Par le

Image de Freepik

Image de Freepik

Manger plus sain : PLAN’EAT Kids, un labo vivant pour changer les habitudes alimentaires des enfants

Anthony Fardet, Inrae; Claire Planchat, Inrae et Edmond Rock, Inrae

Aujourd’hui, notamment dans les pays occidentaux, les comportements alimentaires tendent à s’uniformiser autour de régimes qui ne sont ni sains ni durables, car globalement trop riches en produits animaux comme la viande et en aliments ultra-transformés. Les 6-15 ans sont très ciblés par le marketing de ces aliments ultra-transformés, au point d’en consommer près de 50 %/jour en termes de calories, alors que les adultes en consomment 34 %.

C’est durant l’enfance que les goûts se forment. Modifier les habitudes des plus jeunes est donc un enjeu important, ce qui implique d’identifier les leviers, verrous et pistes d’action à trois niveaux : le niveau individuel (goûts, traditions…), l’environnement alimentaire proche (restauration collective, choix des parents, publicités, implantation des fast foods autour des écoles…) et le niveau macro (politiques de santé publique, systèmes alimentaires, chaînes d’approvisionnement…).

La tâche est considérable car elle demande un effort concerté de nombreuses parties prenantes aux intérêts souvent divergents. C’est ce qui pourrait expliquer en partie l’absence d’effets tangibles sur le terrain avec la croissance ininterrompue des risques d’obésité et de diabète de type 2 dans le monde, jeunes et adultes confondus.

Pour amorcer un changement durable et favoriser des impacts concrets, le projet européen PLAN’EAT cible différentes populations à risque pour des raisons financières, de santé ou de manque de connaissances, les poussant malgré elles à manger moins sain et durable – familles monoparentales, étudiants, personnes âgées, malades chroniques, jeunes enfants et adolescents…

Considérer l’alimentation dans ses dimensions scientifiques et sociales

PLAN’EAT est un projet de recherche participative basé sur neuf laboratoires vivants situés dans neuf pays européens, dont PLAN’EAT Kids pour la France et un laboratoire politique à Bruxelles visant à faire le lien entre les résultats de recherche et les élus européens (Figure 1). Ce projet a pour ambition d’inciter ces consommateurs à réaliser une transition vers des habitudes alimentaires plus saines et durables d’ici 2050.

Mais qu’entend-on par « laboratoire vivant » ? Comme le décrit le Réseau européen des living labs (ENoLL), il s’agit d’« environnements de tests et d’expérimentations en situation réelle qui favorisent la co-création et l’innovation ouverte », en s’appuyant sur un centre de ressources et des recherches et expertises pluridisciplinaires.

En partenariat avec le Projet alimentaire territorial (PAT) du Grand Clermont/Parc naturel régional Livradois-Forez, PLAN’EAT Kids cible le comportement alimentaire d’environ 250 enfants de 6 à 15 ans dans neuf établissements scolaires. Dans ce contexte de recherche-action et de recherche participative, le projet rassemble un collectif de plus de 100 partenaires – chercheurs, élus, professionnels de santé et de l’éducation, acteurs de la chaîne agro-alimentaire (producteurs, transformateurs, distributeurs, restaurants et services alimentaires…), ainsi que des citoyens et des associations (cf. Figure 2).

En outre, PLAN’EAT Kids propose de se pencher avec les acteurs du projet alimentaire territorial sur les dimensions scientifiques et sociales de l’alimentation des enfants. C’est en ce sens que cette recherche-action se dit holistique car elle ne prend pas seulement en compte les enjeux de nutrition de l’enfant, mais aussi le territoire (en lien avec les transitions écologiques), la famille, la culture dans lesquels il vit, ainsi que ses choix de consommation lorsqu’il est à la cantine, au restaurant ou à la maison.

Une telle recherche-action est confrontée à de nombreux obstacles. Parmi les principaux, citons la difficulté à maintenir la motivation des parties prenantes sur plusieurs années et à diverses échelles d’engagement, à coconstruire avec des intérêts divergents ainsi qu’à pérenniser la structure et le réseau des partenaires au-delà du financement européen.

Premiers résultats en milieu scolaire

Au-delà de la création du living lab PLAN’EAT kids, continuellement en évolution depuis un an, des résultats ont été obtenus à partir des premières actions de recherche participative menées.

Premièrement, nous avons étudié la place du diététicien en milieu scolaire et avons conclu que la présence d’un diététicien à temps plein était importante non seulement pour réaliser des menus équilibrés, mais aussi pour servir de lien entre différentes parties prenantes de l’écosystème scolaire (cf. Figure 3).

Une première estimation quantitative montre qu’avec environ 30 100 écoles élémentaires et 6 950 collèges en France, nous aurions besoin de 7 410 diététiciens (environ un diététicien pour 5 écoles) pour un coût annuel d’environ 145 millions d’euros par an (coûts salariaux à l’embauche). Ce coût serait largement compensé à long terme par les économies réalisées, notamment sur les coûts cachés de santé et environnementaux, estimés globalement à 177 Mds € pour la France.

Deuxièmement, en utilisant la méthode du photolangage et des focus groups auprès des enfants, combinée à une enquête auprès des parents (NEMS-P survey), nous avons observé que les jeunes choisissaient leurs aliments prioritairement en lien avec leurs émotions, puis pour les 6-8 ans, selon leur environnement alimentaire domestique, et, pour les 11-15 ans, en corrélation avec les notions de durabilité, plus spécifiquement sur les questions de gaspillage, pollutions plastiques et produits locaux.

Enfin, l’observation dans les écoles des goûters montre que la plupart sont des aliments ultra-transformés et que les enfants n’identifient pas l’aliment en tant que tel, mais plutôt la marque et la forme de l’emballage. En d’autres termes, l’aliment « doudou » ou « réconfort » est un fort marqueur de l’alimentation à cet âge.

« Vrai, Végétal, Varié » : la règle des 3V dans l’alimentation

Suite à des enquêtes alimentaires (Nutritional Environment Measures Survey, Nems-P) réalisées dans chaque living lab européen, complétées par des interviews d’experts et par l’attribution de notes techniques pour estimer les impacts sur la santé et l’environnement, cinq comportements alimentaires à fort impact de changement ont été identifiés parmi 75 comportements regroupés en 12 catégories en amont. Ce sont les comportements reconnus pour chaque living lab qui présentent un potentiel significatif de changement, acceptable pour les groupes cibles et tenant compte des impacts environnementaux, sociaux et sanitaires.

Pour PLAN’EAT Kids et les enfants de 6-15 ans, il s’agit de :

  • limiter la consommation d’aliments ultra-transformés, notamment additionnés de trop de sel, de sucres, de graisses, d’arômes et/ou d’additifs cosmétiques ;

  • réduire l’ensemble des aliments d’origine animale, notamment la viande ;

  • accepter une variété d’aliments/légumineuses, de préférence locaux et/ou de saison ;

  • choisir principalement des produits céréaliers complets (plutôt que des produits raffinés) ;

  • choisir de boire de l’eau plutôt que des boissons sucrées.

Ils ont notamment aussi été sélectionnés pour leur plasticité et/ou leur faisabilité. La « plasticité » correspond à la probabilité que notre groupe cible adopte ce comportement tandis que la « faisabilité » correspond à la probabilité que les parties prenantes concernées (les adultes) soutiennent les enfants à adopter ces comportements.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Les trois premiers comportements renvoient à la règle des 3V développée dans notre laboratoire en 2016, à savoir Vrai, Végétal, Varié. L’enjeu, dans les années à venir, sera donc de travailler autour de ces cinq comportements avec les parties prenantes du système alimentaire et les enfants pour aboutir à des innovations et solutions pour les faire évoluer dans le bon sens.

Pour cela, malgré des intérêts divergents, une des questions centrales du living lab Plan’eat kids est : comment trouver le plus petit dénominateur commun entre tous les acteurs afin de changer le réel durablement ? Aussi, on comprendra que l’animation et la coordination d’un living lab demande de faire appel à des dimensions autres que scientifiques, à savoir sociales, humaines, de communication, et que l’on n’apprend pas forcément sur les bancs des écoles d’ingénieurs ou d’université.


Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Anthony Fardet, Chargé de recherche, UMR 1019 - Unité de Nutrition humaine,?Université de Clermont-Auvergne, Inrae; Claire Planchat, Socio-géographe, chargée de recherche, Inrae et Edmond Rock, Directeur de recherche, Inrae

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de Freepik

Image de Freepik

L’éducation physique et sportive à l’école : quels défis en année olympique ?

Guillaume Dietsch, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

L’éducation physique et sportive à l’école : quels défis en année olympique ?

Si des programmes comme les « 30 minutes d’activité quotidienne » à l’école mettent l’accent sur la lutte contre la sédentarité, la mission des cours d’éducation physique et sportive va bien au-delà.

La promotion de l’activité physique et sportive a été décrétée « Grande cause nationale en 2024 » en France. L’objectif est de tirer profit de l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) en France pour insuffler une dynamique dans le pays et « améliorer l’éducation, la santé, l’inclusion et de rendre notre société plus solidaire ».

L’ambition est de faire du sport un bien culturel commun et un levier des politiques publiques permettant de garantir un héritage immatériel, afin d’inciter la population à davantage d’activité physique et de pratique sportive.

À l’école, le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse cherche à encourager les jeunes à « bouger » pour lutter contre la sédentarité. Le choix a été fait d’expérimenter des dispositifs comme les « 30 minutes d’activité physique quotidienne » plutôt que de renforcer les heures d’éducation physique et sportive (EPS) obligatoires.

Mais pour (re)donner envie aux jeunes de faire du sport de manière durable, il ne s’agit pas simplement de le décréter. Les Jeux peuvent-ils impulser une révolution culturelle du sport en France ? Quel est le rôle de l’éducation physique et sportive pour faire face aux défis d’aujourd’hui ?

Donner aux jeunes le goût de disciplines sportives, au-delà de l’envie de « bouger »

Les campagnes de communication concernant les bienfaits de l’activité sportive sur la santé se multiplient et les décideurs politiques s’appuient prioritairement sur des savoirs médicaux pour justifier ces discours. Cette visée hygiéniste ne peut suffire au développement global et a? long terme des enfants et des adolescents.

Le goût pour une activité physique ou sportive nécessite de percevoir le plaisir associé à cette expérience. C’est la clé d’un engagement durable mais cela n’a rien d’automatique et suppose des expériences positives régulières. En éducation physique et sportive, il s’agirait donc de multiplier les situations valorisantes afin de laisser des « traces positives et mémorables » aux élèves. Celles-ci doivent alors être source d’émotions mais aussi d’apprentissages, permettant aux élèves de tisser un rapport durable à l’activité physique.

Faire bouger les ados c’est pas évident. Mais les encourager c’est important (Santé publique France, 2022).

Les enseignants jouent donc un rôle fondamental d’autant que l’engagement durable dans le sport est marque? par d’importantes inégalités, les aspirations et les goûts sportifs variant selon le milieu social ou encore le sexe.

Le système éducatif français donne a? l’éducation physique et sportive (EPS) un rôle essentiel, puisque cette discipline scolaire est obligatoire pour l’ensemble d’une génération d’élèves de la maternelle au lycée. C’est à travers elle que les corps des jeunes vont être façonnés, a? partir d’une culture ouverte à différentes activités sportives.

Promouvoir l’égalité face au sport

Les Jeux de Paris seront les premiers totalement paritaires (10 500 athlètes, 50 % de femmes, 50 % d’hommes). Cette avancée ne doit pas masquer des réalités sociales, se traduisant par une appropriation inégale de la pratique sportive par les jeunes filles et les jeunes garçons. Malgré une volonté politique revendiquant la parité dans le sport, l’égalité peine à se traduire en actes.

Le choix et l’investissement dans les activités culturelles et sportives sont liés pour partie a? la socialisation familiale. Se pose alors la question de l’éducation et de l’accès à la pratique sportive pour les enfants ne bénéficiant pas d’un environnement social favorable ni de l’héritage culturel et sportif de leurs parents.

L’EPS s’appuie sur des disciplines sportives comme le basket-ball ou l’athlétisme très fortement connotées sur le plan de la construction des identités sexuées. Cela a pour conséquence une meilleure réussite des garçons par rapport aux filles.

Les inégalités de réussite en EPS peuvent s’expliquer par le poids des représentations et des normes socioculturelles. Les modalités d’évaluation ne peuvent nier les différences naturelles entre les sexes. Des barèmes différenciés sur les niveaux de performance sont ainsi proposés pour des activités comme l’athlétisme.

Mais les enseignants cherchent aussi à déconstruire les discours socioculturels pouvant normaliser les corps sexués. Les cours d’EPS sont l’occasion pour toutes et tous de pratiquer des activités ensemble et de lutter contre les croyances et les préjugés.

En EPS, les formes de pratiques mixtes se développent et se diffusent au sein de fédérations sportives comme celle du handball. Par exemple, en « Hand a? 4 », l’objectif est de permettre a? chacune et chacun d’accéder aux mêmes chances de réussite, donc d’être capable de tirer et de marquer. Pour cela, le contact entre les joueurs est aménagé. Il est autorisé mais la neutralisation est supprimée afin que chacun puisse s’exprimer sans appréhension. Autre règle adaptée, le tir indirect est obligatoire. Le tir avec rebond est autorisé comme la « roucoulette », le lob ou « chabala » pour réduire la « charge affective » du gardien de but.

Le but est ainsi de favoriser l’inclusion de toutes et tous – en tenant compte des différences morphologiques et physiques des élèves. L’EPS participe à cet enjeu d’égalité des chances.

Le sport pour mieux se connaître

Dans la société, se diffuse une « sportivisation des mœurs et des corps » influençant la construction identitaire et sportive de soi. L’adolescence constitue une période délicate concernant le rapport au corps, particulièrement exposé à l’ère des réseaux sociaux.

L’enseignement de l’EPS vise alors à former des citoyens ayant un esprit critique quant aux dérives potentielles du sport et de l’individualisme. En musculation par exemple, il convient d’endiguer cette dérive narcissique et égocentrique en proposant des formes de pratiques centrées sur l’idée de « faire ensemble » pour s’entraîner et progresser.

La finalité de l’EPS consiste à rendre progressivement l’élève autonome au niveau de sa motricité, à lui donner des clés pour pratiquer seul ou à plusieurs dans sa vie future. L’EPS cherche ainsi à favoriser l’épanouissement individuel de l’élève en lui permettant de s’accomplir, d’agir, mais aussi de mieux se connaître. En musculation, l’élève doit être capable d’analyser son ressenti en lien avec une charge soulevée pour comprendre si son programme est adapté à son thème d’entraînement ainsi qu’à ses ressources et s’il maîtrise les paramètres du mouvement, les contenus sécuritaires.

Il s’agit d’un véritable apprentissage par le « corps » répondant à une visée d’émancipation de tous. En effet, l’inégale maîtrise du corps chez les jeunes a pour conséquence une forme de hiérarchisation sociale. Les individus les plus à l’aise avec leur corps sont valorisés, au détriment des autres pouvant être stigmatisés ou exclus.

Aujourd’hui, les jeunes sont nombreux à visionner quotidiennement des vidéos sur Youtube, à se connecter à des applications offrant des programmes d’entraînement de culture physique. Le numérique interroge donc le modèle de transmission du savoir à l’école et en EPS.

L’objet connecté a pris une place considérable au sein des habitudes des sportifs. La technologie demeure un outil qu’il est utile de savoir maîtriser. Cela représente un véritable enjeu en termes d’éducation. En EPS, il est nécessaire pour les élèves de développer un regard critique et lucide sur les programmes proposés, sur la manière d’aborder les informations.

L’école participe à la formation du futur citoyen en lui permettant de faire des choix éclairés par rapport aux évolutions des loisirs sportifs. Les enseignants transmettent ainsi une culture motrice et des outils nécessaires plus tard à la pratique régulière et pérenne.

Guillaume Dietsch, Enseignant en STAPS, Agrégé d'EPS, UFR SESS-STAPS, Université Paris-Est Créteil, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de Freepik

Image de prostooleh sur Freepik

Une école en « transition numérique », vraiment ?

Jean-François Cerisier, Université de Poitiers

Lorsqu’elle augmente brusquement, la fréquence d’utilisation de certains termes dans les discours politiques et institutionnels constitue une alerte significative pour identifier des prêts-à-penser et une invitation à les déconstruire.

Le numérique scolaire n’échappe pas à ces « buzzwords » et l’on se souvient pêle-mêle de l’enseignement assisté par ordinateur, de l’interactivité et de l’e-learning des années 1980. Puis, dans les années 2000, on a plutôt parlé de numérique, plus récemment de l’hybridation. Aujourd’hui, ce sont l’intelligence artificielle et la réalité virtuelle qui sont sur le devant de la scène.

Deux expressions ont acquis ces dernières années une place de choix dans le lexique des politiques publiques de l’éducation comme dans celui de tous les acteurs de l’éducation : « transition numérique » et « écosystèmes d’innovation », les deux étant souvent mobilisés conjointement. Ainsi, les institutions scolaires et universitaires seraient-elles engagées dans une transition numérique s’appuyant largement sur la dynamique d’écosystèmes le plus souvent territorialisés et favorables à l’innovation.

Bien que cette assertion puisse sembler évidente, elle mérite d’être confrontée d’une part à la littérature scientifique et d’autre part aux réalités de terrain. C’est à cette mise en perspective que les différents partenaires du projet REVE, soutenu par la direction du numérique pour l’éducation du ministère de l’Éducation nationale, ont travaillé entre janvier 2021 et décembre 2023. Et c’est en grande partie sur la base de leurs travaux que cet article a été rédigé.

Transition numérique de l’école : fixer des objectifs clairs

D’un point de vue conceptuel, la mobilisation de l’expression « transition numérique » est moins simple qu’il n’y paraît à la première lecture. Si l’on en reste à une définition classique, la transition est un processus, plus ou moins continu, qui caractérise l’évolution d’un système entre deux états stables.

Pourtant, s’agissant de l’évolution des institutions éducatives en lien avec le numérique, il semble aujourd’hui bien difficile d’identifier ce que pourrait ou devrait être l’état stable auquel parvenir, ni à quelle échéance, en encore moins la trajectoire pour y parvenir. Sans cet horizon, la transition change de nature.

Interview de Claudio Cimelli, directeur du Numéri’Lab, sur la place de l’intelligence artificielle à l’école (Éducation France, 2018).

On peut formuler l’hypothèse que le recours au concept de transition témoigne alors davantage d’une idéologie latente qui légitime l’accroissement continu des usages et des enjeux du numérique dans les champs de l’éducation et de la formation, sans pour autant être en mesure de l’inscrire dans des transformations aux finalités explicites.

On peut aussi fléchir le concept de transition pour l’envisager soit de façon rétrospective où la transition permet d’appréhender le chemin parcouru jusqu’à aujourd’hui, soit de façon prospective où le principe et le projet de changement font office d’horizon. On peut aussi y lire un souhait de résilience, la transition étant alors le processus permanent d’adaptation aux évolutions de contexte et à leurs contraintes.

Le principal enseignement de cette approche conceptuelle est sans doute qu’il convient de construire un horizon ou a minima une finalité à cette transition annoncée. Cela permettrait notamment aux acteurs de terrain, et en particulier aux enseignantes et enseignants, de donner du sens à leurs pratiques et d’inclure leurs choix pédagogiques dans une dynamique d’ensemble.

Dans le numérique éducatif, des acteurs interdépendants, entre concurrence et coopération

Le concept d’écosystème caractérise tout système stable constitué d’êtres vivants qui vivent en interaction dans un milieu spécifique (biotope). Il est souvent mobilisé de façon métaphorique pour désigner l’ensemble des organisations humaines agissant dans le même secteur d’activité ou un même environnement physique et partageant des infrastructures et des services, comme c’est le cas pour le numérique scolaire.

Ce concept est utile à l’analyse de ce qui se joue dans la transition numérique des institutions éducatives mais aussi à la conduite de cette transition. La cartographie des acteurs de l’écosystème (à ses différentes échelles territoriales) est importante. Elle permet de vérifier si toutes les compétences sont bien réunies, disponibles et mobilisées.

Edtech : un secteur comme les autres ? (Anne-Charlotte Monneret, directrice générale d’Edtech France, sur SQOOL TV, 2022)

Pour autant, c’est dans la dynamique des interactions entre les acteurs que tout se joue. On cite la collaboration et la coopération entre acteurs, souvent dans le cadre de projets au sein de partenariats privilégiés, comme un apport majeur à l’appropriation scolaire efficace des techniques numériques. La recherche scientifique montre pourtant que ces processus, souvent vertueux (pas systématiquement), ne s’enclenchent pas spontanément.

On retrouve par ailleurs dans la sphère du numérique éducatif d’autres types d’interactions typiques des écosystèmes comme la symbiose, la compétition, la prédation ou le parasitisme dont la valeur peut être parfois positive et parfois négative. Chacun pourra trouver aisément des exemples…

Comme la transition, l’écosystème peut être considéré comme une métaphore opérante pour ce qui concerne le numérique scolaire. Elle rappelle aussi bien l’interdépendance des acteurs concernés que la nécessité d’en organiser les composantes et d’en soutenir la dynamique.

Quatre conditions pour soutenir la dynamique des écosystèmes

Dans le cadre du projet REVE, plusieurs études de cas (des projets de terrain), deux enquêtes et de nombreux entretiens individuels et groupés avec tous les types d’acteurs du numérique scolaire (élèves, enseignants, cadres du système éducatif, cadres des collectivités territoriales, entrepreneurs du secteur EdTech…), confirment que les concepts de transitions et d’écosystèmes peuvent être mobilisés pour décrire et analyser les usages des techniques numériques à l’œuvre à l’école.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Via l’analyse de l’expression que les acteurs de terrain proposent de leur expérience et de leurs attentes, ces travaux suggèrent des conditions qui pourraient permettre aux écosystèmes du numérique scolaire de favoriser les processus d’invention et d’innovation. Quatre apparaissent pratiquement systématiquement et répondent directement aux apports de l’analyse des concepts de transition et d’écosystème.

  • Massivement citée, on retient en premier lieu l’aspiration de toutes et tous à plus de stabilité des politiques publiques, afin de pouvoir disposer du temps indispensable à la construction de projets et à l’installation de nouvelles pratiques.

  • Vient ensuite l’épineuse question de l’information. Beaucoup des enseignants rencontrés, par exemple, expriment leur méconnaissance – voire leur incompréhension – des attentes de l’institution quant aux usages qu’ils peuvent ou doivent faire des techniques numériques. Nombreux également sont les acteurs des écosystèmes qui ignorent l’existence des autres, leur rôle et leurs apports potentiels.

  • La connaissance de l’écosystème ne suffit pas, encore faut-il disposer des compétences qui permettront de l’activer, le plus souvent au travers de projets. Une formation de tous aux méthodes et outils de l’ingénierie de projet apparaît légitimement à beaucoup comme une nécessité, d’autant plus que bien des réalisations de terrain sont subordonnées au succès de réponses à des appels à projets compétitifs.

Enfin, la transition numérique de l’école, faite par essence de changements, repose sur des initiatives des acteurs de l’écosystème. Cela suppose une définition claire du cadre d’action de chacun et du respect de ces prérogatives, avec une solidarité systémique face aux réussites comme aux échecs.

Jean-François Cerisier, Professeur de sciences de l'information et de la communication, Université de Poitiers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de Freepik

Image de v.ivash sur Freepik

Pourquoi apprend-on des comptines en maternelle ?

Pascale Garnier, Université Sorbonne Paris Nord

Mi-décembre, avant l’heure du déjeuner, dans l’école maternelle d’une ville moyenne de province, deux classes mixtes de moyenne et grande sections sont réunies avec leurs enseignantes dans le préau. Près d’une cinquantaine d’enfants de 4 ans et 5 ans répètent des chansons et comptines apprises pour la semaine suivante, en vue d’un spectacle qui sera donné pour l’ensemble de l’école, puis dans un second temps aux seuls parents de ces deux classes.

Noël est, sans surprise, la thématique des comptines et chansons retenues. Outre,

et
, les enfants fredonnent aussi les paroles suivantes :

« 1, 2, 3, Dans sa hotte en bois
4, 5, 6, Tout plein de surprises
7, 8, 9, Des jouets tout neufs
10, 11, 12, De la joie pour tous »

Ils chantent aussi : « 5 petits moutons qui couraient dans la neige, tout blancs, tout blanc, le joli manège, 5 petits moutons qui couraient dans la neige, y’en a un qui tombe, ça fait 4 petits moutons », paroles qui se déclinent successivement pour 4, 3, 2, 1, puis 1 petit mouton. Dernière comptine du jour :

« N.N., voici venir les rennes
O.O., nous aurons des cadeaux
E.E., les enfants sont joyeux
L.L., c’est le soir de Noel
Noël, Noël, N.O.E.L, Noël, Noël, N.O.E.L »

La très grande majorité des élèves chantent avec enthousiasme ; ils s’applaudissent à la fin de chaque morceau. Quelques-uns ont encore les airs et les paroles en tête l’après-midi… tout comme les chercheuses qui ont observé la scène, dans le cadre d’un projet de recherche franco-québécois sur la maternelle ! Sans que nous y prenions garde, les rythmes et les mélodies se sont aussi installés dans nos têtes et nous nous en ferons la remarque en quittant l’école en fin d’après-midi.

Des rythmes qui aident à la mémorisation

Pourquoi apprend-on des comptines en maternelle ? Issues des racines « compter » et « conter », celles-ci intègrent par définition des chansons mimées, des jeux de doigts et de courts chants. Comme le montre notre observation, elles peuvent alimenter les apprentissages au programme de l’école maternelle. Elles sont le vecteur d’apprentissages langagiers – sons, rimes, vocabulaire, etc. Ce que l’on appelle en maternelle la « comptine numérique », constituée de la suite du nom des chiffres, est l’objet par excellence de la comptine. Elle ne se confond pas, du reste, avec les apprentissages numériques, c’est-à-dire la discrimination d’un ordre ou d’une quantité.

L’incroyable histoire de « Pirouette, Cacahuète » de Gabrielle Grandière (INA Officiel, 2012).

Ces comptines suscitent une large adhésion des enfants, un mode d’apprentissage par imprégnation, avec des rythmes propices à la mémorisation. Sans oublier, parfois, le plaisir d’énoncer une suite de syllabes qui sortent du langage ordinaire. Elles donnent aussi corps à un groupe d’enfants qui se donne à voir comme tel, chantant d’une seule voix, avec le plaisir partagé de la répétition.

Au-delà des apprentissages scolaires qu’elles peuvent véhiculer, il n’est pas rare qu’à travers ce plaisir vécu du groupe, les comptines soient utilisées par les enseignants comme moyen de reprise en main de la classe, outil de rassemblement et de recentrage quand elle a tendance à se disperser. Faciles à mémoriser, elles donnent également à bon compte, comme dans la chorale observée, une visibilité au travail réalisé dans la classe auprès des parents.

Mais il n’y a pas qu’en maternelle que les comptines sont proposées aux jeunes enfants ; dans les crèches, en bibliothèque, etc., les comptines se jouent des frontières entre parole, rythme et jeu, entre langue française et d’autres langues. Là est recherché en tout premier lieu la musicalité des comptines, la complicité d’un partage entre petits et grands, une voie d’accès au langage. Dans l’ouvrage Lire en chantant des albums de comptines, Michel Manson, montre bien comment au cours du XXe siècle les chansons pour enfants sont devenues des livres, marquant le passage du « folklore à l’album de comptines ».

Un patrimoine culturel de l’enfance

La tradition des comptines, avec celle des rondes et jeux traditionnels de l’enfance, est plus ancienne en maternelle. Il faut remonter au milieu du XIXe siècle, quand les écoles maternelles étaient encore des « salles d’asile », pour en comprendre l’usage. Indiquons ce qu’il doit en particulier à Marie Pape-Carpantier, directrice du premier cours normal de formation de son personnel, à qui l’on doit précisément ce nom d’école maternelle, bien avant qu’il ne soit officialisé en 1881. Avec elle s’ébauche une réappropriation institutionnelle de pratiques enfantines, en lieu et place de la discipline quasi militaire à laquelle les jeunes enfants étaient soumis dans les salles d’asile.

Les folkloristes de la fin du XIXe siècle, puis les anthropologues au XXe siècle, donneront aux comptines, rondes et jeux de l’enfance, leurs lettres de noblesse. Au point où des recommandations officielles publiées en 1980 indiquent : « l’école maternelle en est devenue l’un des seuls “conservatoires” et c’est à elle que revient la transmission de ce patrimoine culturel ».

Parler de « transmission » ne veut pas dire que ce qui est enseigné reste immuable. Bien au contraire, ce « patrimoine culturel » s’enrichit des créations du XXe siècle, dont le nom des auteurs s’effacent vite, ou de ses traductions contemporaines, comme ce « 1, 2, 3, nous irons au bois », devenu à l’occasion de Noël « 1, 2, 3, dans sa hotte en bois ».

Ces « traditions enfantines » se révèlent particulièrement plastiques, remises souvent au goût du jour ou encore retravaillées pour répondre à la visée de tel ou tel apprentissage scolaire. C’est sans doute ce qui fait aussi perdurer leur « transmission », par delà les changements fréquents des programmes depuis les années 1980, outre aujourd’hui leur diffusion sur Internet qui les met à la portée de tous.

Au final, on peut, semble-t-il, rapprocher l’enseignement des comptines de l’apprentissage scolaire de l’écriture analysé par Anne Marie Chartier. Il répond à des données à la fois pragmatiques, cognitives et relationnelles : une manière de répondre aux attentes de l’institution, mais aussi au souci de la gestion de la classe en lui donnant ici matière à vivre un collectif partagé.

En outre, il fait sens vers une culture enfantine, celle des cours de récréation en premier lieu, prolongeant le plaisir des formulettes transmises entre enfants, des « amstramgram » et autres « plouf-plouf » analysés par Julie Delalande. C’est sans doute aussi dans leur hybridité, entre culture enfantine et culture scolaire, qu’il faut chercher les raisons de leur longévité à l’école maternelle.


Le projet Regards croisés sur les pratiques en maternelle en France et au Québec : penser la réussite des enfants du point de vue ses acteurs – PRAMATER est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Pascale Garnier, docteur en sociologie, professeur en sciences de l’éducation, Université Sorbonne Paris Nord

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.