plus âgées, mais ils votent moins souvent et de façon plus volatile. Bref, l’intérêt de miser sur cette partie de la population en vue d’une victoire finale est limité du point de vue des candidats. De plus, s’ils voulaient malgré tout maximiser leur vote chez les jeunes, il faudrait en réalité plutôt miser sur l’invocation des enjeux culturels (environnement, égalité femmes-hommes, lutte contre le racisme, etc.) qui les mobilisent davantage.

En réalité, la jeunesse est moins à comprendre comme la partie prenante d’un clivage que comme un enjeu « symbolique » de la compétition partisane. Patricia Loncle a en effet montré dans quelle mesure la catégorie « jeunesse » était hautement symbolique dans le sens où elle permet de parler, non des enjeux de jeunesse, mais d’autre chose (l’État, la Nation, la citoyenneté, le futur, etc.), et non pas pour s’adresser aux jeunes mais à leurs parents et grands-parents – ceux qui votent.

Prenons l’exemple de l’ouverture du RSA aux moins de 25 ans. En 2020, les 18-24 ans sont en faveur de cette ouverture à hauteur de 69 %, contre 55 % pour les 35-49 ans, et 41 % pour les 65 ans et plus. Si l’âge était un clivage, les partis se distinguant en termes de vote jeune (Mélenchon, Le Pen et Macron) seraient incités à proposer cette ouverture. Or parmi ces trois candidats, seul Mélenchon propose dans son programme l’équivalent d’une telle ouverture : pourquoi ? Parce que le positionnement politique joue davantage : plus les individus se situent à gauche, et plus ils sont en faveur de cette ouverture du RSA (voir Figure).

L’ouverture du RSA aux jeunes est moins vue comme une mesure jeunesse que comme une extension des droits sociaux en général, puisqu’il s’agit avant tout d’une catégorie « symbolique » qui ici permet de parler d’État-providence. C’est la raison pour laquelle Macron et Le Pen n’ont pas intégré de mesures équivalentes dans leurs programmes respectifs, malgré un fort électorat jeune, alors que dans le même temps pratiquement tous les candidats de gauche ont proposé une forme de revenu pour les jeunes (Roussel, Hidalgo, ou Jadot par exemple).


Cet article est publié dans le cadre du partenariat avec le site Poliverse.fr

Tom Chevalier, Chargé de recherche CNRS au laboratoire Arènes, Université de Rennes 1

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Volodymyr Zelensky s'adresse à des partisans après le second tour des élections présidentielles à Kiev, en Ukraine, en avril 2019. (AP Photo/Vadim Ghirda)

Ajnesh Prasad, Royal Roads University

Pour gagner la faveur des électeurs, les politiciens se présentent souvent dans le rôle d’un « leader serviteur » – c’est-à-dire quelqu’un qui met de côté son intérêt personnel pour servir les autres. Pour le « leader serviteur », la fonction qu’il occupe n’a pas pour but de s’emparer du pouvoir et de le conserver, mais plutôt de promouvoir les intérêts des citoyens.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky en est le meilleur exemple à l’heure actuelle. Et pas seulement parce qu’il a baptisé son parti « serviteur du peuple » (du nom de la série télévisée où il incarnait le rôle principal).

Son engagement envers l’Ukraine et son peuple contraste avec de nombreux exemples récents, où des élites politiques prétendent se comporter en « leaders serviteurs » tout en affichant des comportements en totale contradiction.

Prenez par exemple la décision du gouverneur de la Californie Gavin Newsom d’assister à un dîner de groupe au restaurant chic French Laundry, dans la vallée de Napa, au plus fort de la pandémie de Covid-19, alors qu’il conseillait aux habitants de son État de rester chez eux afin des respecter les mesures sanitaires. Ou encore le premier ministre britannique Boris Johnson qui participe à une fête alors que le pays est sous le coup d’un ordre de rester à la maison.

Ces exemples suggèrent que, même s’ils prétendent le contraire, les dirigeants politiques se considèrent comme faisant partie d’une élite distincte à laquelle les règles qui régissent les citoyens ordinaires ne s’appliquent pas. En effet, leur comportement repose sur la conviction sous-jacente que les électeurs doivent faire ce que les dirigeants disent, et non ce qu’ils font.

Le courage de ses convictions

Ce n’est pas le cas de Zelensky, qui a suscité l’admiration du monde entier en alignant sa rhétorique sur ses actions pendant l’invasion russe de son pays.

La comparaison entre les paroles de Zelensky et sa conduite ces dernières années montre qu’il est la quintessence du « leader serviteur », même dans les circonstances les plus précaires.

En mai 2019, dans son discours inaugural après avoir été élu président, Zelensky a fait allusion à l’importance pour les titulaires de fonctions politiques d’agir en tant que « leaders serviteurs ». Sous sa direction, il espère faire de l’Ukraine un pays où, selon ses termes :

Tout le monde est égal devant la loi et les règles du jeu sont honnêtes et transparentes et sont les mêmes pour tous. Et pour que cela se produise, les personnes qui veulent servir la nation doivent en prendre acte.

Si les dirigeants politiques font souvent des déclarations aussi nobles, il est rare qu’ils les mettent en pratique par leurs actions.

Lorsque Vladimir Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine, son intention était claire : renverser le gouvernement démocratiquement élu de Zelensky et établir un régime fantoche en faveur du Kremlin. Avec cet objectif en tête, l’armée russe a mis le cap sur Kiev, et Zelensky est immédiatement devenu « la cible n° 1 ».

Faisant preuve d’une force morale et d’un courage inébranlable, Zelensky a refusé de fuir Kiev. Alors que la violence se rapprochait de la capitale dans les jours qui ont suivi, et que la vie de Zelensky était menacée, le président américain Joe Biden a proposé de l’évacuer d’Ukraine. Rejetant l’offre, le président ukrainien a répondu par sa désormais célèbre phrase : « J’ai besoin de munitions, pas d’un taxi ».“

Volodymyr Zelensky s’adresse au Parlement européen à Bruxelles le 1?? mars 2022, depuis Kiev, où il est resté tout au long de l’invasion russe. (AP Photo/Virginia Mayo)

Se mettre en danger

La décision de Zelensky de rester à Kiev est à la fois exceptionnelle et profonde de sens. Il existe peu d’exemples récents d’élites politiques prêtes à se mettre personnellement en danger pour le bien collectif – Abraham Lincoln, Nelson Mandela et Mère Teresa sont quelques exemples de « leaders serviteurs » du passé. Sa décision en illustre l’esprit.

Zelensky a demandé aux Ukrainiens et aux Ukrainiennes d’affronter les envahisseurs et de défendre leur pays. Dans une ultime tentative de dissuader Poutine à la veille de l’invasion, il a déclaré : « Quand vous nous attaquerez, vous verrez nos visages, pas nos dos. »

À l’instar des « leaders serviteurs » qui mettent de côté leur propre intérêt afin de protéger les intérêts des personnes qu’ils servent, Zelensky est resté sur place pour participer à la résistance du pays. Il n’a rien demandé aux citoyens qu’il n’était pas déterminé à faire lui-même.

Certes, de nombreux Ukrainiens ordinaires ont répondu à l’appel pour défendre leur pays contre l’invasion de la superpuissance militaire. Leur héroïsme individuel et collectif ne doit pas être nié.

Mais pour que les citoyens soient déterminés à résister et à persévérer contre l’occupation russe, il est essentiel d’avoir un dirigeant politique qui se tient aux côtés du peuple, qui le sert en donnant l’exemple. Pendant les heures les plus sombres du pays, Zelensky s’est montré un homme du peuple, pour le peuple – pas seulement dans la rhétorique, mais surtout, dans l’action.

L’invasion russe de l’Ukraine se poursuit. Si le sort du président ukrainien reste incertain, une issue est claire : l’incarnation de Zelensky en tant que « leader serviteur » pendant cette période de crise signifie qu’il vivra en héros ou mourra en martyr. Il a montré au monde entier ce que signifie être un leader dont l’engagement premier est envers les citoyens qu’il sert.

Ajnesh Prasad, Canada Research Chair, Royal Roads University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Si les États membres mettent régulièrement en place des opérations militaires communes, la perspective d’une armée de l’UE demeure lointaine. Bumble Dee/Shutterstock

Delphine Deschaux-Dutard, Université Grenoble Alpes (UGA)

L’agression armée russe à l’encontre de l’Ukraine perpétrée depuis le 24 février 2022 est venue brutalement remettre en lumière la question de la défense européenne et de la capacité de l’UE à agir dans les crises qui éclatent dans son voisinage.

Les discussions sur la défense européenne ne datent pas d’hier. Dans le contexte actuel, il est important de remettre en perspective le rôle des crises sécuritaires dans sa construction historique. La tragédie qui se déroule actuellement en Ukraine ouvre une nouvelle fenêtre d’opportunité à saisir pour faire avancer ce chantier, devenu de plus en plus pressant ces dernières années, dans un monde où le multilatéralisme est de plus en plus fréquemment remis en question.

Une histoire longue de soixante-dix ans

Quand on examine l’histoire de la politique européenne de défense, dénommée Politique de Sécurité et de Défense Commine (PSDC) depuis le Traité de Lisbonne, il est frappant de constater combien les crises ont tendance à l’alimenter.

La toute première tentative de créer une communauté européenne de défense (CED) se produit lors de la guerre de Corée, entre 1950 et 1954, moment où les Américains se rendent compte qu’ils auront des besoins de troupes importants en Asie – et qu’il est donc nécessaire que la sécurité européenne soit davantage prise en charge par les Européens eux-mêmes.

En pratique, cela impliquait notamment la renaissance en Allemagne de l’Ouest d’une armée capable de venir renforcer le dispositif militaire occidental en Europe en pleine guerre froide. Un tel développement étant inenvisageable pour la France en particulier, celle-ci travailla avec l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg à l’élaboration d’un Traité visant à instituer une armée européenne qui intégrerait les unités militaires nationales du niveau de la division, sous la supervision d’un commissariat de neuf membres.

Le Traité prévoyait que les États membres puissent conserver leurs forces de souveraineté, ainsi que leurs forces spéciales. Cette armée européenne était envisagée dépourvue d’autonomie stratégique, puisque placée sous le commandement stratégique de l’OTAN, et plus précisément du commandement suprême des forces de l’OTAN en Europe (SACEUR). Mais on connaît le sort réservé à la CED : ratifié par les cinq autres membres, le Traité de Paris fut rejeté par l’Assemblée nationale française en août 1954, enterrant le chantier de la défense européenne jusqu’à la fin de la guerre froide et laissant à l’OTAN la prééminence sur le sujet de la sécurité du continent européen.

Il faut donc attendre le début des années 1990, dans le contexte de la guerre en Bosnie, pour voir resurgir le sujet de la défense européenne. En 1990-1991, la France et l’Allemagne multiplient les initiatives politiques conjointes, sous la forme de lettres à leurs partenaires européens notamment, pour relancer l’idée d’introduire la défense dans le cadre de la construction européenne.

Les tentatives européennes de règlement diplomatique de la crise en Bosnie montrent à nouveau combien cette question redevient importante, alors que Washington rechigne à s’engager et que la guerre revient aux frontières de l’UE. Une première avancée se produit ainsi avec le Traité de Maastricht qui, pour la première fois, dédie un titre complet – le Titre V) à la construction d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), y compris « la définition à terme d’une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune » (article J.4(1)).

Pour manifester leur détermination en ce sens, la France et l’Allemagne décident le 22 mai 1992, lors du sommet bilatéral de La Rochelle, de créer l’Eurocorps, corps d’armée multinational élargi à d’autres partenaires européens depuis, et déployé notamment dans le cadre des missions de formation militaire de l’UE au Mali (EUTM Mali) et en République centrafricaine (EUTM RCA).

Mais il faudra une autre crise, celle du Kosovo – véritable traumatisme pour les Européens qui se trouvent à nouveau impuissants à enrayer le confit armé qui y éclate et le nettoyage ethnique initié par Slobodan Milosevic – pour que la seconde puissance militaire européenne, le Royaume-Uni, franchisse le Rubicon en acceptant, lors du sommet franco-britannique de Saint-Malo dans la nuit des 3-4 décembre 1998, le principe d’une capacité de défense européenne autonome quand l’OTAN en tant que telle n’est pas engagée.

Si ce changement de cap de Londres est salué comme historique par ses partenaires européens, c’est parce qu’il permet d’ouvrir la voie au lancement, lors du sommet européen de Cologne en juin 1999 de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD), qui sera dotée d’institutions propres à Bruxelles par le Traité de Nice en 2001.

Les guerres des Balkans ont ainsi ouvert la voie à une révolution culturelle au sein de l’UE : en 2002, pour la première fois, des officiers en uniforme vont côtoyer ambassadeurs et fonctionnaires européens en prenant leurs quartiers au sein de l’état-major de l’UE et du Comité militaire de l’UE. Le volet institutionnel de la défense européenne est créé, et s’accompagne de la publication régulière d’objectifs capacitaires (headline goals) visant à inciter les États européens à réaliser un état des lieux de leurs capacités militaires afin de prévenir les futures menaces.

Accélération au début du XXI? siècle

C’est la crise suivante, consécutive aux attentats du 11 septembre 2001 et à leurs conséquences (guerre en Afghanistan, puis guerre en Irak à partir de 2003), qui conduit l’UE à se pencher sur le volet « réflexion stratégique » du chantier de la défense européenne.

Suite à la division des Européens lors de la guerre en Irak au printemps 2003, le Haut Représentant de l’époque, Javier Solana, décide de travailler avec les États membres sur une Stratégie Européenne de Sécurité, qui est adoptée par l’UE en décembre 2003. Les premières bases de la réflexion stratégique collective au niveau européen sont ainsi formalisées, même si le texte, qui vise à lister les menaces communes auxquelles l’UE fait face, demeure suffisamment consensuel pour permettre à chaque capitale de l’interpréter à sa guise.

L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et les forts remous dans les relations internationales pendant la décennie 2010 (Libye, Syrie, Mali, notamment) enclenchent une seconde réflexion stratégique européenne, matérialisée en juin 2016 par la publication de la Stratégie Globale de Sécurité de l’UE, destinée à renouveler l’approche de la Stratégie de 2003. Cette réflexion stratégique européenne se poursuit à travers les discussions autour de la boussole stratégique européenne lancées en 2020 et qui devraient être finalisées en mars 2022.

C’est également à une crise que l’UE doit les dernières avancées en matière de défense européenne : le Brexit. Avec le retrait du Royaume-Uni de l’UE, certains chantiers de la défense européenne jusque-là bloqués par Londres peuvent se débloquer : c’est le cas de la coopération structurée permanente, lancée en décembre 2017 et qui vise à permettre à des groupes d’État souhaitant coopérer davantage en matière de défense d’avancer sur des projets communs, ou encore de l’embryon d’état-major de planification d’opérations mis en place à Bruxelles en juin 2017 (le MPCC), qui a pour but de permettre à l’UE de planifier des missions militaires européennes non exécutives – du type des missions de formation militaire au Mali par exemple – sans avoir besoin de recourir aux états-majors de planification des États membres ou de l’OTAN.

Le détonateur ukrainien

Enfin, la crise actuelle en Ukraine offre aux Européens une nouvelle occasion de faire avancer la défense européenne.

Pour la première fois, l’UE va utiliser la Facilité européenne pour la paix lancée en 2021 pour financer l’envoi de matériel militaire, y compris d’armes létales, en Ukraine, en plus de la batterie de sanctions prises par les États européens de façon rapide et concertée depuis le 24 février 2022.

Le conflit actuel en Ukraine montre également une UE en première ligne diplomatiquement, et une OTAN un peu en retrait, même si c’est bien dans le cadre de l’Alliance atlantique que les États renforcent leur dispositif militaire pour faire face à un potentiel risque d’agression russe contre l’un des États d’Europe de l’Est membres de l’OTAN.

La crise ukrainienne constitue donc bien une occasion d’avancer sur la voie d’une défense européenne plus consistante. Pour autant, l’autonomie stratégique de l’UE est-elle à portée de main ?

Si l’urgence de la situation de guerre aux frontières de l’UE ces derniers jours est venue relancer un débat salutaire sur l’autonomie stratégique européenne, avec notamment une évolution importante de la posture allemande sur la livraison d’armes ou la volonté du chancelier Scholtz d’augmenter à 2 % la part du PIB allemand dédiée à la défense, ce bel élan sera-t-il soutenu dans la durée, une fois dissipé le brouillard de la guerre ?

Car une fois la crise ukrainienne réglée, il restera aux Européens à se pencher sur les questions épineuses qui jusqu’ici ont obéré leur capacité à édifier une réelle politique de défense collective : quel devrait être le positionnement de celle-ci vis-à-vis de l’OTAN ? Que signifie l’autonomie stratégique européenne ? Peut-on envisager une telle autonomie sans marché européen de défense ?

Les réponses à ces questions seront cruciales pour déterminer l’avenir de la défense européenne, de même que la volonté politique des États membres, une fois passé le choc de la guerre en Ukraine. Les Européens semblent bien être enfin sortis de leur torpeur stratégique, mais il faudra une forte volonté politique de la part de l’ensemble des États membres pour maintenir éveillée cette conscience stratégique collective émergente.

Delphine Deschaux-Dutard, Maître de conférences en science politique, Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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Le président du Conseil européen Charles Michel, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen donnent une conférence de presse sur l’opération militaire russe en Ukraine, au siège de l’OTAN à Bruxelles le 24 février 2022. John Thys/AFP

Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School

En enclenchant une offensive massive contre l’Ukraine le 24 février, la Russie à forcé le président Volodymyr Zelensky à décréter la loi martiale dans tout le pays. Surtout, Vladimir Poutine a placé les Occidentaux face à leurs responsabilités, puisqu’ils s’étaient engagés à adopter des sanctions très sévères contre Moscou en cas d’invasion de l’Ukraine.

Quelles pourraient être ces sanctions et à quelles conditions pourraient-elles se révéler efficaces ?

Enfin, le temps de la négociation sur la nature des sanctions ne sera pas celui de la guerre déclenchée par Moscou qui déjà bombarde Kiev : elles pourraient bien arriver après que la Russie réalise certains de ses objectifs initiaux, comprenant probablement a minima un changement de régime et une potentielle division du territoire sous une forme ou une autre.

Déjà huit ans de sanctions…

Rappelons que suite à l’annexion de la Crimée en 2014, Moscou avait déjà subi des sanctions économiques de la part de l’UE, mais aussi de la part des États-Unis et du Canada. Ces sanctions avaient notamment pris la forme d’un gel d’actifs et des mesures restrictives touchant 185 personnes et 48 entités.

Ces mesures combinées ont impacté l’économie de la Russie, notamment en exacerbant les défis macroéconomiques déjà présents dans ce pays-continent à l’économie majoritairement rentière ; mais elles n’ont pas pour autant permis le retour de la Crimée dans le giron ukrainien, ni freiné le déploiement de troupes aux frontières ukrainiennes au printemps 2021, ni empêché le déclenchement de l’offensive dont nous sommes aujourd’hui témoins.

Jusqu’où les Européens et les Américains sont-ils prêts à aller aujourd’hui face qui à un président russe qui a menacé de réagir « d’une façon que le monde n’a jamais connue », semblant sous-entendre une éventuelle utilisation de l’arme nucléaire, à l’encontre de quiconque se mettrait en travers de son chemin ? Voilà tout l’enjeu auquel les Occidentaux sont confrontés.

Le sujet Nord Stream II

La Russie est une économie majoritairement rentière et dépendante de ses ventes, notamment de gaz à l’UE. Aussi, la menace visant Nord Stream 2, le gazoduc exploité par Gazprom reliant la Russie à l’Europe par l’Allemagne, était un sujet particulièrement sensible pour Moscou. Mais pour l’Europe aussi : le gaz russe représente 40 % des importations de gaz de l’UE, et un peu plus de 20 % de sa consommation énergétique.

Du fait de cette dépendance européenne, la menace semblait peu crédible aux yeux de Moscou. Cependant, le 22 février, le chancelier allemand Olaf Scholz a annoncé la suspension du gazoduc.

C’est la première vraie sanction prise dans la crise actuelle. Il reste que la soutenabilité dans le temps de la suspension de Nord Stream II est une potentielle faille sur laquelle la Russie pourrait être tentée de parier. En effet, faute de fournisseur alternatif, l’UE devra piocher dans ses réserves de gaz mais ces dernières sont traditionnellement remplies pendant l’été. En outre, Nord Stream II a été cofinancé par OMV, Engie, Wintershall Dea, Uniper et Shell, soit des entreprises qui pourraient pâtir de la suspension du gazoduc.

Sanctions visant la Banque centrale russe

En parallèle de l’annonce allemande, les États-Unis préparent eux aussi des sanctions contre Moscou. Une première annonce, à chaud, visait les entreprises des « Républiques autoproclamées » de Donetsk et Lougansk. Seulement, ces régions, au cœur du conflit depuis maintenant huit ans, vivent surtout des trafics et de l’économie grise. Les zones sécessionnistes n’offrent de facto que peu ou pas de structures pouvant être sanctionnées.

En revanche, des sanctions visant la Banque centrale russe pourrait être envisagée, sanctions qui seraient à la fois crédibles, car engendrant peu de désagrément pour les États-Unis, et rapides à mettre en œuvre grâce à la numérisation du système financier mondial.

La Russie soutient le taux de change et la stabilité du rouble grâce aux réserves de change de la Banque centrale russe, estimées à plus de 600 milliards de dollars américains, majoritairement constituées d’écritures comptables électroniques. Une petite part de ces réserves de change est constituée de liquidités libellées en dollars et en euros (environ 12 milliards de dollars) et une autre partie est constituée d’or (environ 139 milliards de dollars). La Russie a entrepris depuis 2019 une « dédollarisation » de son économie au profit de l’or, mais la chute des cours des matières premières avait freiné cet élan. La Russie a aussi une partie de ses réserves de changes constituée d’obligations en renminbi.

Enfin, concernant les réserves de change constituées de titres et de dépôts libellés en dollars, en euros, et autres devises occidentales – ce qui représente environ les deux tiers des réserves –, il s’agit majoritairement d’écritures comptables électroniques pour beaucoup basées dans des banques centrales et commerciales occidentales. Ces réserves pourraient dès lors faire l’objet d’un gel ne laissant plus que l’usage de la valeur de récupération à Moscou. La Russie ne disposerait alors plus que de liquidités occidentales relativement restreintes, d’or difficile à vendre dans un temps contraint et d’obligations chinoises. Concernant les chaînes d’approvisionnement, il est fort probable que le fournisseur souhaite éviter le rouble et lui préférent d’autres devises, parmi lesquelles figurera certes le renminbi, mais parmi lesquelles les devises occidentales seraient aussi probablement bien placées.

L’annonce de ce type de sanction pourrait en outre générer un effet boule de neige, en poussant les Russes, entreprises comme citoyens, à aller retirer les quelque 268 milliards de dollars qu’ils détiennent en devises étrangères auprès de structures bancaires qui ne seront pas en mesure de fournir cette quantité de liquidités, pas plus que la Banque centrale ne le pourrait. Cette crise pourrait engendrer des troubles sociaux au sein d’une population déjà impactée par les récentes décisions du gouvernement, dont la réforme des retraites, et forcer la Russie à prendre des mesures financières drastiques.

Il est probable que cette hypothèse ait déjà été envisagée par la Russie qui a, courant janvier, augmenté ses actifs liquides détenus en devises étrangères de plus de 8 milliards de dollars. Néanmoins, la menace de cette sanction reste valide et crédible, car elle engendrerait de gros dommages dans un temps court, avec un impact raisonnable pour les Occidentaux.

Les entreprises du complexe militaro-industriel

Le complexe militaro-industriel pourrait aussi être frappé par les sanctions occidentales.

Ce secteur cher à Moscou, au moins comme vecteur de projection de puissance, reste fondamentalement lié aux importations de certaines technologies et aux exportations vers l’étranger. En cas d’embargo total sur les hautes technologies, il sera automatiquement impacté. Les répercussions seront néanmoins plus longues à se faire ressentir que celles des sanctions touchant la Banque centrale. Il faut aussi noter que cet embargo ne sera peut-être pas total. Les clients finaux restent libres de leurs choix en matière d’approvisionnement dans un secteur de plus en plus compétitif.

En conclusion, les sanctions qui seront appliquées à la Russie devront être crédibles, ce qui implique une faisabilité réelle. Le Kremlin connaît bien les forces et la faiblesse des Occidentaux et leurs réticences aux risques. La Russie ne modifiera son comportement que si elle estime que sa résilience et sa capacité à encaisser les sanctions sera outrepassée.

En cela, les sanctions mises en place depuis huit ans ont permis à Moscou, si besoin en était, de tester sa capacité de résistance et de résilience. En outre, la Russie, relativement isolée en 2014-2015, bénéficie aujourd’hui du soutien de la Chine. Pour Vladimir Poutine, la Chine est un partenaire de choix si son pays doit renforcer la réorientation de son économie.

Enfin, certains autres États pourraient vouloir tenter de tirer leur aiguille du jeu en venant se glisser dans les espaces laissés libres par les sanctions occidentales en devenant fournisseur et importateurs de produits russes. Quoi qu’il en soit, le président Poutine continuera sans doute d’estimer que la chute de l’URSS est « la plus grande catastrophe géopolitique du 20? siècle » : la vulnérabilité de la Russie à des sanctions touchant sa Banque centrale viennent de l’interconnexion de son système économique avec le reste du monde, notamment à travers la convertibilité du rouble – qui n’était pas possible pendant la période soviétique.

Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.