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Manifestation jeudi 16 mars sur la place de la Concorde après l'annonce du 49.3. Arnaud Duvieusart, CC BY-SA

Retraites : vers un durcissement du mouvement social pour faire reculer le gouvernement ?

Manifestation jeudi 16 mars sur la place de la Concorde après l'annonce du 49.3. Arnaud Duvieusart, CC BY-SA
Dominique Andolfatto, Université de Bourgogne – UBFC

A peine Elisabeth Borne avait-elle annoncé le recours à l'article 49.3 de la Constitution pour faire adopter la réforme des retraites qu’

partait de la place de la Sorbonne à Paris en direction de l’Assemblée nationale, aux cris de «Eh Manu, Manu, 49.3 ou pas, ta réforme on n’en veut pas» ou encore «L’Assemblée peut bien voter, la rue va le retirer».

En nombre de participants, le mouvement social contre la réforme des retraites est au niveau des plus grandes mobilisations depuis une trentaine d’années. Le 7 mars 2023 a même constitué un record avec près de 1,3 million de manifestants (dépassant la manifestation du 12 octobre 2010, contre une précédente réforme des retraites, sous Nicolas Sarkozy, qui avait réuni plus de 1,2 million de manifestants.

Cependant, en dépit de la sortie de la crise sanitaire ou de l’augmentation du nombre de salariés, le niveau de mobilisation n'a pas progressé sensiblement.

Certes, les syndicats ont fait un important travail de communication – très unitaire –, d’organisation et d’encadrement pacifique des manifestations. Mais la question se pose désormais de la suite à donner à la contestation.

S’inscrire dans l’histoire sociale

En termes de mobilisation, l’implication effective de la CFDT – au contraire de ce qui s’est passé en 2019 – et une unité syndicale sans faille ont permis de faire la différence. Mais il faut compter aussi avec un mécontentement social latent, en lien avec l’inflation et le surenchérissement des prix de l’énergie et de l’alimentation, qui n’est pas nécessairement encadré par les syndicats, certains manifestants préférant même défiler sous aucune bannière syndicale.

Malgré cette réussite, avec plus de 2 millions de syndiqués revendiqués par les diverses organisations, les syndicats n'ont pas, durant cette crise, réussi à faire reculer le gouvernement.

C’est sans doute le choix d’un répertoire d’action – selon le terme du sociologue Charles Tilly – trop classique ou trop bien encadré, qu’il faut interroger : celui de la manifestation de rue, lors d’une journée, en semaine ou le week-end.

Mais peut-il en être autrement ? On voit aussi que, contrairement au calcul fait pour mobiliser davantage de gens du privé, le choix du samedi ne fonctionne pas plus qu’un jour de semaine (voire moins).

Si certains salariés du privé sont bien présents dans les cortèges, et sans doute en plus grand nombre que d’habitude (au vu de taux de grévistes plutôt en recul dans les services publics), ils restent encore minoritaires.

Ainsi, la stratégie privilégiée par les syndicats depuis plusieurs années, soit des manifestations pacifiques, fondées sur le « nombre », malgré des succès passés, ne suffit pas – pour le moment – pour trancher le désaccord social sur la réforme des retraites. Dès lors que faire ?

Durcir le mouvement ?

Les syndicats ont longtemps hésité durant les dernières semaines entre continuer à manifester ou faire grève. Certains se disaient favorables à ce « durcissement » depuis le début, notamment des fédérations de la CGT – cheminots, énergie, chimistes (dont les raffineurs)… – mais aussi l’Union syndicale Solidaires (qui rassemble les syndicats SUD), connues pour son radicalisme et une type de syndicalisme « à l’ancienne », fondé sur le militantisme et, souvent, le conflit ouvert.

Mais que signifie le mot « durcissement » ? Il est censé illustrer une gradation dans l’action collective.

Manifestation contre un plan social à Air France, le DRH avait été pris à partie physiquement par les militants, 2015, BFM TV.

Celle-ci ne consistera plus seulement en des défilés pacifiques et intermittents – certains syndicalistes critiquant au passage des journées « saute-mouton » peu efficaces.

Il s’agira d’actions plus déterminées, voire plus violentes (même si le terme reste tabou) et continues. L’objectif est d’engendrer des désordres dans l’économie ou dans la vie sociale ou quotidienne – étant entendu que les salariés se montreront compréhensifs puisqu’il s’agit de leur bien – pour faire céder un gouvernement sourd aux seules manifestations de rue.

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Vers de nouvelles formes d’actions ?

Tous les syndicats ne sont pas favorables à une telle évolution. Mais plus personne ne les exclut. Même la CFDT, qui a patiemment sculpté son identité réformiste depuis des années, ne la rejette pas, du moins par antiphrase.

Ainsi, son leader, Laurent Berger, faisant allusion aux « gilets jaunes », s’étonnait récemment que les formes d’actions « très violentes » (et minoritaires) aient obtenu gain de cause alors que les revendications portées par des manifestations pacifiques, bien plus nombreuses, laissent indifférents les pouvoirs publics.

Cela légitime implicitement des actions plus radicales. Pour autant, ce n’est pas la violence qui a caractérisé les « gilets jaunes ». Ce mouvement a innové, en révélant une France des invisibles.

Reste à passer à ces nouvelles formes d’actions : grève d’un jour, voire reconductible… Dans certains secteurs, comme les éboueurs de Paris, c'est ce qui s'est dessiné cette semaine. La menace de « blocages » concernant l’approvisionnement en carburant est également agitée par certains militants.

Mais ce types d'action réussiront-elles à s’installer dans la durée et à peser ? On a vu, à l’automne dernier, que le gouvernement n’était pas sans moyens juridiques, par exemple en s’appuyant sur des réquisitions.

« Grève générale »

Une « grève générale » pourrait aussi se profiler même si elle n’est pas encore annoncée comme telle. L’intersyndicale préfère l’euphémisme de « mise à l’arrêt de tous les secteurs » pour éviter d’effrayer l’opinion tout en se préservant d’un échec éventuel qui serait sans doute rédhibitoire.

Une telle grève paraît aussi hypothétique. Celles qui ont réussi – pour faire allusion au Front populaire ou à mai 1968 – n’ont pas été décrétées par les confédérations syndicales. Et le secteur privé, en particulier, ne semble pas prêt à une telle éventualité, d’autant plus que la responsabilité directe des entreprises n’est pas en cause dans la réforme. Comme une récente enquête du ministère du Travail vient de le rappeler, le taux de syndicalisation dans le secteur privé continue de reculer. Dès lors, pour les organisations syndicales, susciter et encadrer un tel mouvement paraît difficile. Les syndicats paient implicitement leur éloignement de bien des salariés à la base et notamment, des plus jeunes, même si leurs récents succès dans la rue montrent qu’ils sont bien vivants.

Le « durcissement » pourrait aussi venir d’une implication plus forte des organisations étudiantes. Présentes dans l’intersyndicale, ces dernières restent encore peu impliquées et les universités, sauf exception, ne connaissent pas de perturbations.

« Révolte des sous-préfectures »

Les confédérations syndicales, à l’instar de Laurent Berger, insistent par ailleurs beaucoup sur ce qui serait une « révolte des sous-préfectures ». Bref, le mouvement serait particulièrement actif dans les petites villes. En fait, peu de comparaisons sérieuses ont été faites entre le nombre de manifestants actuels et passés dans ces villes.

Un examen rapide révèle que la situation s’avère contrastée. Ce surcroît de manifestants dans certaines villes s’explique, semble-t-il par l’importance locale de l’emploi public. Cela confère à ces populations des taux de syndicalisation supérieurs à la moyenne.

Manifestation à Guéret, le 31 janvier 2023.

Ainsi, cette « révolte des sous-préfectures » révélerait d’abord les forces et faiblesses de la syndicalisation. Mais les syndicats y voient surtout des exemples à suivre, traduction d’une colère profonde dans le tissu social.

Compte tenu de cette situation, les leaders syndicaux ont défilé à Albi le 16 février, ville-symbole d’une riche histoire ouvrière. Cette décentralisation de l’action doit mettre en relief cette « révolte » et, peut-être, compenser des manifestations moins nombreuses.

Ce moment permet aussi aux syndicats de donner une dimension plus politique au mouvement et témoigne d’une critique implicite de la gauche à l’Assemblée nationale.

Compter avec la psychologie du gouvernement

Ces 30 dernières années, les mouvements sociaux n’ont pas manqué, mais leurs résultats ont souvent été discutés. Quand on cherche à comprendre pourquoi certains ont eu gain de cause, il faut tenir compte aussi de ce qui serait la psychologie du gouvernement.

Si Alain Juppé, en 1995, ou Dominique de Villepin, en 2006, ont dû renoncer à leurs réformes c’est aussi parce que l’exécutif était partagé.

Une telle issue ne semble pas se profiler actuellement concernant la réforme des retraites. L'executif a choisi de passer en force en ayant recours au 49.3. Céder maintenant à la rue pourrait faire perdre toute autorité à Emmanuel Macron pour la suite du quinquennat. Mais la rue tiendra-t-elle ?

Dominique Andolfatto, Professeur des universités en science politique, Université de Bourgogne – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Si les salariés sont peu syndiqués, ils ont toutefois une bonne image des syndicats. Shutterstock

Syndicats : moins d'encartés, mais une image toujours positive auprès des salariés

Si les salariés sont peu syndiqués, ils ont toutefois une bonne image des syndicats. Shutterstock
Tristan Haute, Université de Lille

Le mouvement social contre la réforme des retraites a suscité un certain étonnement quant à la place qu’y occupent les organisations syndicales. Celles-ci sont parvenues à s’unir dans la durée et à mobiliser plusieurs millions de personnes dans les rues depuis le 19 janvier 2023.

Non seulement le mouvement social qu’elles portent s’avère particulièrement populaire, mais c’est aussi le cas des modes d’action privilégiés et en particulier de l’appel à « bloquer le pays » du 7 mars 2023.

En outre, selon plusieurs enquêtes d’opinion, les organisations syndicales sont celles qui incarnent le mieux l’opposition au gouvernement et au Président de la République. Enfin, la centralité des syndicats et de leurs « directions » ne semble pas, pour l’heure, être remise en cause que ce soit par d’autres organisations, notamment politiques, ou par des bases parfois mythifiées comme plus combatives.

Ces éléments n’ont toutefois rien de surprenant. En effet, un examen minutieux du rapport des salariés aux syndicats ces dernières années révèle que, si les salariés sont peu syndiqués, ils ont toutefois une bonne image des syndicats.

Un discours sur le déclin des syndicats à relativiser

Nombreux seraient, depuis déjà plusieurs décennies, les indices d’un déclin du fait syndical en France. La syndicalisation, déjà très faible depuis plusieurs décennies, a enregistré un léger recul ces dernières années. En 2019, 10,3 % des salariés étaient syndiqués contre 11,2 % en 2013. Il en est de même de la participation des salariés aux grèves et aux élections professionnelles qui déclinent depuis le milieu des années 2000. Enfin, la « confiance » des salariés dans les syndicats est minoritaire (45,1 % dans l’édition 2022 du baromètre de la confiance politique du CEVIPOF).

Plusieurs événements ont d’ailleurs pu récemment illustrer ce déclin syndical, comme le mouvement des « gilets jaunes » qui s’est construit à l’hiver 2018-2019 en dehors des organisations syndicales ou encore la crise sanitaire qui, avec le recours massif à un télétravail quasi permanent, a pu éloigner les salariés des syndicats.

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Cependant, un examen plus attentif des rapports des salariés aux organisations syndicales vient nuancer un tel discours décliniste. Ainsi, les exemples de mobilisations impulsées par les organisations syndicales ayant connu un certain succès en termes de participation des salariés et de popularité ne manquent pas ces dernières années, à commencer par le mouvement contre le projet de réforme des retraites de l’hiver 2019-2020.

Surtout, le rapport des salariés aux syndicats, s’il s’est distendu, n’est pas rompu. Ainsi si, en 2016, seuls 11 % des salariés étaient syndiqués et si seuls 6,9 % avaient fait grève cette même année (alors qu’avait eu lieu un mouvement social interprofessionnel contre la Loi Travail), 43 % avaient voté aux dernières élections professionnelles selon l’enquête SRCV, un chiffre qui n’est pas négligeable d’autant plus que nombre de salariés ne peuvent voter à ces élections faute de scrutin sur leur lieu de travail.

De plus, la « confiance » des salariés dans les syndicats n’a que très peu évolué depuis la fin des années 1970 : en 1978, 50,1 % des salariés faisaient confiance aux syndicats selon l’enquête post-électorale du CEVIPOF contre 45,1 % en 2022 alors même que, sur la même période, le taux de syndicalisation en France a fortement décliné. Ce paradoxe se retrouve à l’échelle européenne. Enfin, dépasser cette notion de « confiance » permet de faire état d’une image plus positive des syndicats.

Des attitudes ambivalentes envers les syndicats

L’indicateur retenu pour apprécier l’image qu’ont les salariés des syndicats est souvent la confiance qu’ils placent en eux. Or, cette notion de confiance apparaît problématique. En effet, le degré de confiance peut s’exprimer de manière générale (sentiment de confiance) ou pour un objectif particulier (défendre l’emploi, les salaires, les conditions de travail… au niveau local, au niveau sectoriel ou au niveau national) et, dans ce dernier cas, la capacité d’action des syndicats ne dépend pas uniquement d’eux-mêmes, mais aussi du contexte politique, économique et social.

Plusieurs analyses mettent d’ailleurs au jour les attitudes ambivalentes des salariés vis-à-vis des syndicats. Ainsi, en Belgique, où plus de la moitié des salariés sont syndiqués (57,2 %), la faible « confiance » dans les syndicats (23,8 %) s’articule avec une large approbation de leur nécessité pour protéger les droits sociaux et avec un sentiment majoritaire que les syndicats défendent les intérêts des salariés et des chômeurs.

En France, diversifier les indicateurs mesurant l’image qu’ont les salariés des syndicats fait apparaître une forte demande de syndicats, à l’image de ce qui est observé au niveau européen, et une certaine appréciation de leurs actions.

Dans une enquête ISSP parue en 2015, 59,1 % des salariés répondants estiment que « les travailleurs ont besoin de syndicats forts pour protéger leurs intérêts » et seuls 23,4 % estiment que « des syndicats forts sont mauvais pour l’économie de la France ». De même, dans l’enquête post-électorale People2022 que nous avons réalisée à l’issue du second tour de l’élection présidentielle de 2022, 64,5 % des salariés répondants sont d’accord avec le fait que les syndicats rendent des services aux salariés et seuls 23,9 % sont en désaccord avec cette affirmation.

Des attitudes socialement et politiquement clivées

Les attitudes des salariés à l’égard des syndicats varient toutefois fortement selon leurs caractéristiques sociales et selon leur positionnement politique. Les jeunes n’ont ainsi, contrairement à une idée reçue, pas une plus mauvaise perception des syndicats que leurs aînés alors que les femmes salariées ont le plus souvent une perception positive des syndicats. De même, le fait de côtoyer l’action syndicale est fortement corrélé à l’expression d’opinions très positives à l’égard des syndicats.

Sur le plan socioprofessionnel, la perception des syndicats est moins positive dans les petits établissements et surtout dans les couches supérieures du salariat du secteur privé, et en particulier des cadres et professions intermédiaires administratives et commerciales, des salariés les plus autonomes et des salariés travaillant au forfait (trois groupes qui se recoupent fortement).

À l’opposé, les salariés du public, qu’ils soient cadres ou, dans une moindre mesure, employés, ainsi que certaines fractions des couches inférieures du salariat du secteur privé ont une perception bien plus positive des syndicats, y compris les salariés en contrat précaire ou qui craignent perdre leur emploi. Les syndicats, s’ils ne parviennent pas à faire adhérer une partie significative des classes populaires salariées, notamment dans les fractions les plus précarisées, bénéficient donc encore, parmi ces salariés, d’une image quasiment aussi positive que dans le secteur public et bien plus positive que parmi les fractions supérieures et stabilisées du salariat du secteur privé.

Au-delà des caractéristiques socioprofessionnelles, on constate également que les attitudes des salariés à l’égard des syndicats varient fortement selon leur positionnement politique sur un axe gauche-droite. Plus les salariés se situent à gauche, plus ils ont une perception positive des syndicats (voir tableau), à l’image de ce qui a déjà été observé au niveau européen. À l’inverse, les salariés se positionnant très à droite, s’ils peuvent manifester une certaine défiance à l’égard du gouvernement, se montrent significativement plus hostiles aux syndicats. Ce résultat révèle ainsi que si, lors du mouvement social actuel, l’opposition au gouvernement peut être aussi intense à l’extrême droite qu’à gauche, le fait d’approuver l’action des syndicats et, plus encore, de participer à la mobilisation reste bien plus répandu parmi les salariés qui se positionnent à gauche.

À ce titre, rappelons que les syndiqués non seulement votent davantage pour la gauche, mais qu’ils ont également des attitudes davantage pro-environnementales, favorables aux droits des immigrés ou encore favorables aux droits des personnes LGBTQI+.

Attitude à l’égard de syndicats selon le positionnement politique.

Une montée de l’indifférence

Pour terminer, l’analyse que nous avons mené des enquêtes REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) réalisées en 2011 et en 2017 par le Ministère du travail montre un tassement des attitudes favorables aux syndicats des salariés du secteur privé, non pas au profit d’attitudes défavorables (elles aussi en recul), mais d’attitudes indifférentes.

Les attitudes indifférentes sont plus répandues parmi les femmes salariées, parmi les salariés les moins diplômés, parmi les salariés les plus jeunes ainsi que parmi les salariés précaires et, plus généralement, parmi les salariés qui ne sont pas confrontés, sur leur lieu de travail, à l’action syndicale. Cette indifférence qui progresse représente un second défi pour les organisations syndicales qui doivent sans cesse repenser leurs modalités de contact avec les salariés dans un contexte de déstabilisation des collectifs de travail (recours accru à la sous-traitance, aux contrats précaires ou encore au télétravail).

Le premier défi des organisations syndicales, a fortiori dans le cadre du mouvement social actuel, est dès lors de transformer cette perception plutôt positive des syndicats en participation effective à la mobilisation, ce qui n’a rien d’évident tant la participation gréviste et manifestante de salariés confrontés à la précarité ou à une faible rémunération apparaît difficile.

Tristan Haute, Maître de conférences, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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En creux, les manifestants d’aujourd'hui contre la réforme des retraites rappellent aussi les revendications initiées par les « gilets jaunes» . Les Gilets Jaunes, Acte 62 Bordeaux, 2020. Patrice Calatayu,/Flickr, CC BY-NC-SA

Redistribution des richesses : quand mobilisation contre la réforme des retraites et « gilets jaunes » se rejoignent

En creux, les manifestants d’aujourd'hui contre la réforme des retraites rappellent aussi les revendications initiées par les « gilets jaunes» . Les Gilets Jaunes, Acte 62 Bordeaux, 2020. Patrice Calatayu,/Flickr, CC BY-NC-SA
Magali Della Sudda, Sciences Po Bordeaux

Le mouvement social d’opposition à la réforme des retraites qui rassemble un grand nombre de personnes et reçoit un fort soutien de l’opinion, rappelle, certes, la capacité des organisations syndicales à mobiliser mais aussi que la revendication salariale et le travail constituent encore un sujet de mobilisation collective.

Longtemps escamotée dans le débat public, elle concerne aussi bien les salaires sous leur forme de rémunération que les pensions de retraites liées aux contributions sociales.

Le conflit social qui a touché les raffineries et plates-formes pétrolières au mois d’octobre 2022 a mis en lumière la persistance de la question salariale dans la conflictualité sociale. La répartition des fruits du travail et des profits était au cœur de la contestation. Ce phénomène n’est pas nouveau mais l’absence de redistribution aux travailleuses et travailleurs des bénéfices records du groupe, au moment où l’inflation ronge la capacité des ménages à subvenir à leurs besoins élémentaires, suscite un sentiment d’injustice.

C’est l’un des points essentiels qui cimente l’opposition au projet de loi sur les retraites. C’est aussi l’un des points qui avait entraîné le mouvement des « gilets jaunes » mais dans un cadre bien différent.

Un mécontentement commun mais des approches différentes

Dans le contexte des dernières semaines, les syndicats ont montré leur capacité à initier et encadrer la conflictualité sociale, les uns privilégiant le compromis avec la direction, les autres la défense des revendications salariales.

Le temps semble loin de la mobilisation « spontanée » des « gilets jaunes », en dehors des organisations syndicales, qui ont suivi et accompagné – plus qu’ils ne l’ont initié – la contestation des projets de loi sur les retraites de 2019-2020 et 2023.

Tours : Les « gilets jaunes », le retour ? (Nouvelle République, 14 janvier 2023).

Aujourd’hui, les « gilets jaunes », qui ont poursuivi leur mobilisation depuis novembre 2018, relaient les conflits sociaux sur les salaires et les retraites sur les réseaux sociaux et sur les ronds-points. Leur présence sur les blocages, en manifestation et plus occasionnellement sur les ronds-points à l’automne et l’hiver 2022-2023, reconfigure les relations.

Certains étaient ainsi aux côtés des syndicalistes lors de la journée d’action du 18 octobre 2022 pour demander une juste répartition des fruits du travail entre les salariés et les actionnaires. D’autres ont appelé à prendre part aux blocages des raffineries, comme à Feyzin (Rhône).

Des syndicats tenus à distance

Nous avons analysé les données issues d’un questionnaire passé durant les six premiers mois des « gilets jaunes » de novembre 2018 à mars 2019. Bien que ces données comportent des limites, elles sont significatives de la diversité des personnes engagées, de leurs parcours et valeurs durant la phase la plus intense du mouvement social.

L’étude de la base de questionnaires permet d’apporter quelques éclairages sur la composition du mouvement et la présence de personnes ayant adhéré ou adhérente à un syndicat.

Malgré la surreprésentation de personnes syndiquées ou l’ayant été dans le mouvement des « gilets jaunes », les organisations syndicales sont tenues à distance, notamment pour des raisons liées à leur prise de position jugée défavorable au mouvement social.

Le secrétaire général de la Confédération générale du travail, Philippe Martinez, avait ainsi déclaré le 16 novembre 2018 :

« On ne défile ni avec les gens d’extrême droite ni avec des patrons, qui, quand ils parlent de taxes, parlent aussi de cotisations sociales et autres droits sociaux »

Ces paroles coïncident aussi avec des expériences mitigées de l’engagement syndical chez les « gilets jaunes ». Certains reprochent le manque de combativité ou de soutien des syndicats, d’autres redoutent d’être phagocytés par ces organisations.

Photo du groupe Facebook du Collectif de Bassens. Collectif de Bassens

Un contournement de l’espace de la négociation collective

Nos résultats montrent que le mouvement social des « gilets jaunes » témoigne d’un contournement de l’espace de la négociation collective. Face à l’impossibilité de porter cette revendication salariale dans l’entreprise, les personnes engagées dans les « gilets jaunes » l’ont revendiquée sur les ronds-points et durant les actes du samedi.

La composition du mouvement peut ainsi contribuer à éclairer la manière dont la question salariale a été contournée par les « gilets jaunes » dans un premier temps, puis concurrencée et occultée par le RIC à partir de l’Acte 8 (5 janvier 2019 et au-delà), avant que le mouvement ne s’en saisisse à nouveau sur la question des retraites en 2020 puis en 2023.

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En effet, il faut se rappeler que le salaire et les revenus des plus riches sont invoqués comme motifs de colère et d’injustice. Le travail étant envisagé pour beaucoup comme une valeur centrale dans leur économie morale,mais insuffisamment. Comme le soulignent différentes enquêtes, le sujet politique des « gilets jaunes » dans les premières semaines du mouvement est le peuple du travail, ou le peuple des personnes qui vivent ou aimeraient pouvoir vivre de leur travail.

Moins visible que le référendum d’initiative citoyenne (RIC), la question salariale remonte au mois de novembre 2018 lorsque des « gilets jaunes » étaient engagés dans les blocages de raffinerie, l’occupation de sites de production ou dans des conflits sociaux, notamment dans le secteur de la santé – fonction publique hospitalière, transport sanitaire.

Des revendications similaires

Nos enquêtes et celles de l’équipe du laboratoire Triangle à Lyon montrent cependant que ces revendications n’ont pas disparu et présentent une articulation plus complexe, propre aux « mouvements anti-austérité » qui ont émergé depuis la crise de 2008 pour demander davantage de justice sociale et de démocratie, mouvements qui se passent aussi parfois des organisations syndicales.

À travers une analyse des termes utilisés se dessinent différents registres d’expression de la question du travail qui permettent de comprendre comment une partie des personnes mobilisées peuvent se reconnaître dans d’autres mouvements sociaux.

À l’aune de ces données, on peut analyser aujourd’hui la manière dont les conflits sociaux actuels rechargent la contestation des « gilets jaunes » en mobilisant des personnes qui s’étaient désengagées, d’une part, et d’autre part comment les « gilets jaunes » passent d’initiateurs de mouvement social en 2018 à accompagnateurs aujourd’hui.

Ainsi, en Gironde, nous observons un nombre significatif de collectifs et de « gilets jaunes » encore actifs, partie prenante des cortèges contre le projet de loi sur les retraites présenté au Conseil des ministres du 23 janvier 2023 par Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, et par le ministre du Travail, du plein emploi et de l’insertion, l’ancien socialiste Olivier Dussopt.

Magali Della Sudda, Politiste et socio-historienne, Sciences Po Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Manifestation à Paris le 31 janvier 2023. Un renouveau par la jeunesse et un répertoire d'action plus agitées peuvent-ils donner de l'ampleur au mouvement ? Jeanne Menjoulet/Fickr, CC BY-NC-ND

Grèves : les syndicats doivent-ils durcir le mouvement pour peser ?

Manifestation à Paris le 31 janvier 2023. Un renouveau par la jeunesse et un répertoire d'action plus agitées peuvent-ils donner de l'ampleur au mouvement ? Jeanne Menjoulet/Fickr, CC BY-NC-ND
Dominique Andolfatto, Université de Bourgogne – UBFC

Le quatrième acte de la mobilisation contre la réforme des retraites – le 11 février 2023 – a montré que celle-ci reste forte et continue à bénéficier d’un large soutien populaire. Le nombre de manifestants est même remonté à près d’un million d’après les chiffres du ministère de l’Intérieur.

En nombre de participants, ce mouvement est donc au niveau de des plus grandes mobilisations sociales depuis une trentaine d’années. Le 31 janvier 2023 a même constitué un record avec près de 1,3 million de manifestants (dépassant la manifestation du 12 octobre 2010, contre une précédente réforme des retraites, sous Nicolas Sarkozy, qui avait réuni plus de 1,2 million de manifestants.

Cependant, en dépit de la sortie de la crise sanitaire ou de l’augmentation du nombre de salariés, le niveau de mobilisation ne progresse pas sensiblement.

Certes, les syndicats font un important travail de communication – très unitaire –, d’organisation et d’encadrement pacifique des manifestations. Un million de personnes dans les rues c’est également au moins un tiers de plus que lors du précédent mouvement contre la réforme systémique des retraites, en 2019-2020, finalement abandonnée.

S’inscrire dans l’histoire sociale

De ce point de vue, l’implication effective de la CFDT – au contraire de ce qui s’est passé en 2019 – et une unité syndicale sans faille ont permis de faire la différence. Mais il faut compter aussi avec un mécontentement social latent, en lien avec l’inflation et le surenchérissement des prix de l’énergie et de l’alimentation, qui n’est pas nécessairement encadré par les syndicats, certains manifestants préférant même défiler sous aucune bannière syndicale. Malgré cette réussite, avec plus de 2 millions de syndiqués revendiqués par les diverses organisations, il reste du potentiel pour conférer une dimension historique à la contestation.

C’est sans doute le choix d’un répertoire d’action – selon le terme du sociologue Charles Tilly – trop classique ou trop bien encadré, qu’il faut interroger : celui de la manifestation de rue, lors d’une journée, en semaine ou le week-end.

Mais peut-il en être autrement ? On voit aussi que, contrairement au calcul fait pour mobiliser davantage de gens du privé, le choix du samedi ne fonctionne pas plus qu’un jour de semaine (voire moins).

Si certains salariés du privé sont bien présents dans les cortèges, et sans doute en plus grand nombre que d’habitude (au vu de taux de grévistes plutôt en recul dans les services publics), ils restent encore minoritaires.

Ainsi, la stratégie privilégiée par les syndicats depuis plusieurs années, soit des manifestations pacifiques, fondées sur le « nombre », malgré des succès passés, ne suffit pas – pour le moment – pour trancher le désaccord social sur la réforme des retraites. Dès lors que faire ?

Durcir le mouvement ?

Les syndicats hésitent entre continuer à manifester ou faire grève. Certains se disaient favorables à ce « durcissement » depuis le début, notamment des fédérations de la CGT – cheminots, énergie, chimistes (dont les raffineurs)… – mais aussi l’Union syndicale Solidaires (qui rassemble les syndicats SUD), connues pour son radicalisme et une type de syndicalisme « à l’ancienne », fondé sur le militantisme et, souvent, le conflit ouvert.

Mais que signifie le mot « durcissement » ? Il est censé illustrer une gradation dans l’action collective.

Manifestation contre un plan social à Air France, le DRH avait été pris à partie physiquement par les militants, 2015, BFM TV.

Celle-ci ne consistera plus seulement en des défilés pacifiques et intermittents – certains syndicalistes critiquant au passage des journées « saute-mouton » peu efficaces.

Il s’agira d’actions plus déterminées, voire plus violentes (même si le terme reste tabou) et continues. L’objectif est d’engendrer des désordres dans l’économie ou dans la vie sociale ou quotidienne – étant entendu que les salariés se montreront compréhensifs puisqu’il s’agit de leur bien – pour faire céder un gouvernement sourd aux seules manifestations de rue.

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Vers de nouvelles formes d’actions ?

Tous les syndicats ne sont pas favorables à une telle évolution. Mais plus personne ne les exclut. Même la CFDT, qui a patiemment sculpté son identité réformiste depuis des années, ne la rejette pas, du moins par antiphrase.

Ainsi, son leader, Laurent Berger, faisant allusion aux « gilets jaunes », s’étonnait récemment que les formes d’actions « très violentes » (et minoritaires) aient obtenu gain de cause alors que les revendications portées par des manifestations pacifiques, bien plus nombreuses, laissent indifférents les pouvoirs publics.

Cela légitime implicitement des actions plus radicales. Pour autant, ce n’est pas la violence qui a caractérisé les « gilets jaunes ». Ce mouvement a innové, en révélant une France des invisibles.

Reste à passer à ces nouvelles formes d’actions : grève d’un jour, voire reconductible… Certaines sont annoncées à compter du 7 mars dans les transports publics, à la SNCF ou à la RATP. La menace de « blocages » concernant l’approvisionnement en carburant est également agitée par certains militants.

Ces actions réussiront-elles à s’installer dans la durée et à peser ? On a vu, à l’automne dernier, que le gouvernement n’était pas sans moyens juridiques, par exemple en s’appuyant sur des réquisitions.

« Grève générale »

Une « grève générale » pourrait aussi se profiler même si elle n’est pas encore annoncée comme telle. L’intersyndicale préfère l’euphémisme de « mise à l’arrêt de tous les secteurs » pour éviter d’effrayer l’opinion tout en se préservant d’un échec éventuel qui serait sans doute rédhibitoire.

Une telle grève paraît aussi hypothétique. Celles qui ont réussi – pour faire allusion au Front populaire ou à mai 1968 – n’ont pas été décrétées par les confédérations syndicales. Et le secteur privé, en particulier, ne semble pas prêt à une telle éventualité, d’autant plus que la responsabilité directe des entreprises n’est pas en cause dans la réforme. Comme une récente enquête du ministère du Travail vient de le rappeler, le taux de syndicalisation dans le secteur privé continue de reculer. Dès lors, pour les organisations syndicales, susciter et encadrer un tel mouvement paraît difficile. Les syndicats paient implicitement leur éloignement de bien des salariés à la base et notamment, des plus jeunes, même si leurs récents succès dans la rue montrent qu’ils sont bien vivants.

Le « durcissement » pourrait aussi venir d’une implication plus forte des organisations étudiantes. Présentes dans l’intersyndicale, ces dernières restent encore peu impliquées et les universités, sauf exception, ne connaissent pas de perturbations.

« Révolte des sous-préfectures »

Les confédérations syndicales, à l’instar de Laurent Berger, insistent par ailleurs beaucoup sur ce qui serait une « révolte des sous-préfectures ». Bref, le mouvement serait particulièrement actif dans les petites villes. En fait, peu de comparaisons sérieuses ont été faites entre le nombre de manifestants actuels et passés dans ces villes.

Un examen rapide révèle que la situation s’avère contrastée. Ce surcroît de manifestants dans certaines villes s’explique, semble-t-il par l’importance locale de l’emploi public. Cela confère à ces populations des taux de syndicalisation supérieurs à la moyenne.

Manifestation à Guéret, le 31 janvier 2023.

Ainsi, cette « révolte des sous-préfectures » révélerait d’abord les forces et faiblesses de la syndicalisation. Mais les syndicats y voient surtout des exemples à suivre, traduction d’une colère profonde dans le tissu social.

Compte tenu de cette situation, les leaders syndicaux défileront à Albi le 16 février, ville-symbole d’une riche histoire ouvrière. Cette décentralisation de l’action doit mettre en relief cette « révolte » et, peut-être, compenser des manifestations moins nombreuses en raison des vacances scolaires.

Ce moment permet aussi aux syndicats de donner une dimension plus politique au mouvement et témoigne d’une critique implicite de la gauche à l’Assemblée nationale.

Compter avec la psychologie du gouvernement

Ces 30 dernières années, les mouvements sociaux n’ont pas manqué, mais leurs résultats ont souvent été discutés. Quand on cherche à comprendre pourquoi certains ont eu gain de cause, il faut tenir compte aussi de ce qui serait la psychologie du gouvernement.

Si Alain Juppé, en 1995, ou Dominique de Villepin, en 2006, ont dû renoncer à leurs réformes c’est aussi parce que l’exécutif était partagé.

Une telle issue ne semble pas se profiler actuellement concernant la réforme des retraites. L’exécutif paraît ferme sur ses positions, malgré une communication douteuse et des arguments souvent caricaturaux. Céder à la rue pourrait faire perdre toute autorité à Emmanuel Macron pour la suite du quinquennat. Mais la rue tiendra-t-elle ?

Dominique Andolfatto, Professeur des Universités en science politique, Université de Bourgogne – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.