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École : exclure les élèves harceleurs, est-ce vraiment la solution ?

Amira Karray, Aix-Marseille Université (AMU)

Le « zéro tolérance » face au harcèlement scolaire, brandi par le nouveau ministre de l’Éducation, suite au décret du 16 août 2023 sur l’exclusion de l’élève harceleur, montre tant la gravité de ce phénomène qui traverse l’école que la nécessité d’actes forts pour traiter cette menace qui pèse sur beaucoup d’enfants, d’adolescents et de familles.

Cependant, cette mesure révèle aussi l’impuissance dans laquelle se trouvent les institutions pour faire face à ces violences et fournir des espaces scolaires sereins et favorables au vivre ensemble.

Avec l’enchaînement des évènements violents, des tensions politiques et sociétales, l’école traverse aujourd’hui une crise de sens dont elle a du mal à sortir. La chronicité des souffrances au sein de l’institution scolaire dans sa globalité, renforce aussi les phénomènes d’exclusion et les violences symboliques.

Le harcèlement scolaire, un phénomène complexe

Le harcèlement scolaire est un sujet qui frappe l’école, souvent insidieusement, parfois bruyamment avec des conséquences dramatiques qui entraînent une importante couverture médiatique. Sa désignation est parfois une porte ouverte à des abus de langage qui peuvent avoir des conséquences psychologiques sur ceux qui en sont manifestement les victimes, ceux qu’on désigne comme étant les auteurs exclusifs, ainsi que sur l’entourage familial, scolaire et social.

En effet, l’une des caractéristiques du harcèlement scolaire est qu’il est souvent maintenu secret, caché au monde des adultes tant par les auteurs que les victimes et témoins. Ainsi, de nombreuses situations de harcèlement ne seront jamais révélées et impacteront profondément la construction identitaire des personnes concernées.

De même, de nombreuses situations, abusivement désignées comme « harcèlement scolaire », relèvent de la violence entre pairs, d’une conflictualité inhérente à la vie sociale des enfants et des adolescents.

Le terme harcèlement scolaire est relativement récent. Sa définition repose sur trois caractéristiques :

  • l’intentionnalité de l’agression ou l’action négative ;

  • la répétition dans le temps ;

  • le déséquilibre des forces entre la victime et son ou ses agresseur(s).

Les recherches montrent la diversité du phénomène et l’importance de la prévention dans ce domaine. Pourtant, il est encore pris dans un regard simplificateur binaire entre harceleur et harcelé, auteur et victime, avec une dimension moralisatrice qui empêche parfois de comprendre la complexité des processus psychologiques et sociaux sous-jacents dont la prise en compte permettrait de traiter le sujet de manière profonde et pérenne.

Exclure, et après ? Les effets sur les enfants

Si le dernier décret sur l’exclusion et le déplacement de l’élève harceleur admet la nécessité de reconnaître la souffrance de l’élève harcelé, cette mesure s’inscrit dans une logique sécuritaire, laissant de côté la dimension inter-humaine, éducative, fondamentale pour accompagner tant la victime que l’auteur.

La mesure interroge à plusieurs niveaux. Elle intervient en effet comme si le harcèlement scolaire se faisait strictement entre les murs de l’école, et dans la classe. Or, c’est surtout dans les espaces entre-deux que cela se passe : à l’entrée ou à la sortie de l’école, sur le chemin de l’école, dans le bus, parfois dans le quartier, et souvent, presque régulièrement sur les réseaux sociaux. La mesure omet donc une grande partie de ce processus qui n’est pas localisable dans un espace physique.

Pour l’enfant victime de harcèlement, la mesure d’éloignement du harceleur, si elle n’est pas accompagnée, ne garantit pas l’arrêt du harcèlement – dans d’autres espaces, ou par d’autres élèves. Elle risque aussi de le figer dans un statut de victime, ce qui risque de le fragiliser davantage et de le stigmatiser en tant personne vulnérable. D’autres fois, le sentiment de culpabilité, assez fréquent chez les victimes de violences, et de peur de représailles, se poursuit. Beaucoup d’enfants harcelés continuent d’avoir mal au ventre chaque matin en allant à l’école, notamment de peur que de croiser le harceleur, ou ses amis.

Face au harcèlement scolaire, des mesures depuis 2008 (Franceinfo INA, 2020).

Pour l’enfant auteur d’actes de harcèlement, bien que le fait de le confronter à ses responsabilités soit crucial, l’éloignement n’est pas du meilleur augure pour la suite de son parcours. Déplacé dans un autre établissement, il porte avec lui comme un boulet le stigmate de « harceleur » et risque à son tour soit de vivre des formes de rejet et de marginalisation, soit de poursuivre un « parcours » de harceleur, en s’inscrivant dans des logiques de survie, à travers une appropriation du stigmate, pour exister aux yeux des autres.

Dans les deux cas de figure, la violence de la situation n’est ni entendue ni accompagnée. Or pour qu’un enfant ou un adolescent soit capable de telles violences intentionnelles, il faut qu’il soit lui-même dans une grande détresse et ce manque de repères nécessite qu’on s’occupe de lui. Par ailleurs, des études montrent que les politiques basées sur les sanctions n’améliorent pas le sentiment de sécurité ni le comportement des élèves. Dans certains cas, le harcèlement continue, discrètement, en contournant la sanction.

D’autant plus que de nombreuses études ont montré que le harceleur et le harcelé présentaient souvent des vulnérabilités similaires, de crainte de l’autre, une fragilité au niveau émotionnel. Beaucoup auraient des « destins » similaires en termes de parcours psychosociaux, des difficultés en termes de santé mentale (décrochages, addictions, troubles de stress post-traumatique, comportements à risques, difficultés relationnelles, violences dans les relations amoureuses, etc.).

Troubles dans le périmètre et l’identité de l’école

Continuer à traiter le problème selon des logiques binaires et excluantes risque d’avoir des effets délétères sur la construction psychique des enfants et des adolescents, mais aussi d’amplifier le problème, car la violence de fond n’est pas traitée.

Un autre risque est celui de renforcer le trouble dans la fonction et l’identité même de l’école, piégée par ses propres paradoxes : s’agit-il d’éduquer dans une logique de transmission ou sanctionner dans une logique pénale ? Comment, en tant qu’adultes, transmettre des valeurs que l’on n’applique pas soi-même, ou que l’on applique qu’en surface ? Ces mesures et dispositifs, comme bien d’autres, souvent légitimes et justifiés, quand ils sont appliqués de manière isolée et superficielle, cochent la case du devoir bien fait, mais portent le poids d’un évitement des questions de fond, et l’illusion d’éradiquer la violence par l’exclusion.

La sidération des adultes face à de telles violences enclenche des mécanismes similaires. Plutôt que de faire preuve d’empathie envers les enfants, l’environnement juge, sanctionne, s’effraye, protège en hissant les murs et en renforçant les clivages. Le « harcèlement scolaire », basé sur la violence de l’exclusion et le rejet de l’autre, est finalement un symptôme contemporain chargé d’héritages identitaires complexes, qui héberge et cache en même temps des maux de l’école et de la société, actuels et lointains. En plus de mal-être des enfants, il interroge les rapports entre les générations, mettant en lumière l’échec des figures d’éducation et de transmission, dans les espaces privés, institutionnels et publics.

Particulièrement dans les situations de harcèlement, les enfants règlent souvent tout entre eux… persuadés que les adultes ne peuvent ni les comprendre ni les protéger, et ce même après des mesures de sanction et de protection d’une situation de harcèlement connue.

Au-delà de la figure du coupable, retrouver le sens de l’école pour rebondir

Ainsi pour faire face au harcèlement scolaire, il est important de dépasser les tensions et les non-dits dans l’école, autrement qu’en les marquant par des bannières maintenant l’illusion que l’école irait mieux si on identifiait un coupable à exclure. Les mesures de sanctions ne peuvent être utiles et bénéfiques pour la victime, l’auteur ou les témoins que si elles sont pensées et articulées avec des démarches personnalisées d’accompagnement des enfants, des professionnels et des familles concernés par ces situations.

Ces accompagnements ne peuvent être efficaces sans le rétablissement d’une relation de confiance réciproque entre l’enfant et l’école. Il s’agit avant tout de

, y compris ceux de la sanction lorsque celle-ci est pertinente. Cela passe par le lien interhumain et les mots, seuls garants de l’efficacité des mesures et des techniques. Celui qui est nommé, désigné comme le harceleur est aussi un être humain, un enfant qui a besoin d’accompagnement dans l’apprentissage de la considération de lui-même et de l’autre. Ainsi le risque est-il grand que ce décret et les mesures qui en découlent assurent principalement l’illusion de traiter le problème, en pensant avoir écarté sa source.

Amira Karray, Maître de conférences en psychologie clinique, Laboratoire LPCPP EA3278, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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« 30 minutes d'activité physique » à l’école : un dispositif contre la sédentarité à questionner

Fanny Raingeaud, Université Gustave Eiffel et Cécile Collinet, Université Gustave Eiffel

Le gouvernement place la rentrée scolaire sous le signe de l’olympisme et du paralympisme. Cette année 2022-2023 serait « l’occasion de renforcer tous les dispositifs favorisant la pratique physique et sportive des élèves », parmi lesquels les « 30 minutes d’activité physique quotidienne » expérimentées à la rentrée 2020 puis généralisées à la rentrée 2022.

La mesure se veut emblématique du projet « héritage social », adossé à l’accueil des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) à Paris en 2024 consistant à faire de l’évènement un tremplin pour répondre à des problématiques sociales. Que pouvons-nous attendre de ces « 30 minutes d’activité physique quotidienne » qui ont vocation à être développées dans toutes les écoles élémentaires ?

Notre article s’appuie sur un travail de thèse en cours lors duquel nous avons rencontré une quarantaine d’acteurs impliqués dans le déploiement du dispositif : des professeurs des écoles chargés de le mettre en œuvre aux décideurs olympiques et politiques l’ayant initié, en passant par une majorité d’acteurs intermédiaires des services décentralisés de l’Éducation nationale.

Lutter contre la sédentarité

La mesure des « 30 minutes d’activité physique quotidienne », portée à la fois par le comité d’organisation des jeux olympiques et paralympiques et le ministère de l’Éducation nationale et des Sports, a pour ambition de faire bouger les élèves en proie à une sédentarité croissante. La demande est de faire réaliser aux élèves un minimum de 30 minutes d’activité physique quotidienne les jours où ils n’ont pas de cours d’Éducation physique et sportive (EPS).

Le dispositif se distingue de la discipline scolaire qui vise des apprentissages concrets en termes de compétences motrices, méthodologiques et sociales. Cependant, cette dernière a toujours inclus dans ses finalités la santé des élèves. Elle est programmée 3 heures par semaine mais une majorité des enseignants fait face à de trop nombreuses difficultés, notamment en termes de formation, pour pouvoir l’enseigner à hauteur des attentes institutionnelles.

Les « 30 minutes d’activité physique quotidienne » peuvent se concrétiser sous la forme de pauses actives entre des cours « théoriques », de séances d’apprentissage en mouvement, ou encore d’une incitation à l’activité physique sur les temps de récréation : une grande marge de liberté est laissée aux enseignants quant aux modalités de mise en œuvre.

L’Organisation mondiale de la santé fixe le seuil d’activité physique d’intensité modérée à soutenue, préconisé pour les enfants de 5 à 17 ans, à 1 heure par jour. L’ambition présentée au travers du choix des « 30 minutes » pour l’école est de souligner la responsabilité partagée entre le système scolaire et les familles face au problème public et, dans une logique de continuité éducative, d’inciter les parents à se poser la question de la sédentarité de leurs enfants et à œuvrer pour la réalisation de la demi-heure restante.

L’héritage de Paris 2024 « en jeu »

Le dispositif est considéré par le COJOP comme l’un des plus emblématiques de l’héritage des jeux. L’objectif de mise à l’activité de la population française est un vrai défi quand une majorité des travaux de recherche montrent que l’influence de l’accueil d’un grand évènement sur celle-ci s’avère non significative. Cependant, la promotion d’un dispositif concernant toutes les écoles d’un pays dans le cadre de l’accueil d’un méga-événement est inédite.

Présentation du dispositif 30 minutes d’activité physique par jour à l’école sur le site du ministère de l’Éducation nationale.

Plusieurs outils sont développés pour accompagner les enseignantes et enseignants dans la mise en œuvre des « 30 minutes d’activité physique quotidienne ». Le site web Génération 2024 recense un ensemble de fiches ressources allant des fiches pédagogiques conçues par les groupes de travail académiques, aux « poses sport et attitudes » des mascottes des Jeux, en passant par le hiit de Mc Fly et Carlito. « L’équipe de France des 30APQ » est constituée de sportifs et sportives de haut niveau s’engageant à se déplacer dans des classes pour évoquer les bénéfices d’une pratique sportive quotidienne pour le bien-être physique et mental.

Enfin, un kit de matériel sportif (chasubles, ballons, etc.), conçu en partenariat avec Décathlon, devrait être livré à toutes les écoles avant la fin de l’année scolaire. Un certain nombre d’établissements, s’étant déclarés engagés sur le dispositif lors de son expérimentation, en sont déjà dotés. Ce soutien, positivement reçu par les établissements qui ont parfois du mal à se doter en matériel sportif, soulève d’ores et déjà quelques problématiques logistiques.

Le fait que ces outils fassent appel à des sportifs ou aux célébrités de la jeune génération renvoie à des stratégies de communication. À travers cette volonté de démontrer le pouvoir de transformation sociale des Jeux, c’est la question de la légitimité de leur accueil qui est en jeu, sachant que l’évènement n’est pas sans provoquer des contestations citoyennes.

L’enjeu est d’autant plus fort pour les territoires au cœur de l’aventure Paris 2024. Ainsi, sous l’impulsion donnée par les acteurs intermédiaires : recteur, inspecteur académique et conseillers pédagogiques, nous pouvons observer un engouement particulier pour le dispositif dans l’académie de Créteil, qui est un de nos terrains d’étude. Celui-ci prend par exemple la forme de sessions de formation continue à destination des professeurs des écoles portant spécifiquement sur le dispositif.

Un « mille-feuille » de dispositifs scolaires

Si les acteurs éducatifs rencontrés dans nos enquêtes reconnaissent qu’il faut prendre en compte les problèmes de sédentarité, beaucoup questionnent la solution proposée. La critique principale porte sur l’accumulation des attentes institutionnelles. En effet, les « 30 minutes d’activité physique quotidienne » viennent compléter un « mille-feuille » de dispositifs : « Savoir nager », « Aisance aquatique », « Savoir rouler à vélo », les « éducation à » – éducation artistique et culturelle, développement durable – pour n’en citer que quelques-uns.

30 minutes d’activite? physique à l’e?cole (Le Mag de la Santé, 2022).

« Quand tout est priorité, plus rien n’est priorité », témoigne un conseiller pédagogique. Les injonctions plurielles auxquelles font alors face les enseignants ne sont pas étrangères au mal-être au travail qui touche cette profession. Par ailleurs, ces dernières années, les moyens humains et en formation pour accompagner l’enseignement de l’EPS ont été revus à la baisse, avec notamment la disparition provisoire de la formation continue en EPS du fait de la focale « maths-français » attendue sous le mandat de Jean Michel Blanquer.

Le Syndicat national de l’éducation physique (SNEP) questionne la création d’une nouvelle mesure qui prévaut sur la revalorisation de la discipline scolaire. Le déploiement du dispositif est en partie freiné par ces paradoxes qu’observent les conseillers pédagogiques départementaux en EPS. En charge de diffuser la commande ministérielle dans les écoles de leur département, certains investissent plus ou moins de temps pour son déploiement en fonction de leurs convictions relatives aux « 30 minutes d’activité physique quotidienne ».

Le choix du format du dispositif peut également être questionné à l’aune des études scientifiques. En effet, dans une méta-analyse portant sur 24 types d’interventions en école primaire à l’international, les chercheurs et chercheuses montrent qu’en moyenne cela ne participe pas à augmenter significativement le niveau d’activité physique des élèves. Lorsque des effets sont lisibles en termes de limitation de la sédentarité, ceux-ci restent minimes. Les préconisations s’orientent alors vers des interventions solidement conçues avec un suivi rigoureux dans le temps.

Interroger les transformations de comportements qu’impliquent les « 30 minutes d’activité physique quotidienne » est nécessaire. Cette procédure était inexistante lors de la phase d’expérimentation. Une plate-forme recensait alors les écoles déclarant s’engager dans le dispositif, les résultats peu concluants ont servi de base pour communiquer sur les retombées du dispositif. L’année à venir sera aussi celle du déploiement de procédures dévaluation du dispositif qui manquaient rigoureusement jusqu’à aujourd’hui.

Fanny Raingeaud, Doctorante sociologie/STAPS, Université Gustave Eiffel et Cécile Collinet, Professeure de sociologie du sport, Université Gustave Eiffel

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Apprendre à lire : quels défis cela représente-t-il pour les élèves de primaire ?

Frédéric Bernard, Université de Strasbourg

L’entrée à l’école primaire coïncide avec la découverte des savoirs fondamentaux qui vont structurer la vie et la personnalité des élèves. La lecture implique de passer par un apprentissage relativement long, sur plusieurs années, et plus ou moins difficile selon les élèves, ce qui représente un défi croissant dans une société caractérisée par un mouvement d’accélération.

L’apprentissage de la lecture peut se concevoir comme une fusée à deux étages. Le premier implique d’apprendre à décoder, c’est-à-dire à reconnaître chacun des mots. Le deuxième étage permet aux enfants de comprendre ce que signifient des ensembles de mots sous la forme de phrases et de textes.

Cette dichotomie entre décodage et compréhension n’est pas arbitraire, elle repose sur le « modèle simple de la lecture » proposé dans les années 1980 par les chercheurs Gough et Tunmer.

Décrivons ce qu’impliquent ces deux étapes d’un point de vue cognitif et penchons-nous sur quelques activités permettant d’en faciliter le déroulement ou l’acquisition.

Décoder, ou apprendre à reconnaître des mots

Une étape cruciale de l’apprentissage de la lecture consiste non seulement à apprendre à connaître puis reconnaître visuellement chaque lettre de l’alphabet comme ayant une identité propre mais surtout à associer sa forme à un son qui lui est propre. On appelle ce dernier processus « la conversion graphème (forme écrite)/phonème (forme sonore) ».

L’apprentissage en parallèle de l’écriture sous forme manuscrite va permettre aux enfants de créer une représentation plus forte, plus durable et plus facilement mobilisable de ces lettres. À l’écriture s’ajoute la possibilité de manipuler des lettres sous forme d’objets réels se distinguant par leur couleur, leur texture ou leur poids, ce qui enrichira la représentation que se fait l’enfant.

Étant donné que le lien entre la forme écrite des lettres et le son correspondant est de nature arbitraire, la conversion graphème/phonème suppose un apprentissage complexe. Il s’accompagne notamment d’un point de vue cérébral du développement d’une partie d’un faisceau de fibres de substance blanche (une sorte d’autoroute cérébrale) reliant une aire occipito-temporale impliquée dans le traitement de la forme visuelle des lettres à une aire plus dorsale impliquée dans le traitement des sons.

Le processus de conversion graphème/phonème reposera sur les capacités à associer des représentations visuelles de lettres à des représentations sonores. C’est pour cette raison que, de façon en apparence paradoxale, la capacité à discriminer et à manipuler les sons du langage, ce que l’on appelle la « conscience phonologique », jouera un rôle important dans l’apprentissage de la lecture, une activité semblant de prime abord exclusivement visuelle.

Il existe différentes manières d’entraîner cette conscience phonologique et ce, dès la maternelle. On peut avoir recours par exemple à des comptines avec des rimes, des assonances ou des allitérations, faire des exercices impliquant de manipuler les sons des mots (reconnaître le premier son d’un mot, reconnaître un son commun à plusieurs mots, etc.).

Il est aussi possible d’utiliser des images sur lesquelles sont représentés un animal ou un objet dont le nom commence par le son de la lettre (par exemple un serpent pour la lettre S). La possibilité de toucher des lettres avec un certain relief facilitera aussi l’apprentissage de la conversion graphème/phonème.

Il s’agira ensuite d’apprendre à convertir des groupes de lettres de plus en plus importants en sons correspondants (« OU » en [u] par exemple) pour parvenir de façon ultime à décoder des mots entiers. Cette voie dite « graphophonologique » (ou « indirecte » car elle implique une conversion de l’information visuelle en information phonologique) permettra notamment de décoder des mots réguliers par exemple lavabo.

Une autre voie, dite « orthographique » (ou « directe ») va se développer en parallèle et permettra de reconnaître des mots plutôt à partir de leur orthographe. Elle sera notamment très utile pour identifier des mots irréguliers comme le mot femme.

Comprendre, ou activer des représentations mentales

Une fois les capacités de décodage suffisamment développées et automatisées, l’élève va pouvoir commencer à lire des phrases et des textes de complexité croissante. Selon le modèle cognitif de Construction-Intégration proposé par Walter Kintsch et qui fait autorité par rapport à l’étude de la compréhension, les enfants vont apprendre à activer, pendant la lecture de phrases et de textes, deux formes de représentation mentale : la base de texte et le modèle de situation.

La base de texte comprend :

  • les éléments dits de « surface », c’est-à-dire les mots individuels (chaque mot a une forme écrite correspondant à une combinaison de lettres et une ou plusieurs significations) et la façon dont ces mots sont ordonnés dans chaque phrase selon une syntaxe particulière ;

  • et des propositions que l’on peut définir comme étant l’association entre un prédicat (verbe, adjectif ou adverbe) et un ou plusieurs arguments (en général, un nom ou un substantif) ; par exemple, la phrase « Le renard regarde la poule » contient une proposition qui associe le prédicat verbe « regarde » aux arguments « renard » et « poule ».

La deuxième forme de représentation mentale, le modèle de situation, va émerger progressivement pendant la lecture à partir de l’interaction continue entre les informations du texte et les connaissances et souvenirs propres des élèves. Il s’agira ainsi d’apprendre à mobiliser ses connaissances et souvenirs pertinents pendant la lecture pour se représenter de façon personnelle et subjective ce qui est décrit dans un texte (un personnage, un paysage…).

Et ce n’est pas tout. Les élèves auront la possibilité de faire des inférences pendant la lecture d’un texte, c’est-à-dire d’activer des informations qui ne sont pas exprimées de façon explicite mais dont la production contribuera fortement à l’établissement, au maintien ou au rétablissement de la cohérence de la représentation mentale du texte lu.

Par exemple, la simple lecture de la phrase « Il déteste cette chanteuse et il a acheté un billet pour son concert » nécessite de faire une inférence pour rétablir la cohérence : le personnage peut acheter en fait un billet pour ce concert parce que ce serait un cadeau pour un ami qui adore cette chanteuse, même s’il ne l’apprécie pas lui-même.

Autrement dit, la lecture d’un texte implique d’activer une représentation comprenant différentes sortes d’informations (des propositions, des connaissances, des souvenirs) plus ou moins bien connectées entre elles. Il y aura une compréhension effective de ce texte seulement s’il y a cohérence, c’est-à-dire si les informations pertinentes sont connectées entre elles au sein du réseau activé.

Une bonne capacité de compréhension en lecture repose ainsi sur celle à bien décoder les mots individuels, à activer les propositions, les connaissances et les souvenirs pertinents et à faire de bonnes inférences quand cela est nécessaire.

Dans une étude publiée en 2011, Jarrod Moss et ses collègues ont montré que l’apprentissage de l’utilisation combinée de cinq stratégies cognitives en plus d’une stratégie générale d’auto-explication permettait à des étudiants de mieux comprendre des textes documentaires qu’ils lisaient. Ces cinq stratégies étaient les suivantes :

  • Vérification de sa compréhension : évaluer sa propre compréhension pendant la lecture

  • Paraphrase : reformuler le texte avec ses propres mots pour activer les connaissances sémantiques pertinentes

  • Élaboration : faire des inférences élaboratives ou associatives pour faciliter la compréhension du texte en utilisant ses propres connaissances

  • Rapprochement : créer des liens entre les phrases pour faciliter la compréhension des textes

  • Prédiction : faire des inférences prédictives à la fin d’une phrase ou d’un paragraphe au sujet d’informations qui pourraient apparaître par la suite dans le texte

Évidemment, il n’est pas souhaitable que les élèves apprennent à utiliser d’emblée autant de stratégies de façon combinée mais plutôt de prendre le temps pour qu’ils puissent apprendre à en utiliser certaines (les plus pertinentes) l’une après l’autre avant de commencer à envisager de les combiner.

Mais il n’est pas nécessaire d’attendre de savoir décoder les mots pour pouvoir commencer à les appliquer. En effet, les enfants pourront y être sensibilisés dès la maternelle à partir d’histoires qui leur seront lues par les enseignants ou, plus tôt, lors de séances de lecture partagée avec les parents.

Frédéric Bernard, Maître de conférences en neuropsychologie, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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De décibel en décibel, comment le bruit gêne-t-il les enfants en classe ?

Axelle Calcus, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Les enfants constituent une tranche de la population dont la santé (mentale et physique) est vulnérable à la présence de bruit de fond. Omniprésent, le bruit entraîne une augmentation de la réponse physiologique au stress, une légère augmentation de la pression sanguine, et de l’irritabilité, entre autres.

Dans de nombreux pays, les agences de régulation sanitaire en prennent progressivement conscience, et recommandent de réduire le bruit dans certains bâtiments sensibles, tels que les écoles.

Selon les organismes, les recommandations varient, mais se rejoignent sur deux chiffres. Le bruit de fond dans une classe inoccupée ne devrait pas dépasser 35 dB, ce qui correspond à l’intensité d’un chuchotement. Pendant des activités d’apprentissage, il ne devrait pas dépasser 50 dB, l’intensité d’une pluie dense.

Cependant, les mesures acoustiques indiquent une tout autre réalité. Les niveaux sonores dans les écoles sont constamment, et parfois largement, au-dessus des recommandations, avec des conséquences délétères pour le parcours scolaire des enfants.

Mille et un bruits de fond

Dans une école, les voix des enseignants et des enseignantes, la cloche de la récréation ou les discussions animées du réfectoire sont autant d’objets sonores qui émettent des ondes acoustiques qui se propagent dans l’air.

Tous ces sons arrivent ensemble, « mélangés » à l’oreille. Là, des cellules spécialisées transforment l’information acoustique en impulsions électriques. Ces impulsions remontent le long des voies auditives jusqu’au cortex, qui effectue le tri entre les sons pertinents et le bruit de fond. Ce phénomène est connu sous le terme d’analyse de la scène auditive.

La capacité à percevoir la parole dans une salle de classe bruyante repose donc sur le bon fonctionnement des oreilles, certes, mais aussi sur la capacité cognitive à sélectionner le signal de parole pertinent, tout en ignorant le bruit de fond. Ce qui peut sembler anodin pour de jeunes adultes normo-entendants est en réalité beaucoup plus difficile pour les enfants.

Les voies auditives sont complètement fonctionnelles à partir de six mois après la naissance. Cependant, les capacités cognitives nécessaires pour une bonne perception de la parole dans le bruit continuent à se développer bien plus longtemps.

Les fonctions cognitives des enfants sont moins automatisées que celle des adultes, ce qui les rend plus sensibles aux perturbations. En particulier, les capacités attentionnelles se développent lentement au fil de l’enfance et de l’adolescence. Elles permettent aux enfants de sélectionner le signal de parole cible, le suivre dans le temps, et ignorer les distracteurs.

Distinguer le signal pertinent

Certains bruits sont plus faciles à ignorer que d’autres. C’est le cas des bruits stationnaires : une ventilation, une cascade d’eau, un véhicule qui se déplace. De jeunes enfants de 5 ans ont besoin d’une différence d’intensité plus grande (5 dB au moins) que les adultes pour identifier avec la même acuité un signal de parole cible en présence d’un bruit stationnaire. Cette différence se réduit progressivement jusqu’à 11 ans, âge où la perception de la parole dans un bruit stationnaire semble mûre.

D’autres bruits de fond sont beaucoup plus difficiles à ignorer que le bruit stationnaire. C’est le cas du brouhaha constitué de locuteurs interférant qui bavardent entre eux, bien illustré dans un réfectoire d’école ou une salle de classe qui chahute.

À intensité égale, un bruit de fond qui contient de la parole intelligible est toujours plus difficile à ignorer qu’un bruit stationnaire, même pour des adultes. C’est effet est bien illustré par la situation où, malgré nous, nous prêtons l'oreille à la conversation de nos voisins de table au restaurant. Le contenu de leur conversation attire automatiquement notre attention, et recrute nos ressources cognitives.

Il en va de même dans les salles de classe. Seulement, en présence de locuteurs interférents, les enfants restent souvent en difficulté pour comprendre le signal de parole pertinent et ignorer les bavardages concurrents, parfois même jusqu’à 16 ans.

Difficultés d’apprentissage

Pour apprendre à lire et à écrire, les enfants doivent intégrer la relation qui existe entre les lettres écrites et les sons qui leur correspondent. Dans des salles de classe trop bruyantes, l’intelligibilité des sons de parole est altérée par la présence du bruit de fond. Ceci peut compromettre l’acquisition de la correspondance entre les lettres et les sons de parole. Autrement dit, des niveaux de bruit de fond trop importants dans les écoles primaires entravent la bonne acquisition des compétences fondamentales.

De plus en plus de recherches sont menées sur les conséquences du bruit de fond sur la réussite scolaire. Les résultats convergent pour indiquer un effet particulièrement délétère du bruit au moins jusqu’en fin de primaire, sur des tâches aussi variées que le calcul mental, la génération d’idées nouvelles, la compréhension de consignes orales ou écrites.

Dans une large étude menée dans des écoles primaires en Angleterre, la relation apparaît clairement : la performance académique est inversement proportionnelle au niveau de bruit dans les salles de classe. Ainsi, plus les salles de classe sont bruyantes, moins bonne est la performance académique des enfants qui y sont scolarisés.

Les conséquences délétères du bruit se marquent particulièrement chez certains enfants. Ainsi, nous avons montré que les enfants dyslexiques sont plus sensibles encore à la présence de bruit de fond que leurs pairs de même âge.

Par ailleurs, les enfants malentendants ont besoin d’un rapport signal bruit 10 dB plus favorable que leurs pairs de même âge pour obtenir percevoir la parole avec la même acuité. Ils ne bénéficient pas d’indices acoustiques qui pourtant améliorent la performance des enfants normo-entendants.

Recherches en cours

En résumé, les enfants ont besoin de conditions d’écoute plus favorables que les adultes pour décoder et comprendre l’information auditive avec la même acuité. Cependant, la réalité des salles de classe est loin d'offrir ces conditions. Au contraire, la plupart du temps, les enfants réalisent leurs apprentissages dans des environnements bruyants, ce qui affecte leur performance scolaire.

Des recherches sont en cours pour déterminer exactement les facteurs qui contribuent au bon développement de la perception de la parole dans le bruit. À l’avenir, des entraînements auditifs pourraient protéger les enfants des effets délétères du bruit de fond, en leur apprenant à se focaliser sur le signal de parole cible et/ou à ignorer le bruit de fond.

Un défi majeur pour l’école de demain sera de limiter le bruit de fond dans les classes. Des solutions technologiques et acoustiques se développent, telles que la pose de double vitrage, l’utilisation de matériaux moins réverbérants, une meilleure direction du son dans les classes, ou l’utilisation d’un système FM pour les élèves les plus en difficulté. Ces différentes solutions montrent des bénéfices encourageants : diminution du stress, de l’irritabilité et de la distraction liée au bruit.

Au-delà du bien-être, une école moins bruyante aura un impact positif à long terme sur la réussite scolaire des enfants, particulièrement ceux qui rencontrent des difficultés auditives ou d’apprentissage.

Axelle Calcus, Assistant lecturer, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.