Par le

Image de master1305 sur Freepik


Image de freepik

Ours en peluche : les secrets d’un succès

Anne-Sophie Tribot, Aix-Marseille Université (AMU) et Blanc Nathalie, Université Paul Valéry – Montpellier III

Né au début du XXe siècle, l’ours en peluche occupe une place importante dans nos imaginaires collectifs. Pourquoi est-il si réconfortant ? La recherche s’est penchée sur le sujet.


Depuis plus d’un siècle, l’ours en peluche demeure l’un des jouets les plus appréciés. L’histoire commence au début du XXe siècle en Allemagne, lorsque Richard Steiff a l’idée de fabriquer le premier ours en peluche en laine mohair, qui séduit immédiatement le monde.

Peu de temps après, de l’autre côté de l’Atlantique aux États-Unis, un autre ours en peluche voit le jour suite à un événement impliquant le président Theodore Roosevelt. Lors d’une partie de chasse, celui-ci se voit offrir un ourson capturé par ses accompagnateurs, pour éviter que le président ne rentre bredouille. Le président refuse de tirer sur l’animal. Cette histoire, largement médiatisée, inspire le fabricant de peluches Morris Michtom à créer une version de cet ourson, baptisé Teddy Bear en hommage au surnom du président.

Pendant longtemps en Europe, ce n’était pas le lion, mais plutôt l’ours qui était considéré comme le roi des animaux, il était admiré et vénéré. Il n’est donc pas étonnant que cet animal symbolique ait inspiré les fabricants de jouets.

De nos jours, les ours en peluche occupent une place importante dans nos sociétés et nos imaginaires collectifs, non seulement en tant que jouet populaire auprès des enfants, mais aussi en tant que personnages de livres, de films et de dessins animés. Ils accompagnent les enfants, partagent leurs sentiments et leurs expériences personnelles, et c’est pour cela qu’ils intéressent aussi les chercheurs.

Des « amis » en peluche réconfortants

L’ours en peluche est un objet transitionnel : les jeunes enfants l’utilisent pour s’apaiser et se réconforter lorsqu’ils se sentent anxieux ou ont besoin de se rassurer. Cet objet aide l’enfant à faire la transition entre le monde de l’enfance et celui de l’indépendance, en fournissant un sentiment de sécurité et de familiarité dans des situations nouvelles ou stressantes.

C’est comme un ami en peluche, « vivant pour de faux » (propos recueillis lors d’un atelier de médiation dans une classe de maternelle), qui accompagne l’enfant dans son développement émotionnel et l’aide à surmonter l’angoisse de séparation de sa figure d’attachement (souvent ce sont ses parents), comme l’ont avancé Bowlby et Winnicot.

À l’âge adulte, ces objets dits transitionnels, dont on pourrait penser qu’ils perdent leur pouvoir réconfortant, sont toujours présents dans la vie quotidienne de certains adultes qui avouent encore dormir avec leur ours en peluche. Selon une enquête menée en 2017 auprès de 2 000 adultes américains, 40 % d’entre eux déclaraient dormir avec un animal en peluche à leurs côtés. Pour les psychologues, étudier l’ours en peluche est donc un moyen de mieux comprendre les enfants et leur développement jusqu’à l’âge adulte.

Le nounours a de nombreux talents. Par exemple, les enfants sont moins anxieux à l’idée d’être hospitalisés lorsqu’ils imitent des examens médicaux sur leur ours en peluche. Le fait de toucher un ours en peluche provoque une émotion positive, et peut par exemple aider une personne à se sentir mieux si elle se retrouve mise à l’écart ou rejetée par les autres, se sentant seule ou ignorée dans la société.

Les ours en peluche, objets de recherche

Si les premiers ours en peluche étaient plutôt rigides, et constitués de matières naturelles (mohair ou alpaga), ils se sont peu à peu transformés au fil des décennies pour (toujours) mieux nous plaire. En tant que jouet conçu pour qu’on s’y attache, la forme de l’ours en peluche a évolué pour ressembler de plus en plus à un ourson.

Les bébés animaux sont souvent perçus comme mignons en raison de certaines caractéristiques spécifiques de leur apparence : ils ont une tête large, un visage rond, et de grands yeux adorables qui provoquent la tendresse. L’ours en peluche est aussi devenu plus facile à câliner en étant plus souple, et sa fourrure est devenue plus douce.

Aujourd’hui, il existe une grande variété de styles et de tailles d’ours en peluche, et certains sont devenus de véritables objets de collection.

A quoi ressemble un ours réconfortant ? Pour le savoir, notre équipe de recherche – composée de nous-mêmes et de Nicolas Mouquet (FRB-CESAB et CNRS), Thierry Brassac (Université de Montpellier), François Guilhaumon (IRD), et Nicolas Casajus (FBR-CESAB) – a récemment mené une étude participative sur les ours en peluche.

On parle de sciences participatives lorsque des citoyens se mobilisent pour participer à des projets de recherche. Au lieu de travailler seuls dans leur laboratoire, les chercheurs demandent à des citoyens de les aider en collectant bénévolement des données (c’est-à-dire des mesures ou des observations) ou en participant à des expériences.

Université de Montpellier : Des chercheurs tentent de percer le « pouvoir réconfortant » des ours en peluche (France 3 Occitanie, 2023).

Cette expérience sur les ours en peluche a été menée en 2019 lors de la Nuit européenne des chercheurs dans 13 villes françaises grâce à près d’un millier de participants âgés de 3 à 72 ans, qui devaient prendre en photo et mesurer les particularités de plusieurs centaines d’ours en peluche apportés par les citoyens eux-mêmes pour cet événement.

Il s’agissait par exemple de mesurer leur taille, leur poids, de regarder la longueur de leurs pattes, etc. Il s’agissait aussi de dire si le poil était plus ou moins doux, si le nounours était agréable à toucher, regarder, sentir ou câliner. Les scientifiques voulaient savoir si ces particularités rendent les nounours plus réconfortants (c’est-à-dire nous font du bien quand nous sommes tristes ou apeurés). L’objectif était aussi d’étudier l’effet du lien émotionnel existant entre une personne et son ours sur l’attribution de réconfort.

Comprendre le fonctionnement émotionnel des enfants et des adultes

Grâce à cette expérience, les scientifiques ont trouvé que l’attachement qu’une personne partage avec son ours en peluche préféré joue un rôle bien plus important dans le réconfort apporté que n’importe quelle autre particularité. Autrement dit, pour chacun d’entre nous, le nounours le plus réconfortant, c’est le nôtre !

Mais l’apparence de l’ours en peluche a aussi son importance. Les gens ont tendance à préférer les grands nounours (mais pas trop grands non plus), faciles à manipuler, qui sont doux, qui ont une odeur agréable (ce critère peut-être parfois très subjectif !) et plaisants à regarder. Ce qui est surprenant, c’est que les ours en peluche réconfortants plaisent autant aux enfants qu’aux adultes, on peut donc les aimer pendant toute la vie.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Dans le futur, les scientifiques aimeraient explorer de nouvelles utilisations possibles de l’ours en peluche, comme à l’école, à l’hôpital ou dans les zones de conflit. Il serait également utile de comprendre comment les enfants attribuent des émotions aux ours en peluche, c’est-à-dire comment ils imaginent ce que l’ours en peluche à l’air de penser ou de ressentir.

En plus de nous faire du bien, l’ours en peluche est donc intéressant dans le domaine de la psychologie, car il offre de nombreuses possibilités de mieux comprendre le fonctionnement émotionnel (mais aussi cognitif) des petits et des grands.

Les relations entre les humains et les peluches sont récentes, multiples et bien implantées dans les sociétés occidentales. Elles nous parlent de notre rapport à la nature et de la puissance symbolique de l’ours (et du lapin, et du chat…) et de notre préférence pour les mammifères par rapport autres espèces. Il se vend une peluche toutes les deux secondes en France (ce qui fait 13 millions par an), ce qui souligne bien l’importance de cet objet symbolique et culturel qui n’a pas fini de nous étonner, et de nous consoler et de nous rassurer les nuits d’orage.

Anne-Sophie Tribot, Enseignante-Chercheuse, Aix-Marseille Université (AMU) et Blanc Nathalie, Professeur de Psychologie, Université Paul Valéry – Montpellier III

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de freepik

Entrée dans l’âge adulte : comment les parents accompagnent leurs enfants vers l’autonomie

Basilie Chevrier, Aix-Marseille Université (AMU)

La transition entre l’adolescence et l’âge adulte s’étend désormais de 18 ans à 29 ans selon les parcours. Comment les relations entre les jeunes et leurs parents se redéfinissent-elles alors ?


Posons-nous cette question : qu’est-ce qu’être adulte, et quel est l’événement qui nous fait basculer dans cet âge de la vie ? Selon toute vraisemblance, nous pensons à la fin des études, au fait d’être entré dans l’emploi, à une situation financière stable et autonome, au fait d’avoir quitté le domicile familial ou encore au fait d’avoir fondé sa propre famille. Cette vision de « l’être adulte » est restée la même depuis le début du XXe siècle. Or, nous observons aujourd’hui un allongement de la durée des études, un recul de l’âge du premier emploi à temps plein, des mariages plus tardifs et la naissance du premier enfant vers 30 ans.

En France, le sentiment d’être adulte est reporté au profit d’une phase d’exploration et d’expérimentations caractérisée par des années d’études et d’emplois instables. Alors que le temps de la jeunesse s’allonge, quel rôle les familles jouent-elles aujourd’hui dans cet accès à l’âge adulte ? Comment les relations entre parents et enfants se redéfinissent-elles alors ? Et comment les parents réagissent-ils à la prise d’indépendance des jeunes ?

L’émergence de l’âge adulte, une transition psychosociale

L’évolution de nos sociétés actuelles nous amène à repenser la jeunesse. Afin de mieux appréhender cette période, Jeffrey Arnett, chercheur étasunien, propose la notion d’emerging adulthood, d’émergence de l’âge adulte. La période d’émergence de l’âge adulte se distinguerait de l’adolescence et de l’âge adulte selon cinq caractéristiques :

  • L’éventail de possibilités, choix et opportunités qui s’offrent aux jeunes concernant leur avenir ;

  • L’instabilité : tous les changements initiés par les jeunes comme le fait de déménager ou de changer de formation ;

  • L’exploration identitaire, l’exploration des différentes possibilités d’un point de vue sentimental et professionnel ;

  • La centration sur soi : normative, elle permet aux jeunes de devenir autosuffisants, c’est-à-dire d’apprendre à se débrouiller par eux-mêmes ;

  • L’entre-deux, sentiment d’ambivalence entre adolescence et âge adulte : se sentir ni adolescent ni adulte.

Cette période pourrait s’étendre de 18 à 29 ans selon les sociétés et les parcours de vie des jeunes (par exemple, selon la rapidité d’entrée sur le marché du travail). Cette période se traduit par un « âge des possibles » à travers une prise d’autonomie, une relative indépendance vis-à-vis des règles sociales, un engagement dans de nombreux comportements exploratoires. Ces jeunes vont progressivement essayer de trouver leur place au sein de la société et dans le « monde adulte » en tant qu’individus indépendants.

En parallèle des travaux d’Arnett, en France, Olivier Galland évoque un nouvel âge de la vie rendant compte d’un allongement de la période entre la prise d’indépendance vis-à-vis de l’autorité familiale et la fondation de sa propre famille. Cette période se caractériserait par une forme de liberté éphémère non contrainte par l’autorité parentale ni par de nouveaux engagements familiaux. L’entrée dans la vie adulte ne se ferait plus de manière synchronisée, à un âge donné, mais dépendrait des expériences propres à chacun.

La jeunesse constituerait ainsi une phase de préparation à l’exercice des rôles adultes. Le sentiment d’être adulte serait donc davantage lié à une accumulation d’expériences sociales et non plus à une identification fondée sur l’héritage social et familial.

L’émergence de l’âge adulte, ou nouvel âge de la vie, constitue ainsi une période de transition psychosociale, c’est-à-dire une période s’accompagnant de changements majeurs, souvent durables, affectant les représentations du monde que les individus ont. Cette transition est graduelle et ambiguë. Au niveau familial de nombreux changements vont s’opérer. Se définir comme étant adulte va alors être davantage lié à des changements survenant au sein de la famille qu’à des critères individuels.

Construire son indépendance

« L’adulte » est pensé par les jeunes comme étant à la fois autonome dans ses comportements et attitudes et également indépendant de sa famille et de ses parents. L’autonomie et l’indépendance, souvent confondues, sont deux concepts distincts. L’autonomie englobe différents construits comme l’indépendance, le détachement, l’autogouvernance et l’isolement. Être autonome signifie être capable d’agir selon sa propre volonté, de faire l’expérience du choix et de s’autoréguler.

L’indépendance quant à elle est une facette de l’autonomie. Être indépendant, c’est être en mesure de prendre des décisions par soi-même, indépendamment de ses parents, par exemple. L’autonomie est l’expression d’une volonté propre alors que l’indépendance peut être volontaire comme contrainte. Par exemple, après l’obtention du baccalauréat, le jeune peut se retrouver en situation d’indépendance du fait de devoir quitter le domicile familial pour poursuivre ses études et ainsi accéder à une formation qui lui plait.

Les jobs étudiants marquent un premier pas vers l’indépendance. Shutterstock

Au sein de la famille, une relation est particulièrement déterminante dans le développement de l’autonomie et de l’indépendance de l’individu, et ce tout au long de sa vie : c’est la relation parents-enfant. Chez le jeune, cette relation est prégnante, car elle va progressivement évoluer pendant l’adolescence et l’émergence de l’âge adulte. Comme le jeune devient majeur, qu’il commence à prendre des responsabilités, qu’il fait ses propres expériences en dehors du foyer familial, une prise de distance va s’opérer.

La relation parents-jeune va progressivement se redéfinir pour passer d’un ordre hiérarchique à un ordre plus symétrique, d’égal à égal, qui implique une réciprocité. Cette transformation va être facilitée par le fait de quitter le domicile familial et traduit un processus de séparation-individuation du jeune. Ce processus implique pour le jeune d’abandonner ses représentations infantiles de lui-même et du monde qui l’entoure pour établir de nouvelles conceptions de Soi comme entité distincte de ses parents.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Le jeune, du fait de son développement, ne se considère plus comme un enfant et ne voit plus ses parents comme des figures omniscientes et toutes-puissantes ; il y a une dé-idéalisation des parents. Les jeunes prennent ainsi conscience de la distinction entre leurs parents et eux et cherchent activement à s’individualiser. La période de l’émergence de l’âge adulte peut être propice à une ambivalence de sentiments entre le désir de rester lié et proche de ses parents et celui de devenir indépendant.

Se séparer tout en gardant le lien : les ajustements de la relation parents-enfants

En prenant son indépendance, le jeune attend de ses parents qu’ils le traitent non plus en enfant, mais en adulte. Pour autant, certains parents peuvent continuer à ressentir le besoin d’aider le jeune comme si celui-ci était toujours un enfant. La difficulté va être de trouver un équilibre entre distance et proximité dans la redéfinition de la relation parents-jeune. La transition vers l’âge adulte résulterait donc de microtransitions au sein du domicile familial et de macro-transition en dehors. En ce sens, les parents permettent au jeune de devenir un adulte à part entière.

Les changements s’instaurant dans la relation parents-jeune peuvent être mal reçus par le parent qui va continuer à voir le jeune comme un enfant et non comme un adulte en devenir. Le film Mon bébé qui met en scène Sandrine Kiberlain en mère fusionnelle cherchant à conserver le moindre souvenir de sa fille qui va quitter le « nid familial » en est une parfaite illustration. Il témoigne de la difficulté à redéfinir la relation parents-jeune et des enjeux de cette période aussi bien pour le jeune que pour le parent.

Le processus de séparation-individuation est normatif et permet au jeune d’avoir le sentiment d’une individualité propre et donc de pouvoir se sentir adulte. L’indépendance vis-à-vis de sa famille, et plus particulièrement de ses parents, est au centre de la question du devenir adulte.

Basilie Chevrier, Maîtresse de conférences en psychologie, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de gpointstudio sur Freepik



Enfance : comment les inégalités de langage se construisent

Marianne Woollven, Université Clermont Auvergne (UCA)

Selon les livres qu’on leur lit et la manière dont on pratique l’humour en famille, les enfants apprennent plus ou moins bien à jouer avec les mots. Décryptage de ces inégalités de langage précoces.


Le vocabulaire des jeunes enfants varie en fonction des caractéristiques économiques et culturelles de leurs familles. Dans la mesure où le langage est une ressource socialement valorisée par les institutions, à commencer par l’école et les administrations publiques, ces variations sociales dans la maitrise du langage constituent des inégalités. Comment expliquer leur reproduction ?

Une enquête sociologique collective sous la direction de Bernard Lahire, menée auprès d’enfants âgés de 5-6 ans issus de différents milieux sociaux et publiée dans l’ouvrage Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants apporte des éléments de réponse.

L’acquisition du langage est un objet d’étude classique de la psychologie et de la linguistique, ces disciplines ayant contribué notamment à mettre en évidence des normes de développement dans ce domaine. Dans une perspective sociologique, elle est envisagée comme un processus se déroulant au cours de la prime enfance, essentiellement dans le contexte familial, mais les normes que l’on considère sont de nature culturelle.

L’objet de la recherche était d’étudier la socialisation des enfants (c’est-à-dire l’ensemble des processus par lesquels ils acquièrent des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement) afin de rendre compte de la construction précoce des inégalités dans différents domaines : le logement, la scolarité, le corps, les loisirs, etc.

Des rapports au langage socialement différenciés

Concernant le langage, l’étude des inégalités dans la petite enfance suppose non seulement d’évaluer la « qualité » linguistique des discours selon des critères comme la richesse du vocabulaire ou le degré de correction grammaticale et syntaxique mais aussi d’envisager le rapport au langage, c’est-à-dire la manière d’utiliser le langage.

Or deux rapports au langage inégalement légitimes s’opposent. Le premier consiste à traiter le langage en lui-même, comme un objet autonome qui peut être manipulé indépendamment du contexte d’énonciation. Ce rapport au langage qualifié de réflexif est fortement valorisé dans l’ensemble des institutions de la société et tout particulièrement dans le cadre scolaire. Le deuxième rapport au langage, qualifié de pragmatique, revient à utiliser le langage de manière pratique, pour faire des choses, dans des contextes spécifiques.

L’enquête montre qu’à travers tout un ensemble de pratiques familiales quotidiennes les enfants apprennent progressivement à considérer le langage plutôt d’une manière ou de l’autre, selon les groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Cela les prépare inégalement à la vie sociale et plus particulièrement aux situations scolaires.

Parmi l’ensemble des pratiques étudiées dans l’enquête, penchons-nous plus particulièrement sur les choix de livres lus aux enfants d’une part et les usages de l’humour d’autre part.

Choix de lectures : des critères utilitaires ou esthétiques

Le fait de raconter des histoires aux enfants dès leur plus jeune âge est une pratique aujourd’hui très répandue dans la société française ; elle concerne aussi une large majorité des enfants enquêtés. Cependant, les critères mobilisés par les parents pour choisir les livres à lire à leurs enfants varient considérablement en fonction de leurs ressources économiques, et encore plus de leurs niveaux de diplôme, et traduisent des rapports au langage socialement différenciés.

Du côté des parents les moins diplômés et dans les classes populaires, les livres sont souvent envisagés comme des supports à partir desquels les enfants peuvent apprendre des choses. Il peut s’agir de l’apprentissage du lire-écrire mais aussi d’apprentissages pratiques, renvoyant à des manières de se comporter dans la vie quotidienne (par exemple, la propreté).

Le rapport au langage transmis aux enfants à travers les pratiques de lecture est donc pragmatique dans la mesure où les histoires sont envisagées prioritairement dans leur dimension fonctionnelle et instrumentale. De même, dans certaines familles socialement proches, la lecture est aussi envisagée comme un moyen d’« apaiser » les enfants.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Parmi les parents plus diplômés, les critères sont différents et suivent deux logiques distinctes.

Pour ceux qui détiennent les diplômes les plus élevés et sont plus proches de la culture écrite, le langage utilisé et la qualité littéraire sont des critères centraux de choix. D’autres parents, également très diplômés mais plus proches des professions artistiques, valorisent quant à eux les images et le graphisme pour leur dimension esthétique.

D’autres parents encore, diplômés de filières scientifiques et techniques et plus dotés en capital économique, apprécient les histoires permettant de « répondre à des questions » ou faire des découvertes, notamment dans le domaine des sciences. Pour eux, l’écrit est alors envisagé comme une médiation vers des savoirs, notamment scolaires.

Dans l’ensemble de ces familles, la lecture d’histoires est une pratique régulière par laquelle les enfants sont initiés, de plusieurs manières, à adopter une posture réflexive envers les ouvrages qui leur sont proposés.

Humour : la réflexivité et l’écrit font la différence

Les formes d’humour pratiquées dans le cadre familial sont également des éléments contribuant à façonner chez les enfants des rapports au langage d’inégale valeur sociale. Dans l’ensemble des familles enquêtées, les farces et le comique de situation sont des pratiques répandues et appréciées par les enfants.

Dans tous les milieux sociaux, les plus jeunes aiment se cacher ou cacher des objets, faire peur à leurs parents, etc. Ce type d’humour prédomine dans les classes populaires : le comique gestuel et les imitations sont fréquents, tout comme les devinettes consistant à faire deviner un objet caché, par exemple. Ce type d’interactions suscite des échanges verbaux mais pas de jeu abstrait et ne prend sens que dans le contexte précis de la situation d’énonciation.

Ces types d’humour existent également dans les classes moyennes et supérieures mais ce qui distingue ce dernier type de famille des autres, c’est principalement la diversité, l’intensité et la complexité des jeux de mots, histoires drôles, charades et devinettes que les enfants entendent et pratiquent parfois eux-mêmes. Dans les familles où les parents sont les plus diplômés, et souvent proches du monde éducatif, on observe un cumul de ces différentes formes d’humour qui sont, par ailleurs, articulées avec des supports écrits.

Dans ces mêmes familles, et à la différence des autres, sont utilisés de manière récurrente des procédés ironiques, le second degré et des propos parfois invraisemblables, qui attirent l’attention des enfants sur les propriétés et les pouvoirs du langage. Dans les familles où les parents sont les moins diplômés, ce type de jeux de langage est moins fréquent et les enfants sont souvent jugés trop jeunes pour les comprendre.

Outre le type d’humour pratiqué et son articulation avec le langage, un élément supplémentaire contribue à forger des rapports au langage socialement différenciés. Une minorité de parents et grands-parents de l’enquête, parmi les plus diplômés, expliquent et discutent les jeux de mots ou les procédés comme l’ironie, fournissant ainsi aux enfants un retour pédagogique et les initiant explicitement à une posture réflexive à l’égard du langage.

Ces pratiques permettent de transmettre aux enfants, de manière relativement informelle et quotidienne, des éléments de vocabulaire, la connaissance des registres de langage, ainsi qu’un souci d’explicitation constitutif d’un rapport réflexif au langage.

Les enfants de notre enquête grandissent donc dans des contextes qui les familiarisent plutôt à un rapport réflexif au langage, proche de celui présent à l’école, ou au contraire les en éloignent en privilégiant un rapport pragmatique. Le cumul et la répétition de pratiques quotidiennes, comme la lecture de livres ou l’humour, construisent ainsi les inégalités face au langage.


Le projet Enfances de classe et de genre : primes socialisations sous contraintes multiples d’enfants âgés de 5-6 ans (PRIMSOC) a été soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR. Dans ce cadre, Marianne Woollven, Olivier Vanhée, Gaële Henri-Panabière, Fanny Renard et Bernard Lahire ont étudié les inégalités langagières.

Marianne Woollven, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Clermont Auvergne (UCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de pressfoto sur Freepik

Enfants surdoués : de quoi le « haut potentiel » est-il le nom ?

Faut-il proposer aux enfants dits “précoces” ou “surdoués” des parcours spécifiques ? Shutterstock
Marie Duru-Bellat, Sciences Po

Aujourd’hui, qui n’a jamais entendu parler de « HPI » – ou haut potentiel intellectuel ? Popularisé récemment par une série télévisée, cet acronyme est utilisé depuis les années 2010 pour désigner ce qu’on appelait jusqu’alors les « surdoués » ou, au XIXe siècle, les enfants prodiges.

Ce « haut potentiel », même les spectateurs néophytes de la série savent qu’il est mesuré par un test d’intelligence, permettant d’évaluer le QI – ou quotient intellectuel –, nombre un brin magique censé prédire la réussite scolaire ou professionnelle.

Dans le même temps, les chercheurs en psychologie sont fort embarrassés pour définir l’intelligence. Car tant le QI que le « haut potentiel » – par convention, un QI au moins égal à 130 (ce qui représenterait, par construction, 2,3 % de la population soit environ, en France, 1 550 000 personnes) – sont des notions mobilisées essentiellement par des psychologues praticiens qui ont à se prononcer soit pour des recrutements dans les entreprises, soit pour des décisions pédagogiques dans le milieu éducatif.

Même s’il n’existe pas de consensus scientifique chez les spécialistes sur ce que signifie le terme même d’intelligence, l’intérêt des tests, aux yeux du grand public, vient de leur corrélation statistique avec la réussite scolaire, et en général professionnelle. Mais c’est sans doute cela l’essentiel…

Un contexte social « porteur »

Depuis une cinquantaine d’années, des chercheurs comme Robert Castel décrivent une tendance lourde à renvoyer à la psychologie ou à la psychiatrie la gestion des problèmes sociaux. L’institution scolaire, qui entend prendre en compte de plus en plus les spécificités des enfants – au début des années 2000, Ségolène Royal parlait ainsi d’« école pour chacun » – fait preuve d’une « médicalisation décomplexée », particulièrement depuis les années 1990.

Cette évolution conduit souvent à interpréter les échecs scolaires en termes de défaillances personnelles. Les enfants qui peinent à l’école sont nombreux à être adressés à des spécialistes et à être étiquetés comme « dys » – dyslexique, dyscalculique…

C’est au nom de ce « droit à la différence » que des parents convaincus des capacités exceptionnelles de leur enfant se regroupent en association (notamment l’association nationale pour les enfants surdoués (ANPES), créée en 1971) et engagent un combat vigoureux contre les méfiances du Ministère et des enseignants concernant la notion perçue comme élitiste de surdoué, afin de faire reconnaître cette autre forme de spécificité.

Wilfried Lignier – La petite noblesse de l’intelligence, une sociologie des enfants surdoués (Librairie Mollat, interview en 2012).

Ces parents mettent en avant le fait qu’un enfant trop brillant rencontre souvent des problèmes à l’école, souffre de sa situation et devrait donc pouvoir bénéficier de parcours ou de traitements spécifiques. Ils finissent par être entendus, et le Ministère admet (au seuil des années 2000) que ces enfants qu’il préfère appeler « précoces » (expression euphémisée de la supériorité intellectuelle) peuvent éprouver des problèmes.

Dans la loi « Pour l’avenir de l’école » de 2005, il est écrit que des « aménagements appropriés sont prévus au profit des élèves intellectuellement précoces ou manifestant des aptitudes particulières, afin de leur permettre de développer pleinement leurs potentialités ».

Les parents d’élèves qui contestent les décisions de l’institution scolaire

Dans un contexte de concurrence pour des places scolaires ou sociales inégalement prestigieuses et inégalement attractives, ces parents vont porter une demande d’évaluation capable d’asseoir un pronostic sur les performances à venir. L’objectif est de faire bénéficier leur enfant d’un traitement particulier, permettant d’optimiser son cursus scolaire.

Le diagnostic de précocité, posé par un psychologue, le plus souvent dès l’école primaire, suit la demande de parents convaincus que leur enfant a des besoins particuliers et des qualités mal appréhendées par les maîtres.

Ces parents, en général bien plus diplômés que l’ensemble de la population, sont à l’aise avec la culture psychologique, et se sentent en droit de contester l’institution scolaire. Armés d’un test de QI délivrant le verdict de « haut potentiel », ils n’hésitent pas à exercer des pressions pour amener les enseignants à se plier à leurs souhaits, concrètement, à obtenir pour leur enfant un saut de classe ou des aménagements de scolarité.

Aujourd’hui, certains parents défendent véritablement, non sans moyens matériels, car il faut payer pour faire tester son enfant, une « cause » de l’intelligence (selon la formule de Wilfried Lignier), fondée sur l’usage scolaire du diagnostic psychologique. Il s’agit de fait, grâce à cette ressource présentée comme indiscutable d’un QI élevé, d’une stratégie de distinction, justifiée par le caractère crucial de la réussite scolaire.

On défend ainsi la nécessité d’une prise en charge spécifique de ces enfants en arguant du fait que ces « surdoués » peuvent se retrouver en souffrance, même si en réalité l’immense majorité des élèves ainsi étiquetés connaitra des scolarités excellentes. Ces stratégies de parents pour qui l’institution devrait être à leur service s’inscrivent dans la droite ligne de l’individualisation croissante des parcours scolaires.

Qu’est-ce que les QI mesurent au juste ?

Il reste qu’au-delà de cette quête du testing, on ne sait pas trop ce qui est mesuré. Les tests de QI entendent donner de l’intelligence d’une personne une mesure unique, épousant la conception commune d’une intelligence qui caractériserait chacun, au même titre que les traits physiques, chacun en ayant plus ou moins.

Le premier test d’intelligence construit en 1905 par le psychologue Alfred Binet visait avant tout à détecter les enfants incapables de suivre l’enseignement normal, par des exercices variés recouvrant ce qui est en fait une « intelligence de l’écolier ».

Diagnostics HPI : haute arnaque potentielle (Libération, juin 2022)

Aujourd’hui, les tests d’intelligence sont toujours construits par rapport à ce qu’exige l’école : des capacités verbales, visuo-spatiales, le raisonnement, la mémoire, la vitesse… Le plus utilisé d’entre eux, le WISC, permet de situer les enfants parmi leur groupe d’âge, autour d’un score moyen défini par convention à 100, la majorité se situant entre 70 et 130, seuls les HPI dépassant la borne supérieure. Le score est donc un classement entre enfants, par rapport aux capacités exigées aujourd’hui par l’école telle qu’elle est.

D’aucuns soulignent que nombre de qualités comme la créativité ou l’empathie échappent totalement à cette mesure, qui est aussi étroite que la définition du mérite scolaire lui-même. Mais l’école doit classer, et elle le fait sur la base de critères faciles à mesurer ! Les tests « fabriquent » donc une mesure très dépendante de l’école, au risque d’entériner un fantastique gaspillage de talents et d’enfoncer pour la vie certains enfants au vu de performances qui s’avèrent pourtant très flexibles dans le temps et selon les pratiques pédagogiques des enseignants.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Même si les débats sont récurrents sur l’explication de ce « plus ou moins » – ces différences interindividuelles sont-elles innées ou acquises ?-, le score obtenu au test de QI évoque irrésistiblement l’idée de don, renvoyant à l’ordre de la nature. Avec des incidences politiques évidentes : mesurer l’intelligence a pour finalité, dans la pratique, d’affecter les personnes là où serait leur place « naturelle », du moins dans le parcours scolaire adéquat.

Alors que les enjeux autour de la notion de haut potentiel prennent aujourd’hui une importance sociale sans commune mesure avec le caractère souvent fragile des instruments et des travaux sur lesquels ils s’appuient, il est important de relancer le débat sur la mesure de l’intelligence et ce qu’on en fait.

Marie Duru-Bellat, Professeure des universités émérite en sociologie, Observatoire sociologique du changement, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.