Par le

Image de zinkevych sur Freepik

À l’école, apprendre à évaluer l’information dans un monde numérique

Mônica Macedo-Rouet, CY Cergy Paris Université

Sujet relativement marginal il y a une vingtaine d’années, l’évaluation de l’information sur Internet est aujourd’hui un enjeu majeur pour notre société. Le nombre très important de messages frauduleux, douteux ou biaisés publiés tous les jours sur les réseaux sociaux et sur le web en général rend tout un chacun vulnérable à la désinformation. On l’a vu avec des sujets d’actualité comme la vaccination contre le Covid-19, les élections présidentielles au Brésil, ou encore la guerre en Ukraine.

Si l’évaluation est plus que jamais essentielle à tous les citoyens, et ce dès le plus jeune âge, elle est aussi une compétence complexe. Elle requiert des connaissances sur les règles de publication sur Internet et les critères de fiabilité de l’information, mais aussi une motivation et des habilités métacognitives, c’est-à-dire la capacité à réfléchir sur ses actions et à les réguler. Ces compétences posent de nombreux défis aux internautes et interrogent le rôle de l’école.

Aller au-delà des indices superficiels

Prenons le cas d’un élève de CM2 qui a pour consigne de trouver des informations sur les causes du réchauffement climatique sur Internet pour une présentation en classe. Après avoir saisi des mots-clés dans un moteur de recherche, il trouve plusieurs articles en apparence intéressants. L’un d’entre eux s’intitule « Les zones climatiques : causes et conséquences ». Des recherches auxquelles j’ai pu contribuer montrent que le fait de trouver des mots-clés de la requête dans le titre de l’article augmente beaucoup les chances que l’élève considère l’article comme pertinent pour sa recherche, alors même que celui-ci ne traite pas de son sujet…

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Jusqu’à un certain âge et niveau scolaire, les élèves se laissent influencer très facilement par des indices superficiels, tels que la présence de mots-clés, la taille et le type de police de caractères utilisés dans les pages de résultats de recherche. Vers la fin du collège, ces effets s’atténuent considérablement, mais d’autres défis de l’évaluation prennent le pas, tels que le fait de ne pas savoir ce qu’il faut évaluer exactement quand on demande de juger la fiabilité d’une page web pour une recherche.

Ainsi, dans une étude menée auprès d’élèves de troisième en France et en Allemagne, publiée dans la revue Computers & Education, mes collègues et moi-même avons montré que la quasi-totalité des participants ne prête pas attention à la source des informations lorsqu’on leur demande de répondre à une question telle que « L’aspartame est-il mauvais pour la santé ? » à partir de quatre pages web sur le thème. Ils se centrent sur le contenu des articles, alors même que certains sites ont un conflit d’intérêts notoire vis-à-vis du sujet (par exemple, un fabricant de sodas qui contiennent de l’aspartame).

Interrogés sur les raisons pour lesquelles ils ne prêtent pas attention à la source de l’information, les élèves évoquent le manque de consignes explicites de la part de l’enseignant, le type de tâche et leur motivation personnelle à trouver des informations fiables sur le sujet.

Pour autant, ils ne sont pas insensibles ni incapables de percevoir les enjeux liés à la source pour l’évaluation de la fiabilité de l’information. Lorsqu’on leur pose la question directement, ils perçoivent rapidement le conflit d’intérêts derrière certaines sources. Le problème est que la recherche d’informations et la consultation quotidienne des réseaux sociaux ne se font pas avec un adulte à côte pour poser ce genre de questions…

Faut-il appliquer la méthode des « check lists » ?

Que peut faire l’école pour aider les élèves à développer des compétences d’évaluation de l’information sur Internet ? La réponse à cette question est moins évidente qu’elle n’y paraît. Il existe en effet une multitude de méthodes, contenus et approches pédagogiques aujourd’hui disponibles sur Internet et dans les écoles. Cependant, la plupart de ces approches manquent de preuves empiriques de leur efficacité.

Pour donner un exemple, une approche couramment utilisée se base sur l’application de « check lists » à l’analyse des sites web trouvés par les élèves dans le cadre de leurs recherches. On demande ainsi aux élèves de vérifier, pour chaque site, si les informations sont « à jour », le texte « lisible » et la source « fiable », entre autres critères d’évaluation. Les revues de la littérature scientifique par Ziv et Benne, en 2022, et Sarah McGrew, en 2020, montrent que cette approche est prépondérante, voire exclusive, dans un grand nombre d’universités et d’écoles. Or, elle est inefficace pour l’apprentissage de l’évaluation de l’information car la plupart des critères demandent des connaissances relativement expertes et/ou ne sont pas suffisamment objectifs pour permettre un jugement indépendant de l’avis de l’élève ou étudiant.

Une formation à l’évaluation de l’information efficace demande de bases théoriques solides sur les processus sociocognitifs de lecture et compréhension de « documents » (textes, images, vidéos…), ainsi que des preuves empiriques obtenues à travers des études scientifiques rigoureuses et impliquant une collaboration étroite entre chercheurs et praticiens. Ces recherches existent depuis quelques années, mais elles ne sont pas encore assez nombreuses pour couvrir tous les domaines et problématiques pédagogiques liées à l’évaluation de l’information.

Dans mon livre Savoir chercher. Pour une éducation à l’évaluation de l’information, je passe en revue les théories et études scientifiques réalisées à l’échelle internationale, dans les années récentes, sur ce sujet. Ce n’est pas une revue exhaustive, mais elle couvre un grand nombre d’études et de synthèses d’études montrant que les défis de l’éducation à l’évaluation de l’information peuvent être surmontés à certaines conditions (par exemple, proposer des exercices structurés d’évaluation de l’information, créer des liens entre l’évaluation et d’autres activités scolaires tels que la lecture et la résolution de problèmes).

Il n’existe pas de recette miracle, mais un nombre croissant d’études pointe vers la nécessité d’un enseignement explicite de cette compétence à l’école, c’est-à-dire, un enseignement qui combine des phases de réactivation des connaissances préalables, de modelage, de pratique guidée et autonome des élèves. Par exemple, l’enseignant peut partir de l’expérience des élèves sur des informations fausses ou erronées diffusées sur Internet, pour leur expliquer la notion de source d’information et montrer pas à pas les étapes d’évaluation de la source. Ensuite, les élèves s’exercent sur des exercices partiellement résolus par/avec l’enseignant pour aller progressivement vers des exercices en autonomie.

Imaginer de nouvelles formes d’apprentissage

Les recherches pointent vers la nécessité d’imaginer de nouvelles formes de collaboration entre les enseignants de différentes disciplines, par exemple en identifiant un corpus de textes dans différentes disciplines qui peuvent se prêter à un travail d’évaluation des informations. Ceci afin de montrer l’importance de l’évaluation dans tous les domaines de connaissances, et en même temps sa complexité car les critères d’évaluation ne sont pas absolus, ils demandent une adaptation au contexte.

Les liens entre les processus cognitifs fondamentaux, tels que la compréhension de textes, et l’évaluation de l’information, que l’on peut considérer comme un processus de lecture finalisée ou « fonctionnelle », pour utiliser les termes de l’enquête PISA de l’OCDE et de l’Observatoire national de la lecture, mission ministérielle d’expertise menée au début des années 2000, sont à creuser et à développer dans les recherches actuelles.

L’évaluation est une compétence que l’on souhaite voir s’appliquer non seulement aux tâches scolaires, mais aussi à toutes les tâches de la vie courante qui demandent une vigilance particulière quant à la qualité et à la crédibilité de l’information. Pour cette raison, impliquer les élèves dans la formation de leurs pairs, par exemple en les incitant à animer des ateliers (pour lesquels ils devraient être préparés) sur l’évaluation des l’information dans les réseaux sociaux, est sans doute une piste prometteuse pour identifier des situations intéressantes et pertinentes pour les jeunes, et promouvoir l’engagement de tous dans cette activité, l’évaluation, aujourd’hui essentielle.

Mônica Macedo-Rouet, Professeure des universités en psychologie cognitive, CY Cergy Paris Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de Drazen Zigic sur Freepik

Ces sportifs amateurs qui renoncent aux montres connectées, pourquoi ?

Matthieu Quidu, Université Claude Bernard Lyon 1 et Brice Favier-Ambrosini, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)

Mesurer son nombre de pas quotidiens ; suivre sa fréquence cardiaque, son allure ou le dénivelé cumulé lors d’un footing ; mémoriser sur une année la distance totale parcourue en vélo et la partager sur un réseau communautaire en ligne. Voilà des pratiques devenues courantes dans l’univers sportif, y compris au niveau amateur.

Cette numérisation de l’activité physique s’opère dans un contexte plus global de prolifération des outils d’autoquantification, que ceux-ci portent sur la productivité au travail, la régulation du sommeil, le contrôle des apports caloriques, de la glycémie et/ou du poids…

Si l’on ne considère que la sphère des activités sportives, le marché s’avère aussi bien lucratif que concurrentiel. Comme le rapportent les chercheurs finlandais Pekka Mertala et Lauri Palsa, le business de la technologie numérique du sport serait évalué annuellement à 12 milliards de dollars et comptabiliserait plus de 10 000 dispositifs numériques portatifs pour la seule activité de course à pied. 90 % des coureurs amateurs utiliseraient aujourd’hui une montre connectée ou une application mobile.

La mise en chiffres de soi est associée à une série de promesses : promesses d’activité, de bonheur, de santé et d’empowerment. Cette connaissance est considérée, de par son objectivité et sa transparence jugées incontestables (comparativement au caractère approximatif des ressentis corporels) comme le fondement d’un projet personnel d’optimisation de soi.

Ces dispositifs embarqués sont également érigés en soutien motivationnel incitant tout aussi bien à être régulier et assidu qu’à rompre avec des habitudes de vie jugées malsaines. L’intégration à une communauté de pratiquants est susceptible d’amplifier cet effet par l’entrelacement des systèmes d’encouragements mutuels et de mises en concurrence.

Malgré tout, nous constatons aujourd’hui un certain ralentissement de ce marché, en lien avec un phénomène massif d’abandon de ces dispositifs digitaux ou, tout du moins, d’utilisation à très court terme.

Comprendre les processus d’abandon des outils connectés

Il convient tout d’abord de rappeler que l’adoption des objets connectés dans le cadre de la pratique sportive n’est pas répartie de façon équitable dans l’ensemble de la population. Elle serait ainsi surreprésentée parmi les hommes, urbains, fortement diplômés, socialement favorisés et physiquement actifs. En outre, la tranche des 30-39 ans serait la plus équipée en bracelets intelligents et montres connectées.

Si certains groupes de population ont moins accès à ces technologies embarquées, d’autres, qui les ont acquises, vont les abandonner, le plus souvent après une période restreinte d’utilisation. Les mécanismes conduisant à ces abandons sont extrêmement variés : surcharge logistique, dimension chronophage du transfert et de l’interprétation des données, déficit de précision et de fiabilité des recueils, difficulté à leur donner du sens et à les exploiter…

Nous considérons pour notre part que ce rejet pourrait résulter d’une dégradation conséquente de la qualité de son expérience vécue en situation sportive. En effet, pour certains pratiquants, la mise en chiffres de soi conduit à ressentir son activité davantage sur le mode du travail contraint que du loisir gratuit et autodéterminé.

La motivation intrinsèque (le plaisir de pratiquer la course à pied pour elle-même) tendrait alors à être supplantée par une motivation extrinsèque (récompenses, comparaisons, surveillances mutuelles) induisant une peur anticipée de l’échec dans le cadre d’une injonction constante à l’excellence ainsi qu’un sentiment de honte et de culpabilité en cas de contre-performances. Des phénomènes de surcharge cognitive et de distraction attentionnelle peuvent également occasionner une coupure vis-à-vis de l’ici-et-maintenant de son activité et des sensations corporelles afférentes.

Dans d’autres configurations, le retrait de la montre connectée participe d’un acte de résistance à forte signification politique, philosophique, voire spirituelle. Il peut s’agir tantôt d’une volonté de rompre avec ce qui est perçu comme un système généralisé de surveillance, de s’émanciper de la pression des réseaux sociaux sportifs, de récuser une course matérialiste au suréquipement ou encore de privilégier à nouveau les sensations corporelles dans la programmation de l’entraînement.

Ces comportements de rejet peuvent ici être reliés à l’émergence de valeurs minimalistes comme la sobriété choisie, la simplicité volontaire ou la frugalité. Il est ici question de retrouver une forme de liberté perdue, de légèreté, voire de résonance.

Comprendre le processus d’adhésion à la quantification

Tous les coureurs amateurs ayant commencé à utiliser un outil digital d’autoquantification n’ont pas pour autant cessé de s’en servir. Si l’abandon constitue un phénomène prégnant et explicable, la persévérance doit également être prise au sérieux. Quelles sont les conditions qui permettent à des coureurs amateurs de continuer à pratiquer et à se quantifier numériquement tout en conservant plaisir et bien-être dans l’activité ?

Nous avons montré que les coureurs amateurs qui persévéraient avaient développé une expertise poussée de leur autoquantification. Plus précisément, ils sont parvenus à bricoler et incorporer une série de tactiques voire de « ruses du quotidien », pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, leur permettant d’interagir avec leur dispositif numérique sans altérer la qualité de leur expérience sportive.

Une première tactique consiste à différencier et alterner, dans le temps, les utilisations de la montre connectée. À l’échelle de leur vie sportive tout d’abord, ils modulent l’intensité et le type d’usage de l’outil afin de l’adapter aux conditions de vie changeantes (par exemple, en suspendant l’ambition de dépassement des performances durant une année familialement exigeante). Ils ont également appris à délaisser certains domaines de quantification (le sommeil par exemple) afin de focaliser leurs efforts sur la seule course à pied.

À l’échelle d’un cycle d’entraînement, les coureurs différencient les modes d’interaction avec l’outil (fréquence de consultation, nature des données recueillies) suivant les types de séances considérées ; par exemple, ils réservent un usage intensif de la montre aux séances d’interval training tandis que dans les footings de récupération, les sorties à allure marathon ou les séances techniques, ils ne la consultent que très épisodiquement. Enfin, à l’échelle d’une séance donnée de course, les coureurs ont ciblé certains moments clés de consultation. D’autres ne regardent jamais la montre pendant leur sortie mais seulement après, le schéma inverse étant également apparu.

Une deuxième tactique consiste à accepter d’ajuster, de réviser, voire d’abandonner ses objectifs en cours de route, en fonction de l’état de forme perçu et/ou des conditions environnementales. Cette flexibilité témoigne de la construction d’un rapport d’indulgence et de bienveillance envers soi-même.

Enfin, une troisième tactique du quotidien conduit les coureurs amateurs à veiller systématiquement à remettre en contexte ce qu’ils considèrent comme des (contre-) performances. Loin de ne considérer le chiffre que dans son rendu brut, ils prennent appui sur celui-ci pour comprendre les mécanismes sous-tendant le processus de production de (contre-) performance (mauvaise nuit, stress professionnel…).

Comprendre la nature de l’attachement au dispositif

Nous avons voulu mieux comprendre le lien noué par les coureurs avec leur dispositif numérique de tracking. Pour ce faire, nous leur avons demandé de le retirer, le temps d’une seule session de course, tout en décrivant en temps réel, au moyen d’un dictaphone, ce qu’ils ressentaient. Ce dépaysement, exceptionnel pour la plupart, s’est avéré particulièrement déstabilisant et a révélé, en creux, la profondeur de l’incorporation de l’outil et de l’attachement tissé.

La totalité des sujets étudiés a tout d’abord admis une forte appréhension à l’idée de courir sans la montre. Ils ont tenté de la gérer de différentes manières : en repoussant la sortie ; en la réalisant sur un parcours qu’ils venaient de réaliser avec la montre afin de s’appuyer sur des repères chiffrés ; en se servant du dictaphone pour estimer la durée et l’allure de course ; en cachant une montre dans le sac à dos pour enregistrer, malgré tout, le volume de course effectué…

La majorité des participants a ensuite ressenti un vide motivationnel causé par l’absence de la montre qui, portée, remplit une fonction d’incitation à la performance et au dépassement de soi. La session réalisée sans montre leur est ainsi apparue plus longue, pénible, douloureuse voire vide de sens : en effet, à quoi bon se dépasser s’il est impossible d’en connaître le résultat exact et si celui-ci n’est pas mémorisé ni archivé ?

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Les coureurs ont également noté que le simple fait de porter la montre avait tendance à sur-focaliser leur attention sur les données chiffrées, au détriment de leur technique de course, de l’environnement extérieur ou de leurs sensations corporelles.

L’absence de la montre est également apparue pour certains comme physiquement déstabilisante. Privés de leur outil, les coureurs se sont sentis nus, déséquilibrés, asymétriques, ne parvenant le plus souvent à inhiber le geste réflexe de le consulter, preuve que l’objet ainsi que le mouvement associé ont été assimilés dans le schéma corporel du coureur. Certains d’entre eux ont enfin éprouvé de profondes difficultés à réguler leur course et à estimer de façon fiable des variables, pourtant fréquemment manipulées, comme la durée, la distance, la vitesse, la fréquence cardiaque.

En définitive, interagir avec son dispositif de quantification de façon fonctionnelle n’a rien de spontané, de magique ni d’automatique. Cela s’apprend et se construit patiemment. L’éducation physique et sportive scolaire se doit ici d’assumer son rôle formateur, tant la digitalisation devient incontournable dans le domaine sportif.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

Matthieu Quidu, Maître de conférences en sociologie du sport, Université Claude Bernard Lyon 1 et Brice Favier-Ambrosini, Professor, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Poids des cartables, sanitaires : l’école néglige-t-elle le bien-être physique des élèves ?

Claude Lelièvre, Université Paris Cité

La prise en compte du corps des élèves est trop souvent négligée dans l’école française comme le montrent entre autres l’état des toilettes scolaires, mis en cause régulièrement depuis des dizaines d’années, tout comme le poids excessif des cartables au collège. En cette rentrée scolaire 2023, on a pu entendre une nouvelle fois cette double mise en cause ô combien récurrente et significative.

Le nouveau ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal s’est prononcé en faveur de la diminution de moitié du poids des cartables début septembre : « Je veux avancer sur ce sujet pendant cette année avec les représentants des enseignants, des personnels de direction, les collectivités locales », a-t-il déclaré sur M6.

Le numérique pour alléger les cartables ?

Les propos du ministre à la veille de la rentrée ne sont pas sans rappeler la circulaire du 11 janvier 2008 parue sous le ministère de Xavier Darcos :

« Le poids moyen d’un cartable est encore de 8,5 kilos, ce qui correspond à environ 20 % du poids de l’enfant. C’est pourquoi je vous demande d’agir et de trouver sans délai des solutions concrètes afin de diviser, sous brève échéance, le poids du cartable par deux. »

C’était il y a quinze ans. Et une note ministérielle du 17 octobre 1995 avait déjà indiqué que le poids du cartable d’un élève ne devait pas dépasser 10 % de son poids…

À la rentrée 2009, le ministère de l’Éducation nationale expérimente dans douze académies l’utilisation de manuels scolaires via l’espace numérique de travail (ENT) du collège. La circulaire du 16 mars 2010 demande aux recteurs d’« accélérer le développement du numérique à l’école » . Celle du 31 juillet 2012 a établi une liste de fournitures scolaires recommandées ayant pour objectif de réduire le coût de la rentrée et d’alléger le poids du cartable. Et il a été recommandé que l’ensemble des mesures destinées à alléger le poids du cartable soit mis à l’ordre du jour du comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté dans chaque établissement scolaire .

Le poids des cartables, le poids des maux (Franceinfo INA, 2020)

Dix ans plus tard, en dépit des mises en garde des personnels de santé sur les risques encourus par les corps des élèves, le poids des disciplines accumulées avec leurs exigences spécifiques reste sur le dos des élèves. Le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal a préconisé de « jouer » sur les fournitures, sur les manuels, sur le numérique, sur les casiers dans les établissements. Dans les faits, le souci « instructif » l’a jusqu’ici emporté quasiment sans partage aux dépens du bien-être, comme si le souci réel du corps de l’enfant relevait du « supplément d’âme ».

Le tabou des toilettes scolaires

Mutatis mutandis, il en est de même pour ce qui concerne la question sensible, mais pour l’essentiel inchangée, des sanitaires scolaires. Une tribune collective signée par des élus, des représentants de parents, d’entreprises, d’associations et de spécialistes de l’enfance a sonné une nouvelle fois l’alerte dans Le Figaro du 27 août 2023 sous le titre « L’hygiène et la sécurité des toilettes scolaires relèvent des droits les plus essentiels des enfants ». Les signataires indiquent que le problème n’est certes pas nouveau, mais qu’il y a une prise de conscience récente quant à l’urgence de la situation. Acceptons-en l’augure :

« Nos enfants subissent une situation qu’aucun adulte ne serait prêt à endurer dans un environnement personnel ou professionnel. L’hygiène et l’usage des toilettes à l’école sont autant un sujet de santé publique que d’éducation, de sécurité et d’aménagement des espaces […] La situation appelle une réponse collective, massive et urgente pour améliorer le bien-être de tous les enfants de la République. »

En 2019, Essity, acteur de l’hygiène et de la santé, a mené avec l’IFOP une étude auprès de 500 enfants âgés de 6 à 11 ans. Il en ressort qu’un élève sur deux se retient d’aller aux toilettes en milieu scolaire, alors même que l’Association française d’urologie préconise d’aller uriner au moins toutes les trois heures au risque de développer, entre autres pathologies, des infections urinaires. L’étude d’Essity met en avant trois facteurs explicatifs de cette situation qui perdure :

  • le fait que la question des toilettes à l’école demeure un sujet tabou ;

  • l’absence de responsabilité claire et partagée concernant l’hygiène et la sécurité des toilettes ;

  • enfin (et sans doute surtout) la sous-estimation de la situation vécue par les enfants.

En 2006, après enquête, la Fédération nationale des délégués départementaux de l’Éducation nationale écrivait :

« Ce qui existe partout en matière d’hygiène dans tous les lieux de travail et dans tous les lieux publics est absent dans nombre d’écoles… Ce qui serait intolérable pour des adultes est trop souvent accepté pour des enfants. »

Il y a 20 ans déjà, dans Le Parisien du 18 novembre 2003, Philippe Meirieu déclarait :

« Notre société exalte le corps, mais est incapable de reconnaître ses fonctions primordiales […] Il n’y a qu’un seul lieu où l’hygiène et le mépris de l’intime sont aussi choquants : c’est la prison. »

L’éducation physique, différente de la compétition sportive

On exalte en effet le corps, mais lequel ? On le voit bien en pleine préparation de l’accueil des Jeux olympiques à Paris dans moins d’un an. Il y est moins question de l’« éducation physique » du corps des enfants que de l’exaltation des « performances sportives ».

Comme il est indiqué sur le site du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, le programme 30 minutes d’activité physique quotidienne est généralisé depuis septembre 2022 dans les écoles primaires du pays. Il est mis en valeur que l’accompagnement de ce dispositif transformateur constitue l’une des priorités des feuilles de route du ministère des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques et aussi du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. « Cette mesure s’inscrit dans la construction d’une Nation sportive » est-il dit. Et tout est dit.

Et que peut-on dire aussi, en point d’orgue, de la médecine scolaire ? De l’avis quasi général, elle est foncièrement sinistrée. Mais qui s’en soucie vraiment ? À l’école, tout semble se passer comme si les élèves n’avaient pas vraiment de corps, ou si peu.

Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l'éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de artursafronovvvv sur Freepik

Oui, les jeunes lisent encore. Mais différemment !

Carine Roucan, Université Le Havre Normandie

Depuis les années 1990, on s’interroge beaucoup sur les pratiques de lecture des jeunes, déplorant qu’ils se tournent moins vers ce loisir que les générations précédentes. C’est à l’entrée au collège que se produirait un décrochage : le nombre déclaré de livres lus baisse à partir de 11 ans.

Pourtant, le tableau de l’édition jeunesse est loin d’être sombre : en 2020, la valeur des ventes a augmenté de 9,9 % et de 16 % en 2021, et les achats de livres numériques pour la jeunesse ont augmenté de 44 % en 2020, pendant le confinement. La plus forte hausse concerne la littérature pour les enfants, mais les adolescents se sont vus proposer aussi des titres qui correspondent mieux à leur univers, largement transmédia.

Pour mieux comprendre comment ces tendances a priori contradictoires peuvent cohabiter, peut-être faut-il revoir nos représentations traditionnelles. Et si les jeunes, plutôt que de lire moins, lisaient en fait différemment ? Examinons de plus près ces nouveaux usages.

3h14 de lecture par jour

Si l’on oppose souvent les livres aux écrans, les dernières enquêtes considèrent l’e-book comme un livre à part entière, ce qui permet de mieux évaluer le nombre de livres lus. Cependant, cette prise en compte ne permet pas de considérer l’ensemble des activités littéraires des adolescents, qui peuvent aussi avoir lieu sur écran. Surfer sur Internet peut aussi rimer avec achats de livres et consultation de conseils de lecture.

Mais l’on continue de scinder les deux espaces. L’enquête Ipsos sur les jeunes Français et la lecture indique ainsi que les 7-19 ans lisent 13 minutes de plus qu’en 2016, mais qu’ils passent moins de temps à lire (3h14 par jour en moyenne) que sur les écrans (3h50 par jour en moyenne). Comme les livres numériques ne sont pas très répandus (moins de 10 % des ventes totales des éditeurs), l’on n’envisage pas que le temps d’écran puisse s’intégrer aussi dans le temps de lecture.

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Or, si le changement profond qui a touché le monde du livre a été initié par l’ebook, un autre tournant s’est amorcé avec les réseaux sociaux et sous la forme de plates-formes de lecture et d’écriture. Côté réseaux, Instagram et TikTok ont pris le relais des vidéos YouTube, noyant ainsi les conseils de lecture dans le flux des posts, de telle façon qu’il est extrêmement difficile de quantifier le temps passé à regarder ces conseils de lecture.

Concernant les plates-formes, telles que Wattpad et Webtoon pour les plus célèbres, elles sont souvent omises par les jeunes eux-mêmes quand on leur demande combien de temps ils consacrent à la lecture, et ne sont pas comptées dans les ventes de livres même numériques, alors qu’elles sont centrées sur la création et le partage d’histoires.

Cette plateformisation du monde du livre s’inscrit dans le nouvel écosystème culturel qui s’efforce d’attirer les adolescents en misant sur la gratuité, la personnalisation des contenus et une offre pléthorique, tout cela leur assurant de trouver des textes qui leur plaisent et à la hauteur de leurs moyens financiers. Cet hyperchoix gratuit attire également parce qu’il se pratique sur des écrans tactiles : le geste digital provoque une intimité avec le récit que l’on adapte à soi-même, dans sa mise en page et sa disposition, dans les choix faits parmi ceux de l’algorithme, comme un prolongement de soi.

Sick-lit, New Romance, Fantasy… Des genres plébiscités par les jeunes

Il ne faudrait pas croire que ce n’est qu’une vaste entreprise de séduction : ces plates-formes transforment les pratiques et inquiètent l’industrie du livre. En effet, le modèle éditorial classique repose sur la légitimité accordée aux auteurs et aux textes par une sélection faite par les éditeurs qui garantissent ainsi une qualité littéraire aux textes publiés. Les plates-formes, elles, correspondent à une économie de la donnée : la gratuité s’appuie sur la revente des données des utilisateurs et laisse de côté le critère de la reconnaissance de la qualité littéraire. Ainsi, le succès d’un texte posté en ligne tient au nombre de personnes qui le lisent.

Privilégier ces canaux de lecture revient-il à faire fi de la qualité et à souscrire à une certaine frivolité ? En réalité, ce qui anime les jeunes, c’est la recherche de textes qui leur plaisent et font plus écho à leur vision du monde. Cette question se pose depuis toujours, et correspond aux enjeux soulevés par la littérature populaire.

L’idéal trouvé sur les plates-formes de lecture est ainsi de mettre le lecteur au centre du processus : il choisit les textes qu’il aime parmi des millions d’histoires proposées (plus de 100 millions sur Wattpad, toutes langues confondues), classées selon des catégories qui évoluent au fil des textes publiés et qui ne sont donc pas figées.

Wattpad : Le YouTube des livres (Canal+, 2018).

C’est ainsi que naissent de nouvelles catégories, comme la littérature Young Adult, divisée en catégories et sous-catégories qui établissent un classement non pas prescriptif, mais dans le but de proposer aux lecteurs des textes susceptibles de les intéresser. Laurent Bazin dans son étude La Littérature Young Adult distingue deux grands genres eux-mêmes divisés en sous-genres :

  • La fantasy, tout d’abord, qui continue ce genre littéraire et éditorial en le déclinant en fantasy médiévale, historique, mythique, urbaine, orientale, steampunk, et la dystopie ;

  • La romance, qui renouvelle le roman sentimental ancien sous l’influence de la « romance » anglo-saxonne, qui se décline en « chick-lit » (genre auquel se rattachent des romans comme Bridget Jones), « bit-lit » (dans le sillage du succès de Twilight), new romance et new adult.

Les catégories continuent de s’inventer, dès qu’un texte inclassable est posté, c’est ainsi que sont nés la « sick-lit » et les « feel-good books ».

Lecteurs et auteurs à la fois

Cet espace de liberté de choix s’accompagne d’un espace d’écriture dont chacun peut s’emparer, car l’on confie son texte à la communauté et non à un système éditorial sélectif. Ce fonctionnement, mettant de côté les différences sociales et valorisant l’engagement, est certainement ce qui attire le plus les jeunes : non seulement ils y sont habitués, mais ils y trouvent leur compte étant à la fois lecteurs, auteurs, critiques, correcteurs.

Depuis 2012, les maisons d’édition tentent de suivre, bien sûr, ces tendances et publient des textes postés sur des plates-formes, comme ceux de Nine Gorman, créant de nouvelles collections pour les adolescents et les jeunes adultes. La fanfiction est un genre désormais pris au sérieux. Les maisons d’édition développent des bookstagrams et des booktoks et investissent ainsi les lieux numériques de la jeunesse. Les influenceurs littéraires sont eux aussi très écoutés.

Où sont les jeunes, alors, en ce qui concerne la lecture et la littérature ? Là où on ne les attend pas. Dans le Nouveau Monde, celui du troisième millénaire. La société est tiraillée entre l’envie de les ramener au système ancien, fondé sur le livre, papier de préférence, et la nécessité de les suivre dans ces nouveaux espaces de co-écriture. Cependant, au-delà de questions sociétales, cette culture libre et partagée soulève aussi des questions juridiques et financières autour du droit d’auteur.

Carine Roucan, Docteur en langue et littérature françaises, Qualifiée aux fonction de MCF section 9, Membre du GRIC UR4314. Enseignante en littérature, expression et édition, Université Le Havre Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.