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Manifestation à Paris contre la “réforme” des retraites, septembre 2019. Au premier plan Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-ND

Réforme des retraites : les syndicats peuvent-ils reprendre la main ?

Manifestation à Paris contre la “réforme” des retraites, septembre 2019. Au premier plan Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-ND
Pierre Rouxel, Université Rennes 2

La réforme des retraites se présente comme le premier test social de grande envergure du second quinquennat d’Emmanuel Macron. Après plusieurs semaines d’attente, l’annonce officielle du contenu de la réforme, le 10 janvier, change finalement peu de choses : les lignes de fracture entre le gouvernement et les organisations syndicales sont plus importantes que jamais.

D’un côté, les différents ministres, Élisabeth Borne en tête, ont multiplié ces dernières semaines les interventions publiques pour justifier cette réforme comme un impératif budgétaire, tandis que les secondes ont répété à l’envie leur opposition à tout report de l’âge légal de départ à la retraite, finalement prévu à 64 ans à l'horizon 2030.

Dans ces conditions, les appels à la « mobilisation » des salariés se sont faits de plus en plus insistants, de premières journées d'action étant à prévoir dès la semaine du 16 janvier. Qu’attendre du conflit social qui s’annonce ?

Le recul de la grève

Au premier regard, les obstacles au déclenchement de grèves massives semblent importants. Les récentes mobilisations très médiatisées dans les raffineries ou à la SNCF ne doivent pas tromper : depuis les années 1970, la conflictualité gréviste s’est largement effondrée en France, notamment dans ses formes les plus dures et prolongées.

Si cette évolution est parfois attribuée à la frilosité des directions syndicales, elle s’explique aussi, et sans doute avant tout, par une diversité de facteurs socio-économiques : désindustrialisation, éclatement des collectifs de travail, tentatives managériales pour « domestiquer » les conflits du travail, augmentation de la précarité et de l’endettement des ménages, etc.

Au fil des années, le recours à la grève tend ainsi à se recentrer sur un noyau de plus en plus réduit de salariés, dans les services publics ou dans certains secteurs industriels, tandis qu’il se réduit à la portion congrue dans de larges fractions du monde du travail, notamment dans les métiers des services et dans les petites et moyennes entreprises. La dernière grande mobilisation interprofessionnelle de l’hiver 2019-2020, largement portée par les agents des transports publics, l’a bien mis en évidence.

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Les limites de l’implantation syndicale

Ce reflux de la grève est directement lié au recul de l’implantation des organisations syndicales. Même si leur présence ne constitue pas un prérequis, le rôle des syndicats dans le déclenchement et l’organisation des conflits du travail demeure central. Or, les transformations déjà mentionnées du travail et des entreprises, couplées aux réformes du « dialogue social », ont considérablement affaibli leur ancrage au sein du salariat.

Dans tout un ensemble de secteurs, la présence des syndicats est faible voire inexistante, cette situation étant souvent entretenue par des attitudes patronales hostiles à leur implantation. Ces constats sont bien sûr à nuancer : dans les grands établissements industriels par exemple, les syndicats demeurent bel et bien présents et connaissent même des formes de renouvellement de leurs effectifs militants.

Pancarte issue d'une série imaginée par la CGT Cadre UGICT (Ingé Cadres Tech) lors des manifestations du 10 décembre 2020 contre la réforme des retraites. UGICGT

Mais dans ces entreprises, les délégués syndicaux sont aussi de plus en plus souvent accaparés dans des instances de représentation et des réunions de négociation très techniques et chronophages. Si cette fonction de « professionnel du dialogue social » est loin de faire l’unanimité parmi les syndicalistes d’entreprise, elle a été largement promue par les réformes successives des relations professionnelles depuis deux décennies. Les ordonnances Macron de 2017 incarnent bien cette tendance, dans la mesure où elles ont eu pour effet de concentrer les responsabilités syndicales et de réduire le nombre de représentants du personnel.

Cette situation a contribué à fragiliser les liens quotidiens de ces représentants avec leurs collègues, ouvrant la voie à des mobilisations qui s’affranchissent du cadre syndical, comme récemment à la SNCF. Mais elle a aussi conduit à resserrer le spectre des interventions syndicales autour d’enjeux propres à un agenda social fixé par le droit et par l’employeur.

Des syndicats concurrencés

Dans ces conditions, les organisations syndicales rencontrent aujourd’hui des difficultés importantes pour relayer leurs revendications et pour mobiliser sur des causes générales comme les retraites. Même dans les secteurs et les entreprises les plus syndiqués, les relations que les délégués entretiennent avec leur organisation syndicale sont souvent ténues. Ailleurs, la distance avec le syndicalisme, ses mots d’ordre et ses modes d’action est plus grande encore.

C’est dans ce contexte de morcellement que la manifestation s’est imposée depuis trois décennies comme une pièce centrale du répertoire syndical. C’est aussi ce qui explique que d’autres acteurs collectifs aient émergé et soient venus ces dernières années concurrencer les syndicats dans le déclenchement et l’organisation de la conflictualité sociale. Les gilets jaunes en sont une belle incarnation. Mobilisant des franges des classes populaires très peu organisées par les syndicats (ouvriers des TPE/PME, employées des métiers du « care », personnes éloignées de l’emploi, etc.), ce mouvement social d’envergure s’est caractérisé, au moins initialement, par une méfiance vis-à-vis des organisations syndicales (par ailleurs réciproque) et par des registres d’action éloignés des leurs, avec des manifestations les week-ends et des occupations de ronds-points.

Un retour en force du conflit salarial

Est-ce à dire que les syndicats auraient d’ores et déjà perdu la partie ? Plusieurs éléments incitent à la prudence.

Tout d’abord, faire le constat des limites de la représentation syndicale et des difficultés pour mobiliser les salariés, bien réelles, ne doit pas aboutir à agiter l’antienne de la « fin des syndicats », régulièrement reprise depuis des décennies. Malgré son affaiblissement, le syndicalisme demeure un acteur incontournable de la conflictualité sociale, en atteste son rôle dans la plupart des grandes mobilisations des trente dernières années. Au moins pour le moment, le conflit qui s’ouvre réunit de surcroît – pour la première fois depuis 2010 – l’ensemble des organisations syndicales, déjà échaudées par la réforme de l’assurance-chômage et dont les militants rejettent massivement toute idée d’allongement de la durée du travail.

Ensuite, la période récente, marquée par un retour au premier plan du conflit salarial, constitue un terreau plutôt favorable aux organisations syndicales. Centré à ses débuts sur la question de la hausse des taxes du carburant, le mouvement des gilets jaunes s’est rapidement étendu à des revendications comme la revalorisation du smic et l’amélioration des conditions d’existence, au point d’être parfois envisagé comme un conflit du travail hors de la sphère professionnelle. Depuis 2021, la montée des prix s’est quant à elle accompagnée d’une recrudescence des grèves pour des hausses de salaires, notamment dans des secteurs réputés peu contestataires (grande distribution, agroalimentaire, etc.).

Si ces conflits ont eu jusqu’ici une dimension sectorielle et localisée, ils sont aussi susceptibles de favoriser la consolidation d’une « conscience salariale » et l’identification d’intérêts communs entre différentes fractions d’un monde du travail fragmenté ; une dynamique dont pourraient bénéficier les syndicats. Au-delà de la France, ces derniers connaissent d’ailleurs actuellement un regain d’influence inattendu dans d’autres pays européens, comme au Royaume-Uni où leur poids avait pourtant été largement restreint depuis les années Tchatcher.

Les retraites et l’enjeu de la repolitisation syndicale

Dans ce panorama, la réforme des retraites place les organisations syndicales sur une ligne de crête, en les enjoignant à relever un double défi d’ampleur. D’un côté, celui de tirer profit d’un cadre unitaire exceptionnel pour construire une mobilisation la plus large et la plus durable possible, en tenant compte du morcellement du monde du travail et en allant au-delà de journées d’action sans lendemains. De l’autre, celui de réinscrire le refus de la réforme, massif et indissociable parmi l’opinion d’une opposition générale à la politique gouvernementale, dans un projet plus large d’émancipation sociale.

Depuis plusieurs décennies, les syndicats français se sont attachés à ériger une démarcation toujours plus nette entre le champ politique et l’univers des relations professionnelles, pensé comme leur pré-carré exclusif. Force est de constater que cela n’a pas conduit à enrayer l’érosion de leur ancrage social et de leur crédit symbolique. Une des clés d’un succès des syndicats dans la bataille des retraites est donc aussi à chercher du côté de leur capacité à imaginer de nouvelles alliances et à esquisser les contours d’un projet de société alternatif avec d’autres forces sociales et politiques opposées au gouvernement, et notamment avec une coalition de gauche nouvellement renforcée à l’Assemblée Nationale.

Pierre Rouxel, Maître de conférences en science politique, Université Rennes 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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À moins de démontrer une autre capacité d'initiative et d'alliance, la gauche française traditionnelle restera dans les cordes en 2023. Johann Walter Bantz / Unsplash, CC BY-NC-ND

La gauche restera-t-elle dans les cordes en 2023 ?

À moins de démontrer une autre capacité d'initiative et d'alliance, la gauche française traditionnelle restera dans les cordes en 2023. Johann Walter Bantz / Unsplash, CC BY-NC-ND
Christophe Sente, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Le congrès du Parti socialiste français (PS) prévu le 10 janvier est particulièrement attendu. C'est non seulement l'avenir de son président qui est en débat, mais aussi celui de la Nupes. Tout comme en Italie, la gauche française est en difficulté et ce sont des forces libérales et conservatrices qui dominent le jeu.

Les difficultés que la gauche rencontre en France pourraient être analysées comme une succession de vicissitudes spécifiques à une famille politique. Il s'agirait d'une erreur de perspective. C’est à l’échelle de la démocratie représentative que se déploie la crise. Conformément à une étymologie grecque, le terme « crise » ne doit pas seulement suggérer une issue fatale. Il renvoie aussi à l’idée du choix et à l’importance de se distinguer.

Tous les partis sont confrontés à des enjeux nouveaux, sinon inédits. Les identités et les structures partisanes remontent le plus souvent au siècle dernier, quand ce n’est pas au précédent. Dès lors, une exigence de redéfinition et de restructuration rapides s’impose à ces associations pour assurer la représentation du corps social. En cas d’échec collectif du personnel politique, le retour d’une expression anarchique et chaotique de revendications peut déstabiliser les nations, comme c'est le cas dans certains pays d'Amérique latine. Elles renvoient alors celles-ci à un « état de nature 2.0 » défini par le règne de la loi du marché et de la violence des expressions individuelles qu’Internet ne suffit pas à canaliser.

Aux États-Unis, la recherche par les partis d’un  cours nouveau  est jusqu’à présent efficacement internalisée par les Républicains et les Démocrates. Le succès du renouvellement régulier de leurs orientations programmatiques et de leurs choix stratégiques assure une continuité à une alternance démocratique, et ce à l’échelle d’un continent.

La longueur d'avance des droites européennes

Le résultat est plus contrasté en Europe où, comme en France, cette recherche d’un cours nouveau revêt l’aspect d’une course à l’innovation, mortelle pour les plus faibles.

À l’intérieur de cette compétition, les formations rangées à droite de l’échiquier détiennent une longueur d’avance sur des gauches fragilisées par un attachement à des revendications historiques. L’Italie en offre une illustration plus claire encore que la France. Son actualité, de la fondation du mouvement Forza Italia jusqu’à la constitution du gouvernement de Georgia Meloni, est la démonstration de l’inventivité d’une droite qui survit à l’épuisement du conservatisme chrétien et à l’estompement du libéralisme thatchérien.

La première clé du succès des droites italiennes est une capacité de renouvellement des structures et des discours. Alors que la gauche n’en finit pas d’essayer d’installer le Partito Democratico dans une position dominante sur la base de stratégies unitaires hasardeuses, la droite a connu une prolifération de start-ups. De Berlusconi à Meloni, celles-ci en ont accrédité le statut d’alternative, en particulier après l’échec de figures technocratiques consensuelles telles que Mario Draghi.

La deuxième est la capacité d’attirer un électorat populaire à partir de promesses sociales et régionalistes, éventuellement augmentées par une posture critique à l’égard de l’État-nation ou de l’Union européenne sur la question de l’immigration. L’actualité de 2022 montre que c’est un mouvement issu, comme en France, d’une rénovation de l’extrême-droite qui a réussi à capter une part importante de l’électorat populaire. Elle révèle également que cette représentation, un temps assurée par Berlusconi et Salvini, est sans doute fragile.

La troisième est une capacité à participer à ou à construire des coalitions. Elles peuvent être des associations pragmatiques incluant des partis aux orientations contradictoires (gouvernements de Draghi, Conte ou Letta) ou le produit du rassemblement d’une droite plurielle (gouvernement actuel).

Les convulsions de la gauche française

Le prisme italien permet de faire émerger les fondamentaux la situation française. D'abord, comme en Italie, l’aggiornamento de la gauche française n’a pas dépassé le stade d’une réforme fragile des organisations. La création d’un cartel qui a survécu au cap des élections législatives, la Nupes, constitue une innovation qui a contribué à rendre une visibilité à la gauche. Elle n’en assure pas plus l’unité que l’Olivier hier en Italie.

D’une part, la Nupes, dont l’avenir est l’un des enjeux du congrès du PS en janvier 2023, ne regroupe ni toute la gauche radicale ni les forces socialistes favorables à Emmanuel Macron. D’autre part, ses composantes ne s’entendent pas sur la portée de leur alliance, en particulier sur les questions internationales. Enfin, la France Insoumise (LFI) est partagée sur ses orientations et il n’est pas certain que l’éviction de personnalités dirigeantes en décembre dernier ait clarifié le choix entre au moins deux options. La première est une tentative de rassemblement d’un peuple national sur la base d’un programme laïc, social et républicain. La seconde , un pari sur « l’intersectionnalité des luttes » et la représentation des groupes susceptibles de s’estimer discriminés ou oppressés au sein de la société contemporaine.

Autre difficulté majeure pour la gauche française : la Nupes est loin d’avoir regagné le vote des classes populaires progressivement perdu par le Parti socialiste et capté par le Rassemblement national.

Enfin, et c’est là le plus important, les partis de gauche rassemblés par la Nupes sont incapables d’un dialogue constructif avec le gouvernement d’Elisabeth Borne. Un rapprochement est peu crédible tant que PS et LFI conserveront une posture idéologique sur le dossier des retraites et que le gouvernement ne donnera pas à sa politique européenne une coloration plus sociale. Il pourrait par exemple afficher un soutien massif au secteur de l’économie sociale et solidaire dont l’UE fait désormais un axe de sa politique industrielle. Faute d’un tel dialogue, les partis de la Nupes risquent de demeurer prisonniers des limites d’un capital électoral modeste. Celui-ci ne leur permet d’exister que dans les médias ou au Parlement, dans le cadre de convergences ad hoc avec le Rassemblement national à l’occasion de votes de censure.

Autrement dit, en France comme en Italie, les forces de droite sont maîtresses du jeu.

2023 : changement ou continuité ?

Si l’avantage est détenu par les partis de droite, leur position n'est pas encore consolidée. Ils n'ont encore réussi ni à fidéliser un électorat, ni à adopter un programme qui leur assure une identité stable à une échelle nationale ou européenne. Ce laboratoire du renouvellement des droites qu'est l'Italie rend aussi compte de l'instabilité des solutions élaborées : celles-ci oscillent entre conservatisme culturel, libéralisme et défense d'un projet social national.

Un remontée de la gauche serait-elle alors envisageable en 2023 ?

Pour ce qui est de la France, les partis politiques de gauche sont généralement apparus plus capables de convulsions que d’innovations majeures en 2022. À moins de démontrer une autre capacité d'initiative et d'alliance, la gauche française traditionnelle incarnée par le PS, le mouvement écologiste et même la France Insoumise restera dans les cordes en 2023. Elle ne pourra occuper que l'espace que lui laisseront à droite, Eric Ciotti et Jordan Bardella et, au centre, Emmanuel Macron, voire Edouard Philippe.

Christophe Sente, Chercheur en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Machine à l'essai, vote électronique, premier tour de la présidentielle, 2007. François et fier de l'Être/Wikimedia, CC BY

Le vote par Internet, une solution pour faire face à l’abstention en France ?

Machine à l'essai, vote électronique, premier tour de la présidentielle, 2007. François et fier de l'Être/Wikimedia, CC BY
Marie Neihouser, Institut catholique de Lille (ICL); Felix-Christopher von Nostitz, Institut catholique de Lille (ICL); Giulia Sandri, Institut catholique de Lille (ICL) et Tristan Haute, Université de Lille

Le vote en ligne est souvent évoqué ces dernières années comme une solution pour lutter contre la hausse de l’abstention. Emmanuel Macron avait par exemple prévu dans son programme de 2017 de « généraliser le vote électronique d’ici 2022 ». Si la promesse n’a pas été tenue, le contexte de crise sanitaire et la distanciation sociale généralisée qui s’en est suivie tout autant que l’abstention massive de ces dernières années (26 % d’abstention au premier tour de l’élection présidentielle de 2022), ont amené de nombreuses personnalités politiques à se prononcer en faveur du vote en ligne. Pour autant, en France, où se rendre au bureau de vote reste un rituel républicain,on peut penser que le vote en ligne serait accueilli plus difficilement par les citoyens que dans certains autres pays.

Les premiers résultats de notre enquête post-électorale dans le cadre People 2022 nous permettent d’éclairer ce débat.

Une pratique encore balbutiante aux avantages et aux inconvénients multiples

Le vote en ligne, vote numérique ou vote par Internet est un dispositif permettant de participer à l’acte électoral par Internet et sans forcément se rendre dans un bureau de vote. Il se distingue du vote électronique qui englobe aussi les machines à voter installées dans des bureaux de vote. S’il n’a jamais été utilisé lors de la présidentielle en France, le vote en ligne est cependant déjà présent dans notre pays, que l’on pense aux élections intra-partisanes, aux processus de primaires, aux élections professionnelles, ou encore au vote des Français de l’étranger lors des dernières élections législatives et consulaires.

Le vote en ligne est souvent présenté par ses promoteurs comme un moyen permettant de lutter contre l’abstention en favorisant la participation de groupes traditionnellement éloignés des urnes (les jeunes par exemple) ou ayant des difficultés à s’y rendre (Français de l’étranger, personnes en situation de handicap, etc.). Il est aussi loué par certains pour sa capacité à alléger les coûts d’organisation des scrutins (suppression des bureaux de vote, accélération de la durée des dépouillements, etc.).

Pourtant, dans une démocratie représentative, l’acte électoral doit remplir différentes conditions, en termes de normes démocratiques d’une part, et d’aspects techniques d’autre part. À ce dernier titre, la sécurité du scrutin et son processus de vérification doivent être assurés, tout comme la gestion et l’hébergement des données ou encore leur contrôle.

C’est d’ailleurs en raison de vulnérabilités légales et techniques que différents pays l’ont abandonné (Pays-Bas) ou ont exclu d’y recourir (Grande-Bretagne).

Néanmoins, en Europe, l’Estonie et la Suisse y ont régulièrement recours. En Estonie, si ce type de vote est utilisé par une population de plus en plus diversifiée et permet de mobiliser certains électeurs relativement éloignés des urnes, ses effets en termes de participation globale restent toutefois négligeables – les votants en ligne étant bien souvent des votants hors ligne. Un élément intéressant est cependant à ajouter : si les diverses études reviennent sur l’importance des compétences informatiques dont doit disposer la population à laquelle le vote numérique est proposé, un effet d’habitude semble opérer dans l’adoption du vote en ligne. En d’autres termes, une fois que les individus commencent à voter en ligne, ils n’abandonnent plus cette pratique.

De fortes inquiétudes sur la sécurité

Nous avons interrogé un échantillon représentatif de la population française inscrite sur les listes électorales lors de l’élection présidentielle de ce printemps à propos du vote en ligne. 60 % des interrogés se déclarent tout à fait ou plutôt d’accord avec la possibilité de mettre en place un tel mécanisme en France à l’occasion des élections et seuls 30,7 % sont en désaccord. Les mêmes proportions de citoyens déclarent qu’ils utiliseraient (60,4 %) ou non (30,9 %) ce mécanisme s’il était disponible pour voter à l’élection présidentielle, les réponses aux deux questions étant très corrélées.

Les raisons de l’adhésion ou du rejet du vote en ligne sont variées. Néanmoins, on constate que certaines sont bien plus souvent avancées que d’autres. La figure ci-dessous détaille les raisons pour lesquelles les individus seraient prêts à adopter (ou pas) le vote en ligne.

Figure. Raisons pour lesquelles les individus utiliseraient ou n’utiliseraient pas le vote en ligne s’il était disponible à l’élection présidentielle. Briatte François, Farvaque Étienne, Haute Tristan, Neihouser Marie, von Nostitz Felix-Christopher, Sandri Giulia (2022), Enquête post-électorale en ligne People 2022, ESPOL/CERAPS/LEM, septembre 2022, Version 1.0, Fourni par l'auteur

Parmi celles et ceux qui se déclarent prêts à utiliser le vote en ligne lors de l’élection présidentielle s’il leur est proposé, le fait de beaucoup utiliser Internet dans la vie quotidienne (45,9 %) et le fait que le vote en ligne prenne moins de temps (46,4 %) et soit plus confortable (42,3 %) que de se rendre dans un bureau de vote sont les raisons principalement avancées. En d’autres termes, c’est l’importance de l’habitude (de se rendre en ligne pour différentes démarches dans la vie quotidienne, pas nécessairement liées au vote) et l’abaissement du coût du vote (en termes de temps et de déplacement) qui semblent être les arguments principaux des utilisateurs potentiels du vote en ligne.

Celles et ceux déclarant, en revanche, qu’ils n’utiliseraient pas le vote en ligne s’il était disponible lors de la présidentielle avancent principalement que ce dernier est moins sûr que le vote dans un bureau (60,7 %). Dans une proportion moins importante, on retrouve le fait de n’avoir jamais utilisé Internet pour voter auparavant (20,7 %). En d’autres termes, la sécurité du scrutin et, dans une moindre mesure, le caractère inhabituel du vote en ligne sont les deux arguments principaux de celles et ceux qui ne l’adopteraient pas.

Une question reste cependant posée : qui sont celles et ceux qui se disent prêts à utiliser le vote en ligne ? Ce dispositif permettrait-il de mobiliser des groupes sociaux à l’heure actuelle éloignés des urnes ?

Les utilisateurs potentiels du vote en ligne : des électeurs comme les autres ?

Nous avons estimé le profil social et politique des répondants à l’enquête qui ont déclaré recourir probablement au vote en ligne s’il était disponible lors de l’élection présidentielle. On constate tout d’abord que les différences d’utilisation selon l’âge et le genre sont très réduites et non significatives si on prend en compte d’autres variables : en d’autres termes, les plus jeunes ne se saisiraient pas davantage que leurs aînés du vote en ligne, si on excepte peut-être les électeurs les plus âgés qui sont aussi plus indécis.

On constate ensuite que la probabilité de recourir au vote en ligne, comme celle de recourir au vote par correspondance aux États-Unis ou au vote par procuration en France, croît avec le niveau de diplôme : seuls 57,2 % des personnes ayant un diplôme inférieur au baccalauréat déclarent qu’il est probable qu’elles recourent au vote en ligne contre 72,4 % des personnes ayant un niveau de diplôme supérieur ou équivalent à bac +5.

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L’intérêt pour la politique semble d’ailleurs lui aussi corrélé à la probabilité d’utiliser le vote par Internet puisque 47,2 % de celles et ceux qui se disent « pas du tout intéressés » par la politique utiliseraient le vote en ligne s’il était disponible contre 65,4 % de celles et ceux se disant beaucoup intéressés par la politique, un écart qui traduit en partie une importante propension des moins intéressés par la politique à ne pas se prononcer. Dès lors, le vote en ligne, même s’il abaisse le coût de la participation, est bien plus envisagés parmi les individus déjà intéressés par la politique.

Différents niveaux de confiance

Parallèlement, on remarque que les électeurs d’Emmanuel Macron au premier tour du scrutin présidentiel utiliseraient le plus le vote en ligne (68,2 %) que ceux de Marine Le Pen (61,5 %), de Jean-Luc Mélenchon (58,5 %) et surtout d’Éric Zemmour (45,8 %). Ces différences s’expliquent sans doute par des niveaux de confiance dans le fonctionnement des institutions politiques très différents : la vulnérabilité du vote en ligne étant l’argument principal de celles et ceux qui n’envisagent pas d’y recourir, on peut faire l’hypothèse que cette incertitude sur sa sécurité traduit un niveau de confiance plus faible dans le fonctionnement actuel des institutions politiques.

Pour terminer, un élément est toutefois à souligner : le fait d’avoir voté ou de s’être abstenu lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 ne semble pas avoir d’influence sur le fait d’être prêt à adopter le vote en ligne. D’un côté cela montre que l’abstention, même à un scrutin de forte intensité, ne s’explique pas uniquement par une incapacité à se rendre au bureau de vote, mais répond aussi à des logiques sociales et politiques.

D’un autre côté, cela montre que certains abstentionnistes pourraient se mobiliser dans les urnes par l’intermédiaire du vote en ligne, mais il s’agirait avant tout des plus prédisposés à participer (diplômés du supérieur, intéressés par la politique, confiants dans le fonctionnement des institutions politiques).

Trois facteurs clefs

Confirmant largement les résultats déjà obtenus dans les travaux menés à l’étranger, ces premiers résultats montrent que trois facteurs semblent particulièrement prégnants dans la propension à envisager ou non recourir au vote en ligne s’il est disponible : l’habitude, la sécurité du dispositif et les caractéristiques des individus.

Ainsi, celles et ceux qui sont plus habitués à utiliser Internet dans leur vie quotidienne ou pour des démarches administratives sont plus enclins à être favorables au vote en ligne quand celles et ceux qui n’y sont pas favorables mettent en avant le fait qu’ils n’aient jamais utilisé Internet pour voter.

La sécurité est toutefois le principal argument de celles et ceux qui n’envisagent pas de voter en ligne. La confiance (dans le système politique, dans les infrastructures techniques ou dans l’organisation du scrutin plus que dans ses propres compétences informatiques) reste de première importance en matière d’adoption du vote en ligne. Et force est de constater que sur ce point, des progrès sont encore à réaliser. Il suffit de se remémorer les cafouillages survenus lors du vote (en ligne) des français de l’étranger à l’occasion des élections législatives de 2022.

Enfin, comme dans la littérature, on constate qu’en fonction de leur niveau d’étude ou de leur niveau d’intérêt pour la politique, les individus semblent proportionnellement plus ou moins enclins à adopter ou non le vote en ligne. Non seulement les progrès en termes de participation dans les pays ayant déjà implémenté le vote en ligne sont assez marginaux, mais le vote en ligne ne semble pas en mesure de réduire les inégalités sociales de participation électorale qui font craindre à de nombreux chercheurs qu’une majorité sociale ne devienne une minorité électorale.

Marie Neihouser, Chercheuse en science politique, Université de Toulouse, chercheuse associée à ESPOL-Lab, Institut catholique de Lille (ICL); Felix-Christopher von Nostitz, Research and Teaching Assistant in Political Science, Institut catholique de Lille (ICL); Giulia Sandri, Professeur en science politique, ESPOL, Université Catholique de Lille, Institut catholique de Lille (ICL) et Tristan Haute, Maître de conférences, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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À la recherche des classes moyennes : une chasse aux fantômes ?

L’appartenance à la classe moyenne est un élément-clé de la vision du monde de la plupart des citoyens, malgré de grandes différences de revenus, de conditions de vie et de travail. Shutterstock
Jan Spurk, Université Paris Cité

La « classe moyenne » fait partie des notions les plus utilisées et les plus floues dans les discours politiques et sociaux. À l’image d’une moyenne mathématique, « moyen » pourrait indiquer que cette « classe » représente ce qui est considéré comme normal.

On peut, bien sûr, statistiquement construire une tranche de revenus moyens autour du salaire moyen (en France, 2 340 euros net par mois en 2022), sans rendre compte des multiples différences, par exemple entre hommes et femmes. La « classe moyenne » ne se réduit cependant pas à une tranche de revenus. Bien plus importante que ces aspects financiers est l’identification répandue avec la « classe moyenne ».

Environ la moitié des Français se considère comme membres de la classe moyenne, comme l’enquête menée par Jérôme Fourquet et son équipe, le montrent.

La masse que l’on appelle et qui s’appelle elle-même la « classe moyenne » s’est constituée grâce à sa mobilisation pour le projet du capitalisme néolibéral, c’est-à-dire pour le bien-être et la reconnaissance par le consumérisme, la réussite professionnelle, la concurrence et la compétitivité, etc. qui, de ce fait, est devenu un véritable « capitalisme populaire ». Margaret Thatcher, premier ministre britannique et libérale convaincue l’a résumé ainsi :

« Le capitalisme populaire n’est rien d’autre qu’une croisade destinée à permettre au plus grand nombre de participer de plein droit à la vie économique de la nation. »

Une vieille idée

L’idée d’une société capitaliste « nivelée au milieu » est ancienne. Elle est vivement discutée dans les sciences sociales aux États-Unis depuis les années 1940. Le politologue américain James Burnham a particulièrement influencé ce débat et ses reprises en Europe.

Néanmoins, c’est surtout en Allemagne et sous la plume du sociologue allemand Helmut Schelsky que la conception de la « Nivellierten Mittelstandsgesellschaft », la société nivelée de la classe moyenne, a eu une énorme influence scientifique et politique.

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Schelsky (qui avait, par ailleurs un passé nazi) appuie son analyse non seulement sur l’atomisation du mouvement ouvrier par le nazisme mais également sur le fait que sous le nazisme, la bourgeoisie a laissé les décisions politiques à l’appareil de l’État nazi. Ce développement s’inscrit, selon lui, dans une tendance générale vers des « sociétés industrielles bureaucratiques », comme Burnham l’avait déjà proclamé. La mobilité ascendante et descendante que connaissent désormais les sociétés, par exemple grâce au système scolaire et aux carrières professionnelles, a pour résultat, entre autres, « le développement du même comportement social et du même statut social : une classe sociale socialement instable, nivelée, petite-bourgeoise-classe moyenne ».

Le sociologue austro-américain Peter Drucker décrit cette société comme une société nivelée grâce à sa confiance d’être sur le chemin vers une classe moyenne généralisée au-delà de la tension entre les classes supérieures et inférieures. C’est pour cette raison que les théoriciens peuvent constater non seulement un nivellement du statut économique et politique mais surtout l’uniformisation des comportements sociaux et culturels ainsi que du mode de vie. Ceci est le résultat du nivellement de la consommation tout comme de la production de masse industrielle et médiatique qui produisent le sentiment et la volonté d’être inclus dans cette société.

Disparition des antagonismes de classe ?

Les auteurs qui traitent de la classe moyenne y voient la disparition des antagonismes de classe surtout grâce à l’ascension des ouvriers et des employés à la couche sociale supérieure mais aussi grâce au remplacement des propriétaires privés par des gestionnaires et managers. Ce processus entraînerait un changement qualitatif du capitalisme vers une société sans classes sociales. Les contradictions du capitalisme trouvent ainsi une (voie de) solution interne. Le capitalisme serait donc indépassable ; il n’y aurait pas de raison de vouloir le dépasser.

Les mêmes phénomènes ont fait l’objet des critiques par exemple du sociologue américain C.Wright Mills, de l’École de Francfort et de beaucoup d’autres auteurs qui y voient la victoire (peut-être définitive) du capitalisme qu’il déplorent car le capitalisme n’est pas ce qu’il prétend être : libre, raisonnable, relativement « nivelé » et juste. C. Wright Mills avait déjà dans les années 1940 et 1950 analysé dans une perspective critique aux États-Unis, cette « classe moyenne » américaine, constituée par sa mobilisation pour le capitalisme de son époque, une mobilisation qui donne aux États-Unis une véritable stabilité sociale et politique.

Georges Perec a décrit, mieux que beaucoup de sociologues, le vécu du début de ce processus dans la France des années 1960 dans son roman « Les Choses ». Un résultat de ce processus est une véritable massification sociale, culturelle, idéologique et politique portée par l’industrie culturelle.

Luttes des places

Cette massification cache pourtant de plus en plus mal la polarisation sociale réelle, par exemple le fait bien connu de la polarisation entre les plus riches, qui deviennent toujours plus riches, et les pauvres, qui s’appauvrissent de plus en plus. Néanmoins, l’identification avec « la classe moyenne » persiste. Ces acteurs se situent dans la société telle qu’elle est et selon des critères établis, sans pour autant pouvoir se situer positivement : ni riche ni pauvre.

Ils se livrent à de véritables « luttes des places » au sein de cette société, des luttes pour leur intégration souvent appelée « démocratisation », par exemple de la consommation, de la culture ou du mode de vie. La démocratisation signifierait cependant que le « demos » (le peuple) maîtrise l’objet de son action, qu’il a le pouvoir de le développer selon sa volonté et ses désirs, mais c’est le contraire qui est le cas. Le pouvoir s’est déplacé vers des élites fonctionnelles, la gouvernance, de plus en plus déracinées et coupées du reste de la société (le FMI, la Banque Mondiale, les institutions de la Communauté européenne, etc.).

Cette tendance n’est pas récente. Le sociologue Christopher Lasch l’a déjà analysée aux États-Unis dans les années 1970. La rationalité et la fonctionnalité selon les critères de la logique marchande dominent et les sujets doivent s’y soumettre, qu’ils le veuillent ou non. Non seulement la devise qui y règne est « marche ou crève » ; il y règne également la concurrence omniprésente qui produit les « gagnants » et les « perdants » de la compétition (selon les termes désormais habituels) et qui radicalise l’individualisation.

En revanche, il n’y a pas de place pour tous dans le projet d’une « société de la classe moyenne ». Ce projet produit nécessairement des « surnuméraires », pour reprendre l’expression du sociologue français Robert Castel, qui n’ont qu’une très faible visibilité et pas de reconnaissance sociale. C’est pour cette raison que la grande masse de cette « classe moyenne » oscille sur le plan politique, d’un côté, entre la rancœur et la haine des autres considérés comme les coupables de l’impossibilité de leur intégration dans la société. Ce phénomène n’est pas récent. Robert Castel l’a analysé dans le contexte du néolibéralisme. De l’autre côté, il émerge sporadiquement des révoltes qui expriment des demandes de reconnaissance, comme les « gilets jaunes » par exemple et, enfin, très souvent, c’est la résignation du « plus rien à faire, plus rien à foutre » qui prend le dessus.

Une nouvelle classe écologique ?

Nous avons vu que l’identification avec « la classe moyenne » correspond à un projet de société pour lequel les « cols blancs » (Mills) se mobilisent. Bruno Latour et Nikolaj Schultz ont ébauché la possibilité et, selon eux, la nécessité de « la nouvelle classe écologique » comme noyau d’un nouveau projet de société qui ferait émerger la société « post crise écologique ».

L’idée que cette classe pourrait remplacer la « classe moyenne » comme noyau de la société à venir est séduisante. Il reste néanmoins la question de savoir quel mouvement social pourrait dépasser la dépolitisation, pour quelles raisons elle mènerait à la constitution de cette nouvelle classe et, enfin, si cette classe permettrait aux citoyens de maîtriser les forces sociales et de développer la société selon leur conception d’un avenir meilleur.

Jan Spurk, Professeur de sociologie, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.