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Loi sur les influenceurs : des enjeux qui vont au-delà de l'influence commerciale

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Stéphanie Lukasik, Aix-Marseille Université (AMU)

Certains, parmi les « stars » du secteur, comptent plusieurs millions d’abonnés. D’après une étude de l’agence Reech, spécialisée en marketing d’influence, un tiers des Français déclarent suivre en ligne ces créateurs de contenus, connus sous le nom d’« influenceuses » et « influenceurs ». La consultation de leurs posts sur les réseaux socionumériques constitue une routine quotidienne de navigation pour nombre d’usagers. D’après cette même étude, 63 % des 18-25 ans se disent « followers » de comptes d’influenceurs.

Ces derniers seraient aujourd’hui 150 000 en France.

Leur évident pouvoir de prescription et les dérives possibles qui en découlent inquiètent ; elles ont parfois été dénoncées de manière virulente, notamment par le rappeur Booba.

Il faut dire que ces créateurs de contenus constituent une nouvelle concurrence à la fois pour la publicité, la communication mais aussi pour l’information – dans son nouveau rapport « Digital News 2023 », Reuters explique comment la diffusion de l’information passe désormais par les influenceurs, en lieu et place des journalistes.

C’est dans ce contexte que le législateur a souhaité se saisir du sujet. Mais la loi n° 2023-451 du 9 juin 2023, visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, ne prend pas la mesure du problème.

Lutter contre les dérives du placement de produit

En effet, elle se réduit à l’influence commerciale, comme on le comprend à la lecture des deux premiers titres du texte, respectivement intitulés « de la nature de l’activité d’influence commerciale par voie électronique et des obligations afférentes à son exercice » et « de la régulation des contenus publiés par les personnes exerçant l’activité d’influence commerciale par voie électronique et des actions de sensibilisation des jeunes publics ».

La loi vise à encadrer les individus qui ont fait de leur influence commerciale sur les réseaux socionumériques de véritables sources de revenus. Son objectif est avant tout de lutter contre les dérives dans la pratique du placement de produit.

La diversité et l’ampleur de l’influence socionumérique ne sont pas prises en compte alors que tous les influenceurs n’exercent pas cette activité de la même manière.

L’influence socionumérique regroupe en réalité une activité partagée entre création de contenu (production numérique sur un ou des domaines d’intérêt) et placement de produit (mise en avant d’un produit commercial dans un contenu en échange d’une rémunération).

Deux types d’influenceurs bien distincts sont à observer : ceux, qui à partir de leurs placements de produits vont créer du contenu, et, ceux qui créent du contenu sur un ou des domaines précis et ensuite peuvent faire du placement de produit.

Les influenceurs sont devenus de véritables médias individualisés

Par ailleurs, l’horizontalité dans la diffusion des contenus des influenceurs est primordiale dans la compréhension de l’influence.

Cette horizontalité est propre a? la re?ception contemporaine de l’information, qui n’a plus une source principale clairement identifiable : le re?cepteur ne suit plus seulement l’information sélectionnée par un média professionnel, le récepteur est devenu usager-re?cepteur. C’est lui qui est a? l’origine de son usage et de sa re?ception.

Désormais, il n’a plus qu’a? consulter ses re?seaux socionume?riques pour acce?der aux contenus auxquels il s’est lui-même abonne? – chacun disposant d’un fil d’actualités personnalisé.

Cette personnalisation est amplifiée par les algorithmes prédictifs qui suggèrent du contenu à partir des choix initiaux et créent des bulles de filtre.

Cette nouvelle réception de l’information brouille les frontières entre professionnels et usagers-récepteurs dans la production et la diffusion de contenus. Les créateurs de contenus/influenceurs sont devenus de véritables médias individualisés.

Les usagers-re?cepteurs s’abonnent a? ces cre?ateurs de contenus parce qu’ils partagent un sujet d’intérêt commun avec eux. Cette affinité par ressemblance permet la constitution des communautés des influenceurs.

Sentiment de proximité et illusion de spontanéité

Le sentiment d’appartenance à un groupe suscite une impression de proximité chez les usagers-récepteurs. Les abonnés suivent aussi un influenceur pour ce qu’ils perçoivent de sa personne. Ils s’y sont attachés, lui font confiance, s’identifient.

À partir de cet intérêt commun, l’influenceur va pouvoir créer une illusion de relation et de spontanéité avec sa communauté. Les abonnés sont appelés à interagir, des suggestions de contenus leur sont parfois demandées. Les publics ainsi intégrés participent à la viralité des contenus proposés par les influenceurs.

La diffusion verticale des contenus professionnels aux consommateurs a été remplacée par une diffusion horizontale en deux temps (des contenus professionnels et des contenus non professionnels aux usagers-récepteurs, puis des usagers-récepteurs à leurs groupes d’appartenance).

Avec les réseaux socionumériques, les usagers ne sont plus uniquement des consommateurs, ils sont devenus des acteurs qui, par leurs interactions, vont créer de la visibilité pour les contenus des influenceurs et à leur tour vont influencer d’autres usagers-récepteurs. Ce sont d’ailleurs ces interactions qui créent le plus de viralité.

Capture d’écran du compte Instagram de Marie Lopez, alias EnjoyPhoenix, du 19 juillet 2023.

Prenons l’exemple d’EnjoyPhoenix, alias Marie Lopez, influenceuse star qui compte plusieurs millions d’abonnés sur divers canaux. Pour un seul de ses posts Instagram (1er temps de l’influence), on peut observer que l’influence est démultipliée par les interactions des publics (2e temps de l’influence) comme on peut le voir avec les 106 926 likes et 695 commentaires suscités par le post ci-dessus.

La loi met de côté l’importance de la dépendance des influenceurs aux publics. Elle est en effet calquée sur des logiques antérieures de consommation, basées sur le modèle vertical. Or, avec les réseaux socionumériques, il ne s’agit plus d’une logique verticale unidirectionnelle, mais horizontale omnidirectionnelle : les usagers-récepteurs ont le pouvoir d’interagir avec les contenus et de les rendre visibles auprès d’autres usagers-récepteurs. C’est le pilier sur lequel repose l’influence socionumérique comme le montrent nos résultats scientifiques.

Contenus retouchés et désinformation

L’influence socionumérique est à considérer dans sa globalité et ne doit pas se limiter à l’influence commerciale du marketing d’influence. D’autres contenus des influenceurs sont hautement problématiques pour les publics, notamment pour les plus jeunes.

À titre d’exemple, la promotion des actes a? visée esthétique a beau être interdite dans le cadre de la régulation de l’influence commerciale, il n’empêche que cette interdiction demeure insuffisante. Les photos retouchées, même si elles sont mentionnées en tant que telles, comme le veut cette loi, produisent des effets de dysmorphisme sur les publics.

Les adolescentes et adolescents se retrouvent particulièrement exposés au risque de développer ce trouble de perception de l’apparence.

À force de visionner des contenus retouchés, filtrés, montrant des corps qui n’existent pas dans la réalité, ils peuvent développer une vision erronée de leur propre corps et adopter des comportements dangereux pour la santé dans le but de le transformer. Cette exposition peut aussi provoquer un sentiment de mal-être et de dépression.

Tout aussi inquiétant, on voit apparaître chaque jour de nouveaux contenus d’influenceurs diffusant de la mésinformation, de la désinformation, de l’incitation à la haine ou encore de l’idéologie déguisée, pouvant aboutir à des dérives ayant de graves conséquences pour les publics.

Autre problème que la loi n’aborde pas, celui de la pornographie verbale dans la création de contenus grand public. Il s’agit de parler explicitement de sexualité dans le but d’inciter à la consultation de contenus audiovisuels pornographiques payants qui peuvent mener à l’exploitation sexuelle.

Une loi qui réduit les usagers au rôle de consommateurs

Les influenceurs sont tour à tour des médias individualisés et des leaders d’opinion dépendants de leurs communautés. Prendre la juste mesure de ce fonctionnement implique de développer une éthique et une déontologie de l’influence socionumérique. Les placements de produits à l’instar des publicités dans les médias ne font qu’accompagner la création de contenus.

Cette loi réduit les usagers au rôle de consommateurs alors que ce sont eux les véritables vecteurs de l’influence socionumérique. Ils sont le chaînon manquant de la régulation de l’influence socionumérique et c’est pourquoi ce texte ne peut suffire et prémunir durablement contre les autres dérives de l’influence.

Il aurait été intéressant d’investir l’influence socionumérique dans sa diversité et notamment de prendre en compte les effets sur les publics à plus long terme.

Cette loi sous-dimensionnée par rapport à l’ampleur des défis posés par les influences en ligne met en lumière la nécessité d’un dialogue entre le monde politique, le monde professionnel et le monde scientifique afin de permettre une régulation exhaustive de l’influence socionumérique.

Stéphanie Lukasik, Enseignante-chercheuse en Sciences de l’information et de la communication, Maître de conférences et chercheuse associée, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Le projet de réforme du RSA semble puiser son inspiration dans la distinction entre « Welfare state » et « Workfare state » venue des milieux conservateurs américains des années 1980. Polymagou / Wikimedia commons, CC BY-SA

Réforme du RSA : quels risques pour notre modèle de protection sociale ?

Le projet de réforme du RSA semble puiser son inspiration dans la distinction entre « Welfare state » et « Workfare state » venue des milieux conservateurs américains des années 1980. Polymagou / Wikimedia commons, CC BY-SA
Rémi Boura, Université Paris Dauphine – PSL

La future réforme du revenu de solidarité active (RSA) sera-t-elle celle du « travail obligatoire » comme le dénoncent certaines organisations syndicales ? Après une première lecture au Sénat, l’Assemblée nationale étudiera à la rentrée le projet de loi plein emploi qui prévoit 15 à 20h d’activité par semaine pour les allocataires du RSA. Si cette initiative suscite des craintes de la part de plusieurs associations ou d’élu·e·s venant de la gauche, ainsi que des interrogations parmi les universitaires, le ministre du travail Olivier Dussopt se veut rassurant :

« Quelles sont ces quinze à vingt heures d’activité ? Ce n’est ni du travail gratuit ni du bénévolat obligatoire […] Ce sont des activités d’accompagnement, d’insertion et de remobilisation […] Ces activités peuvent être très classiques – information, ateliers de réponse à des offres d’emploi, rédaction de curriculum vitae – mais elles peuvent aussi prendre la forme de parcours personnalisés pour lever des freins, que ce soit à la mobilité, au logement ou à la garde d’enfants. »

Pour favoriser le retour à l’emploi des bénéficiaires du RSA et encourager la sortie du dispositif d’assistance, l’une des solutions proposées par l’exécutif est l’« accompagnement renforcé ». L’obtention d’un revenu est présentée comme un critère d’accès à la « dignité », à l’émancipation individuelle, à l’« autonomie retrouvée ». Le travail permettrait également à l’acteur de ne plus se voir attribuer le statut d’« assisté », représentation sociale stigmatisante caractéristique de la disqualification sociale des bénéficiaires des minimas sociaux expliquant en partie les non-recours aux droits.

Le dessein du gouvernement serait donc de permettre à la communauté nationale de s’« acquitter de son devoir de solidarité » en créant les conditions d’activation des inactifs. Or, cette résolution publique s’inscrit dans un long processus de reconfiguration de l’État-providence et du système de protection sociale, faisant craindre à certains le passage d’un « Welfare State » à un « Workfare State ».

Le modèle français de protection sociale fragilisé

Selon Mirelle Elbaum, ex-directrice de la recherche de la DREES, la protection sociale

« recouvre tous les mécanismes institutionnels, publics ou privés, prenant la forme d’un système de prévoyance collective et/ou mettant en œuvre un principe de solidarité sociale, qui couvrent les charges résultant pour les individus ou les ménages de l’existence d’un certain nombre de risques sociaux identifiés (santé, vieillesse, chômage, pauvreté…) ».

Le sociologue Gosta Esping-Andersen distingue trois grandes catégories de systèmes de protection sociale occidentaux (« welfare regimes ») : libéral, corporatiste-conservateur et social-démocrate. Pour chacun, le degré d’interventionnisme étatique, le modèle de financement, le niveau et la qualité de couverture publique des risques varient. Dans cette typologie (pouvant être sujette à débat), le système français appartiendrait davantage au modèle corporatiste-conservateur. Celui-ci est né de l’institutionnalisation d’une protection sociale d’après-guerre qui répondait à un triple objectif : favoriser la productivité des travailleurs (santé et productivité étant liées) ; conserver leur capacité à consommer ; créer des emplois.

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L’inspiration du modèle français est dite beveridgienne concernant ses objectifs (une couverture généralisée) et dite bismarckienne pour son financement (des cotisations sociales). L’essor économique de l’après-guerre permettra de soutenir l’équilibre du système grâce au plein emploi et à l’augmentation des niveaux de vie. Néanmoins, la fin des Trente Glorieuses marque le début de la crise de l’État-providence et l’érosion de ses mécanismes protecteurs.

Si le sociologue Robert Castel associe cette crise à l’« affaiblissement de la société salariale », la montée du chômage ou les évolutions sociétales – comme la mutation de la famille ou le vieillissement de la population – tendent également à fragiliser les équilibres budgétaires des comptes publics (et à accentuer les inégalités entre actifs qualifiés et moins qualifiés). Les mécanismes protecteurs de la solidarité nationale s’amenuisent et le recours à des assurances individuelles est encouragé par la puissance publique, en témoigne par exemple la généralisation du complémentaire santé d’entreprise. Cette réforme a plutôt reproduit les inégalités sociales, les populations les plus socialement vulnérables étant les moins bien couvertes.

Afin de garantir la pérennité du système, l’État a mené plusieurs aménagements pour élargir ou diversifier les ressources (la création de la Contribution sociale généralisée en 1991 par exemple), limiter les dépenses publiques (le transfert progressif de la prise en charge vers des organismes privés qui vont reporter ces coûts sur leurs assurés), tout en tentant d’alléger le « le coût du travail » qui en réduirait l’offre dans un contexte d’attractivité et de compétition internationale. En effet, si la protection sociale suscite du bien-être et favorise la prospérité, elle peut devenir un poids pour la croissance compte tenu de son financement, qui obère les finances publiques à mesure que les dépenses de la Sécurité sociale croissent. Puisque toute cette charge supplémentaire est généralement compensée par l’impôt (plus élevé ou nouveau) et/ou par une variation des cotisations (dont la tendance est à la diminution dans un contexte de concurrence mondialisée), les pouvoirs publics manœuvrent pour éviter la fuite des capitaux et maintenir une protection élevée.

Des débats (et des contrevérités) s’ouvrent donc régulièrement sur le degré supportable ou suffisant de couverture publique, le modèle de protection sociale souhaité, ses modalités de financement et ses effets sur les bénéficiaires des aides. Or, depuis plusieurs décennies, la maîtrise des dépenses publiques et le contrôle de la dette sont devenus les nouvelles boussoles de l’action publique, ce qui a conduit les gouvernements à envisager des réformes du système de protection sociale.

L’« activation » des dépenses sociales : symbole d’une reconfiguration de l’État-providence

Le modèle de solidarité est désormais envisagé via le prisme de l’« activation » des dépenses sociales, considérées comme passives car le bénéficiaire les recevrait sans contrepartie. Cette philosophie fait florès dans la classe politique – à droite généralement – mais aussi chez certains universitaires, à l’instar de l’historien Pierre Rosanvallon, qualifiant le système de solidarité d’« État passif-providence ». Cette doctrine induit des changements concrets, comme l’explique le sociologue Didier Demazière :

« De nombreuses réformes vont tenter d’adapter les systèmes de protection sociale à ces nouvelles approches économiques dominantes, notamment par des politiques de réduction du niveau de certaines prestations sociales, de privatisation de certaines assurances sociales (au profit d’assurances maladie privées et de fonds de pension) et de mises sous condition des prestations versées aux personnes sans emploi, afin de les inciter à rechercher un travail. Ce sont les politiques dites d’activation. »

Cette « activation » des allocataires des minimas sociaux fait écho à la distinction entre les « bons pauvres » méritant la solidarité et les « mauvais pauvres » en étant indignes, ainsi qu’au « workfare state » puisant son inspiration dans les milieux conservateurs américains des années 1980.

Le « workfare », qui désigne des politiques publiques ayant vocation à assurer une réciprocité entre la société et le bénéficiaire d’une ressource publique, a progressivement imposé l’idée que des droits impliquent des devoirs.

Outre-Atlantique, cette transformation de la politique sociale s’est accompagnée d’une politique pénale répréhensive envers les anciens bénéficiaires des aides sociales. Concomitamment au fait de complexifier l’accès aux allocations, l’État a progressivement durci sa politique pénale. Pour le sociologue Loïc Wacquant, cela symbolise la transformation de l’État social américain en un « État pénal proactif ». L’une des vocations de cette transformation est de « discipliner » les pauvres, de créer les conditions d’acceptation d’un système maintenu et alimenté par les logiques du marché.

Selon ce disciple de Pierre Bourdieu, cette nouvelle manière de traiter la pauvreté est génératrice d’une nouvelle précarité, normalise l’insécurité sociale – justifiée par le mantra de la responsabilité – et « vise non pas à soulager les pauvres mais à soulager la société des pauvres ». Si l’ambition du gouvernement n’est pas de copier le modèle américain, elle pourrait s’avérer être un pas supplémentaire vers un nouveau modèle de protection sociale, dont les effets sur la réduction des inégalités et la diminution de la précarité ne sont pas assurés.

Rémi Boura, Docteur en sociologie, Université Paris Dauphine – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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L'équipe du Journal du dimanche s'oppose à l'arrivée comme directeur de la rédaction de Geoffroy Lejeune, connu pour porter une idéologie d'extrême-droite. JDD

La crise du Journal du dimanche et ce qu’elle dit de l’avenir de la presse française

L'équipe du Journal du dimanche s'oppose à l'arrivée comme directeur de la rédaction de Geoffroy Lejeune, connu pour porter une idéologie d'extrême-droite. JDD
Alexis Lévrier, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)

Après plus de cinq semaines de mobilisation contre Arnaud Lagardère (et à travers lui contre Vincent Bolloré), la rédaction du Journal du dimanche (JDD) continue avec acharnement à défendre son indépendance. L’équipe s’oppose en effet de manière presque unanime au recrutement comme directeur de la rédaction de Geoffroy Lejeune, connu pour porter une idéologie d’extrême droite. Mais cela n’empêche pas le groupe Lagardère de se montrer inflexible et d’ignorer toutes les demandes de la rédaction : l’arrivée de l’ancien journaliste de Valeurs actuelles a été confirmée et fixée au 1?? août dans un communiqué publié le 24 juillet. Quelle que soit l’issue de cette grève, on aurait tort de penser qu’il s’agit d’un conflit isolé et sans implication pour le reste des médias : dans ce combat si dissymétrique se joue sans doute une partie de l’avenir de la presse française.

Cette mobilisation est en effet exceptionnelle non seulement par sa longévité mais parce qu’elle vise à défendre l’indépendance du journalisme et finalement son existence même. Certes, il y a bien sûr eu d’autres mouvements sociaux importants et durables dans l’histoire récente des médias français. On peut rappeler par exemple la longue grève qui a touché Le Parisien libéré en 1975 et qui s’est prolongée pendant 28 mois. Mais cette crise était très différente de celle que connaît aujourd’hui le JDD puisqu’elle opposait le propriétaire du quotidien au Syndicat du Livre sur des questions touchant à la modernisation de la fabrication du journal.

Le souvenir de la grève de l’ORTF en 1968

Si la presse écrite a connu d’autres conflits liés à la volonté de défendre l’autonomie d’une rédaction, à l’image des Échos encore récemment, ils n’ont jamais atteint une telle durée dans l’histoire récente. L’exemple le plus proche de la mobilisation de la rédaction du JDD est peut-être la longue grève des techniciens et des journalistes de l’ORTF en 1968.

Récit de Mai 1968, et de la grève à l’ORTF, télévision et Radio France, Marcel Trillat, qui était journaliste de télévision à « 5 colonnes à la une » jusqu’en 1968, raconte le mai 68 de ceux de la télévision, le mai 68 à l’ORTF. Interviewé par Jeanne Menjoulet (Centre d’Histoire sociale des mondes contemporains, CHS).

Ce mouvement social, qui a duré presque deux mois, avait déjà pour but de défendre la liberté de l’information. La différence était bien sûr que les journalistes se battaient contre la mainmise de l’État et non contre les choix d’un industriel devenu propriétaire d’un média.

Le conflit en cours au JDD a aussi pour caractéristique de s’inscrire dans le prolongement de deux autres grèves qui ont déjà mis en évidence la brutalité des méthodes de Vincent Bolloré. Après Itélé en 2016 et Europe 1 en 2021, c’est en effet la troisième rédaction qui se révolte contre cet industriel.

La répétition de ces crises témoigne de la singularité du modèle Bolloré. Cet empire a d’abord pour particularité son extension très importante et le choix de Vivendi de se recentrer sur des activités en lien avec les médias, la publicité ou l’édition. Il est unique également, au moins à l’échelle française, par la radicalité de l’idéologie promue par Vincent Bolloré et par le rapport de force très agressif qu’il institue de manière systématique avec les rédactions.

Une bataille déjà perdue ?

Il est par ailleurs probable, comme en témoignent justement les exemples d’Itélé et d’Europe 1, que la bataille des journalistes du JDD se soldera par une défaite. Les deux grèves précédentes ont en effet connu la même conclusion : les normes éthiques censées encadrer le travail journalistique ont été foulées au pied, et les protections dont bénéficient en principe les rédactions ont été contournées, ou perverties. Les journalistes ont été sommés de se soumettre (et donc d’accepter cette réorientation idéologique) ou de se démettre (et donc de quitter le journal en échange d’une indemnité financière).

Itélé est entré dans sa troisième semaine de grève contre Bolloré et l’arrivée de Jean-Marc Morandini (AFP).

L’attitude inflexible d’Arnaud Lagardère laisse penser qu’il en ira de même pour le JDD. Alors même que la grève a été chaque jour reconduite à plus de 95 % pendant plus d’un mois, la SDJ n’a même pas obtenu l’ajout dans la charte de déontologie d’un paragraphe demandant l’interdiction dans le journal de « propos racistes, sexistes et homophobes ».

À travers le choix de Geoffroy Lejeune, c’est donc bien une profonde réorientation de la ligne éditoriale qui va être imposée à l’ensemble des journalistes qui accepteront de rester.

Des soutiens contrastés

Depuis le début de cette crise, les réactions ont été assez unanimes dans le monde journalistique, en dehors bien sûr des médias détenus par Vincent Bolloré, car la profession voit bien qu’elle est tout entière concernée.

Le soutien du monde politique a cependant été beaucoup plus contrasté. S’il est majoritaire à gauche, il n’est pas pour autant unanime : Jean-Luc Mélenchon a jugé par exemple, dans une note de blog publiée le 15 juillet 2023, que le JDD penchait déjà à l’extrême droite et que les journalistes de l’hebdomadaire sont depuis longtemps habitués à « lécher les pieds du patron ».

De nombreux élus des Républicains se sont eux associés au discours de Reconquête et du Rassemblement national sur la prétendue domination idéologique exercée par la gauche sur les médias. Eric Ciotti s’est ainsi opposé avec virulence à la tribune de soutien à la rédaction du JDD parue dans Le Monde.

Quant à François-Xavier Bellamy, il a ostensiblement défendu la nomination de Geoffroy Lejeune, alors même que ce dernier a été évincé de Valeurs actuelles en raison d’une ligne éditoriale jugée trop marquée à l’extrême droite par l’actionnaire lui-même.

Le plus inquiétant sans doute est que le lectorat semble lui aussi divisé ou simplement indifférent. Ce désintérêt relatif s’explique peut-être par la banalisation du discours de l’extrême droite dans l’espace médiatique, mais elle doit aussi être reliée à l’évolution des ventes du Journal du dimanche. Ces dernières ont en effet fortement baissé au cours des quinze dernières années. D’après les chiffres de l’APCM (Alliance pour les chiffres de la presse et des médias), la diffusion de l’hebdomadaire a même été divisée par deux en un peu plus d’une décennie, passant d’environ 260 000 exemplaires en 2010 à 131 700 exemplaires en 2022. Si cette crise soulève évidemment des questions d’ordre éthique, elle traduit donc aussi l’épuisement d’un modèle économique.

Des dispositifs obsolètes

La situation actuelle montre par ailleurs l’insuffisance des dispositifs dont dispose notre pays en matière de régulation des médias. L’Arcom a encore récemment infligé des sanctions aux chaînes de Vincent Bolloré, et elle pourra se prononcer sur le renouvellement de la fréquence de C8 et CNews en 2025, mais elle n’a pas évidemment vocation à intervenir dans le fonctionnement de la presse écrite.

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La loi qui régit la concentration des médias date par ailleurs de 1986 et, même si elle a été aménagée depuis, elle est totalement inadaptée au paysage médiatique qui est le nôtre aujourd’hui. En témoigne par exemple la règle dite des « deux sur trois », qui interdit sous certaines conditions de posséder à la fois un quotidien, une radio et une chaîne de télévision : Vincent Bolloré possède un empire d’une extraordinaire diversité mais il n’a encore racheté aucun quotidien, et n’est donc pas concerné par ce dispositif.

Comme pour mieux nous renvoyer à l’obsolescence de nos règles nationales, les seules limites au rachat de Lagardère par Vincent Bolloré sont venues de l’Europe : la Commission européenne a validé cette OPA, mais elle a lancé une enquête sur une éventuelle prise de contrôle anticipée qui pourrait valoir au groupe Bolloré une amende de presque un milliard d’euros.

Elle a aussi obligé Vivendi à vendre Gala pour acquérir Paris Match afin d’éviter une situation de monopole sur les magazines « people », puisque ce groupe possède également l’hebdomadaire Voici.

Adapter les mécanismes de régulation

La menace représentée par le modèle Bolloré oblige donc de toute évidence à adapter nos mécanismes de régulation. La bonne nouvelle est qu’un consensus semble se dégager sur le sujet au sein d’une partie au moins du monde politique : une proposition de loi transpartisane, réunissant des élus des partis de gauche et de la majorité présidentielle, pourrait être examinée en fin d’année, avec la volonté de renforcer les pouvoirs des collectifs de journalistes face aux actionnaires.

On peut par ailleurs espérer que les États généraux du droit à l’information, qui vont être lancés en septembre, donneront lieu à des initiatives pour renforcer l’indépendance éditoriale des rédactions. Mais dans tous les cas, il sera malheureusement trop tard pour les journalistes du JDD.

Une rédaction face à la tentation réactionnaire

Cette crise pose aussi la question de l’orientation idéologique qu’un nouvel actionnaire peut donner à un journal ayant une histoire et une identité fortes. Ces dernières années – et ce n’est un secret pour personne – la ligne du JDD était dans l’ensemble plutôt favorable à Emmanuel Macron, ce qui n’excluait pas un réel pluralisme interne. De manière plus générale, cet hebdomadaire a toujours cultivé une image de modération qui le situe aux antipodes d’un journal d’opinion tel que Valeurs actuelles.

L’arrivée de Geoffroy Lejeune ne témoigne donc pas seulement de la volonté d’infléchir cette ligne. Elle traduit le choix assumé de l’inverser, en faisant d’un journal traditionnellement proche du pouvoir politique un outil de contestation de ce même pouvoir.

Geoffroy Lejeune incarne en effet mieux qu’aucun autre la tentation réactionnaire à laquelle une partie des médias français ont cédé depuis une dizaine d’années. Ami de jeunesse de Marion Maréchal, il a été un soutien de la première heure d’Eric Zemmour,

.

Son ascension rapide dans le monde journalistique au cours de la dernière décennie avait déjà pour origine la nouvelle impulsion donnée à la ligne éditoriale d’un titre historique de la presse française. Il a bénéficié en effet de l’élan qu’a amené Yves de Kerdrel dès son arrivée à la tête de Valeurs actuelles en 2012 : ce dernier a choisi de faire évoluer un hebdomadaire jusque là assez conservateur vers une idéologie beaucoup plus radicale. Devenu à son tour directeur de la rédaction en 2016, Geoffroy Lejeune a prolongé et accentué ce glissement.

À partir des années 2010, Valeurs actuelles a ainsi multiplié les unes provocatrices sur l’« invasion » musulmane, sur l’« ensauvagement » des banlieues ou sur les « barbares » venus de l’étranger. Autour de Geoffroy Lejeune, une très jeune rédaction s’est constituée et a su investir les plateaux de télévision, à commencer par ceux de CNews. Or, on sait déjà qu’à l’image de Charlotte d’Ornellas, plusieurs de ces journalistes sont destinés à rejoindre Geoffroy Lejeune au sein de la nouvelle rédaction du JDD.

Charlotte d’Ornellas et Geoffroy Lejeune invités par l’ISSEP, institution fondée par Marion Maréchal, 2020.

Le lourd héritage du journalisme d’extrême droite

Les défenseurs de son bilan à la tête de Valeurs actuelles rappellent, à juste titre, la légitimité du journalisme d’opinion. Mais dans le cas de Valeurs actuelles, du moins depuis le virage éditorial opéré ces dernières années, il ne s’agit pas de n’importe quelle opinion : obsédés par la désignation d’un ennemi de l’intérieur qui menacerait la cohésion de la nation, Geoffroy Lejeune et son équipe ont mis à l’honneur un imaginaire raciste et xénophobe qui leur a valu plusieurs condamnations judiciaires, en 2015 et en 2022 notamment. Cet imaginaire ne vient pas de nulle part et il a même déjà connu son heure de gloire dans la presse française : entre la Belle Époque et la Seconde Guerre mondiale, toute une tradition journalistique s’est appuyée sur le recours à des caricatures et à des unes provocatrices pour stigmatiser des minorités prétendument inassimilables.

Bien sûr, la rédaction de Valeurs actuelles ne revendique jamais ouvertement cet héritage encombrant. Mais le candidat qu’elle a soutenu avec ardeur lors de la dernière élection présidentielle apparaît comme un trait d’union assumé entre ces deux périodes de l’histoire de France en général et de l’histoire de la presse en particulier. Éric Zemmour n’a eu de cesse en effet de manifester son admiration pour Charles Maurras et plus encore pour Jacques Bainville, qui a été jusqu’à sa mort l’une des figures les plus en vue de L’Action française.

L’Action française du 14 février 1936, annonçant les funérailles de Bainville. Gallica/BNF

Dans Face à l’info, émission qui lui aura servi de rampe de lancement vers la présidentielle, il s’est en outre ouvertement interrogé à plusieurs reprises sur l’innocence de Dreyfus et sur le rôle joué par Zola dans cette affaire. « C’est trouble cette histoire aussi » a-t-il notamment déclaré le 29 septembre 2020, dans une émission où il a également estimé que le « J’accuse » de Zola et la victoire des dreyfusards ont contribué à la désorganisation de l’armée en 1914. Il est revenu sur le sujet quelques jours plus tard, en affirmant dans l’émission du 15 octobre 2020 : « En plus l’étude graphologique est assez, comment dire, parlante… on ne saura jamais. » En distillant un tel soupçon devant des centaines de milliers de téléspectateurs, Eric Zemmour a renoué avec les mensonges et avec les obsessions de la presse antidreyfusarde.

La Libre Parole illustrée, 15 décembre 1894. Archive, Fourni par l'auteur
Psst… ! 23 juillet 1898. Fourni par l'auteur
La Libre Parole, 10 septembre 1899. Fourni par l'auteur
Planche n°4 de la série Le Musée des Horreurs (1899/1900), par Victor Lenepveu. Victor Lenepveu, Fourni par l'auteur

Depuis la Libération, l’extrême droite médiatique n’avait évidemment pas disparu mais elle était tenue à l’écart de la presse « mainstream ». Elle occupe à nouveau le devant de la scène, et le combat idéologique que mène Vincent Bolloré lui permet de jouer les premiers rôles à la télévision comme dans la presse écrite. Cela explique sans doute la résistance désespérée de la rédaction du Journal du dimanche aujourd’hui : instruite par l’exemple d’Itélé et d’Europe 1, elle sait très bien ce que signifie l’arrivée des signatures venues de Valeurs actuelles.

Les quotidiens nationaux ou la possibilité d’une mue

Le basculement prévisible du JDD vers cette forme de journalisme identitaire ne peut donc qu’inquiéter. D’une manière plus générale, les grands journaux fondés à la Libération ont aujourd’hui perdu une part de leur rayonnement et de leur influence. Leur domination avait déjà été largement battue en brèche par la montée en puissance de la télévision à partir des années 1960, et elle tend à s’estomper encore davantage depuis les débuts de la révolution numérique.

La presse magazine est de loin le secteur le plus touché par cette désaffection. Le cas du JDD est en effet loin d’être isolé : faute d’avoir suffisamment anticipé le passage au digital, les hebdomadaires connaissent une crise profonde de leur modèle économique, ce qui affecte leurs ventes comme leur capacité à influencer l’opinion publique. Cette fragilité a favorisé l’arrivée de nouveaux acteurs, à commencer bien sûr par Vincent Bolloré. Avant de prendre possession du Journal du dimanche et de Paris Match, ce dernier a notamment profité du désengagement de Bertelsmann pour acquérir la vingtaine d’hebdomadaires de Prisma Media.

Vincent Bolloré n’est cependant pas le seul dans ce cas, puisque le groupe Reworld Media s’est fait une spécialité de racheter des magazines en difficulté en les vidant de leur substance : à défaut d’infléchir la ligne éditoriale de ces titres, le nouvel actionnaire les transforme de manière systématique en journaux « low-cost » en ayant recours à des agences extérieures et en multipliant les publicités déguisées. Pour Reworld Media et Vivendi, les journaux sont ainsi avant tout des marques médiatiques, que l’on peut détourner de leur fonction originelle après avoir provoqué le départ de la majeure partie des journalistes.

Il ne faut pas pour autant désespérer de la presse papier car la situation des quotidiens nationaux est heureusement plus encourageante. Le Monde, Le Figaro et dans une moindre mesure Libération ont en effet réussi à négocier la transition numérique : à la fin de l’année 2021, Le Monde a même dépassé pour la première fois le cap des 500000 abonnés, en battant un record de diffusion datant de 1979.

Si l’on peut regretter qu’aucun de ces titres ne soit indépendant d’un point de vue économique, à l’inverse d’un “pureplayer” comme Mediapart, la situation de ces rédactions n’a rien de commun avec les conditions de travail auxquelles les journalistes sont soumis dans les médias détenus par Vincent Bolloré.

La presse écrite dans son ensemble vit donc une situation difficile, et sa faiblesse fait d’elle la proie de prédateurs qui peuvent retourner contre elle son histoire, son éthique et ses valeurs. Il est probable que l’empire de Vincent Bolloré continuera à s’étendre, et que d’autres médias verront leur ligne éditoriale brutalement remise en cause par l’arrivée de figures comme Geoffroy Lejeune. Mais le pire, dans la crise que traverse aujourd’hui le Journal du dimanche, serait de mettre tous les titres de presse sur le même plan.

Alexis Lévrier, Historien de la presse, maître de conférences, chercheur associé au GRIPIC, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Manifestation du 31 janvier 2023. Beaucoup de références à Mai 68 dans les cortèges. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

« Manu, tu nous mets 64, on te Mai 68 ! » : ce que les slogans disent de notre histoire sociale

Manifestation du 31 janvier 2023. Beaucoup de références à Mai 68 dans les cortèges. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND
Erik Neveu, Université de Rennes 1 - Université de Rennes

Les dernières manifestations et grèves dénonçant le projet de réforme des retraites du gouvernement ont donné lieu à d’importantes mobilisations : si les formes ont été relativement convenues et attendues, encadrées par une intersyndicale redynamisée, on a vu aussi apparaître de nombreuses références à Mai 68 dans les cortèges.

Un phénomène qui peut surprendre tant la référence à 68 et plus encore aux « soixante-huitards » a souvent été objet d’ironie voire de lassitude dans les décennies passées. Une illustration de cette sensibilité critique se trouve dans les travaux du sociologue Jean-Pierre Le Goff. Souvent sollicité par les médias à ce propos, il évoque un « héritage impossible ».

Son analyse repose sur deux critiques centrales. D’un côté ce qu’on peut appeler « le 68 politique » avec la floraison des groupes gauchistes, qui n’aurait produit que dogmatisme, psalmodies sectaires et propositions politiques aussi radicales qu’inquiétantes. Certes, un mot d’ordre comme « dictature du prolétariat » sonne vétuste ou alarmant. Et la célébration d’une classe ouvrière qui n’aurait guère changé depuis les « Trente glorieuses » – telle qu’elle a existé et pesé avant la désindustrialisation de la France semble bien décalée par rapport à la nouvelle génération de travailleurs précaires ou uberisés.

Allant plus loin, Le Goff prend aussi pour cible ce qu’on peut nommer le « gauchisme culturel ». Ce dernier prône et met en pratique une remise en cause des mœurs et rapports hiérarchiques traditionnels, qui a pu participer de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont nommé « la critique artiste ». Il s’agit moins de cibler le capitalisme comme exploiteur que comme aliénant, anesthésiant toute force créative par son obsession de la rationalité et des hiérarchies.

Luc Boltanski et Eve Chiapello, Mediapart.

Une vaste anomie sociale ?

Toujours selon Le Goff, l’esprit de Mai 68 aurait instillé le chaos dans les couples et les familles, disqualifié tout rapport d’autorité, et promu une culture narcissique de l’épanouissement individuel sapant la possibilité même de faire société. Soit, une vaste anomie sociale. Le terme désigne une situation dans laquelle les individus sont déboussolés faute de règles claires sur ce qui est propre à un statut, un rôle social, sur ce qu’on peut raisonnablement attendre de l’existence.

Or, si les thèses de Le Goff apparaissent comme une ponctuation de trente ans de lectures critiques de Mai 68 elles s’inscrivent aussi dans une vision mémorielle dominante de Mai 68. Cette dernière se concentre principalement sur le Mai parisien, la composante étudiante-gauchiste du mouvement et sa dimension idéologique, en occultant la mémoire ouvrière et populaire, celle des huit millions de grévistes.

Mai 1968, une révolution sociétale ? (INA).

La figure négative du « soixante-huitard »

On peut ajouter qu’à partir des années 1990 a émergé dans les médias, par le biais des récits de fiction et des discours politiques une figure très négative du « soixante-huitard ».

Ce dernier aurait vite jeté par-dessus bord ses proclamations radicales, fait carrière avec cynisme sans hésiter à piétiner ses concurrents, fort bien réussi dans les univers de la presse, de l’université, de la culture, de la publicité. Daniel Cohn-Bendit, Romain Goupil ou hier André Glucksmann ont été pointé du doigt comme illustrations de telles évolutions. Car le « soixante-huitard » serait aussi un incurable donneur de leçons, s’autorisant de ses reniements pour prêcher aux nouvelles générations la vanité des révolutions et les vertus d’une posture libérale-libertaire.

On retrouvait une part de ces thématiques dans les discours de Nicolas Sarkozy ainsi que dans de nombreux articles de presse.

dossier de Technikart (n°47, 2000) se moquant de la figure du soixante-huitard. E.Neveu, Author provided

En témoigne le livre Maos (2006) de Morgan Sportes dans lequel d’anciens maoïstes devenus sommités du tout Paris culturel crachent leur mépris des classes populaires. Dans un autre registre, l’ancien leader de la « gauche prolétarienne » Serge July, devenu rédac-chef de Libération a lui fait office de punching-ball pour bien des critiques.

Le retour du refoulé

Le quarantième anniversaire de Mai a vu s’opérer un virage. Il repose largement sur l’investissement des historiens, sociologues et politistes longtemps restés à distance d’un objet trop brûlant.

Le travail sur archives, les collectes de récits de vie, l’enquête systématique, ont permis de questionner des pans entiers de la mémoire officielle. Ces chercheurs ont ainsi revalorisé l’époque comme celle d’une séquence d’insubordination ouvrière et de conflits du travail.

Wonder, Mai 68.

Ils ont montré qu’à mesure qu’on s’éloignait des dirigeants, spécialement de ceux consacrés par les médias, le recrutement des groupes gauchistes était largement populaire et petit-bourgeois, non élitiste. Ils ont plus encore permis de constater – à partir du suivi d’effectifs qui chiffrent désormais par milliers de militants – que ni gauchistes, ni féministes de ces années n’avaient abandonné toute forme d’engagement ou abdiqués du désir de changer la vie.

La plupart ont au contraire massivement poursuivi des activités militantes dans le syndicalisme, les causes écologiques, la solidarité avec les migrants, l’économie sociale et solidaire, les structures d’éducation populaire, les mouvements comme ATTAC… Ce faisant ces « soixante-huitards » ont côtoyé d’autres générations plus jeunes et sans se borner au rôle d’ancien combattant radoteur, mais en jouant au contraire un rôle de passeurs de savoirs.

De manière contre-intuitive ces travaux ont aussi montré que, si ceux qui avaient acquis des diplômes universitaires ont profité des dynamiques de mobilité sociale ascendante, les militants des années 68 n’avaient pas connu de réussites sociales remarquables. Au contraire, à qualification égales, de par leurs engagements, beaucoup ont exprimé leur répugnance à exercer des fonctions d’autorité quitte à entraver les carrières qu’ils avaient pu envisager.

Un héritage retrouvé

Que tant de pancartes en manifestations reprennent des slogans phares de 68 peut traduire un sens de la formule. Il est aussi possible d’y voir l’expression d’une réhabilitation. Cette dernière questionne aussi la manière dont une mémoire officielle « prend » ou non, quand elle circule via des supports (essais, magazines d’information, journaux) dont on oublie trop souvent que leur lecture est socialement clivante car faible en milieux populaires.

Les slogans dans les manifestations (ici à Paris le 31 janvier 2023) contre le projet de réforme des retraites s’inspirent consciemment ou non d’un héritage collectif issu de Mai 38. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Il faut donc penser à d’autres vecteurs de circulation d’une autre mémoire, celle des millions d’anonymes qui ont participé à la mobilisation de 68 : propos et souvenirs « privés » ou semi-publics tenus lors de fêtes de famille, de pots de départ en retraite, de réunions syndicales ou associatives.

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Il faut regarder les manuels d’histoire du secondaire rédigés par des auteurs soucieux de faits et non d’audacieuses interprétations, aller du coté des cultures alternatives (romans noirs, rock). Si l’on prend la peine de consulter les sondages faits tant en 2008 qu’en 2018, on verra que l’image de Mai comme moment d’émancipation sociale et de libération des mœurs est très majoritairement positive, et ce d’abord dans les milieux populaires.

Résurgences et renouveaux

Pour rester en partie éclairants, slogans, livres et théories d’il y a un demi-siècle ne donnent pas les clés du présent. Mieux vaut raisonner en termes de résurgences et renouveaux. On peut faire l’hypothèse d’une résurgence de la « vocation d’hétérodoxie » soixante-huitarde, théorisée par Boris Gobille, et qui questionnait toutes les formes instituées de la division sociale du travail et du pouvoir.

On le voit aujourd’hui sur les rapports hommes femmes, la critique de la suffisance des « experts », la revendication de la reconnaissance de celles et ceux des « première et seconde lignes », le refus d’inégalités sans précédent de richesses.

Le renouveau lui s’exprime à travers le sentiment diffus que des formes de conflictualité plus généralisées, plus intenses seraient le seul moyen de vaincre. Comme le soulignait sur ce site Romain Huet, se font jour doutes ou lassitudes quant aux formes routinisées de la protestation.

Autre parfum des années 68 que le constat persistant d’une « société bloquée » que proposait alors feu le sociologue Michel Crozier. Si on peut ne partager ni tout le diagnostic, ni les préconisations de cet auteur, il n’était pas sans lucidité sur l’extraordinaire incapacité des élites sociales françaises à écouter, dialoguer, envisager d’autres savoirs.

Vouloir en finir énergiquement avec ce blocage n’est ni romantisme de la révolution, ni vain radicalisme, mais conscience de plus en plus partagée de ce que le système politique français semble être devenu l’un des plus centralisés, hermétique aux tentatives de contre-pouvoirs institutionnels (référendums, syndicats). Il est donc aussi le plus propre à stimuler les désirs d’insurrection et la possibilité de violences.

Erik Neveu, Sociologue, Université de Rennes 1 - Université de Rennes

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.