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Du troc aux ventes d’occasion, les paradoxes de la consommation collaborative chez les jeunes

Pascale Ezan, Université Le Havre Normandie

La consommation collaborative tend à bousculer les schémas établis des modèles d’achat-vente, effaçant peu à peu les frontières entre producteurs et consommateurs. Plus concrètement, si ses contours sont difficiles à cerner, un consensus se dessine pour définir la consommation collaborative comme un système de redistribution entre particuliers fondés sur l’échange, le troc, le don ou encore l’achat-vente de produits d’occasion.

L’habillement représente un secteur particulièrement dynamique dans le domaine et de nombreuses plates-formes en ligne de seconde main proposent à présent des alternatives à la fast fashion, en ancrant leurs promesses dans une recherche de sobriété et de lutte contre le gaspillage, favorable à la planète.

L’étude que nous menons actuellement montre que les jeunes ont investi ces plates-formes selon des motivations diverses et non exclusives. Elle met en exergue les paradoxes qui régissent chez eux la consommation collaborative entre valeurs consuméristes et pratiques responsables.

Des motivations multiples

Pour certains jeunes, les plates-formes en ligne répondent au désir de devenir des contributeurs de la durabilité, en achetant uniquement des produits dont ils ont besoin, en adéquation avec des budgets souvent limités. Pour d’autres, ces plates-formes autorisent l’accès à des pièces vintage, issues de séries antérieures, afin de se soustraire à une mode standardisée induisant des looks uniformisés. Pour d’autres encore, la fréquentation de ces plates-formes représente une opportunité d’acquérir des marques désirables, voire iconiques, à un prix accessible.

Le choix foisonnant exposé sur les plates-formes favorise également chez eux des comportements de « serial shopper » et les pratiques d’achat liées aux achats en ligne se substituent alors au traditionnel shopping, permettant de s’affranchir des contraintes de mobilité avec des offres issues du monde entier. Enfin, d’autres se montrent sensibles au côté pratique de ces modèles d’affaires qui autorisent des achats groupés sous forme de lots, vecteurs de bons plans et de gain de temps.

De manière globale, si à la base ces plates-formes ont vocation à responsabiliser les consommateurs en les incitant à adopter des comportements vertueux pour l’environnement, les logiques hédoniques, récréatives et sociales qui animent ces espaces virtuels les transforment en véritables terrains de jeu pour des jeunes, rompus aux codes et aux valeurs consuméristes, qui y développent des pratiques de collection.

Le collectionneur aime à s’entourer d’objets. Ces derniers contribuent dès lors à la construction de son identité car, selon Belk, les biens circonscrits dans une collection s’entendent comme une extension de soi. La collection induit une curiosité singulière à l’égard des choses et une habileté à percevoir la valeur des objets et soumet le passionné à une quête permanente pour compléter sa collection. La tendance à l’accumulation apparaît ainsi comme un des corollaires de la collection.

Comme le souligne Baudrillard, pour un collectionneur, un seul objet ne suffit pas, il doit être intégré dans une série pour révéler tout le sens que lui donne son récipiendaire. Cette appétence à rechercher des produits nourrit dès lors une compétence à s’informer des nouveautés, à sélectionner, à hiérarchiser les objets en fonction de la valeur que le connaisseur leur accorde.

Cette expertise retirée de la quête des objets se double fréquemment de motivations sociales. Celles-ci combinent des liens sociaux sous forme de discussions, d’échanges de biens combinés à des rivalités entre passionnés pour acquérir les objets convoités.

À la recherche de la pièce unique

Selon la logique du ATAWAD (Any Time, Anywhere, Any Device) qui caractérise les millennials, les plates-formes de seconde main s’insèrent dans leur mode de vie et s’incarnent dans la consultation quasi quotidienne des offres. L’accès instantané à des millions de vêtements et accessoires de mode instaure chez eux un sentiment d’abondance comme un appel à l’accumulation. Ils y développent des compétences propres à la collection essentiellement liées au décryptage de la valeur du vêtement proposé, autour de signaux comme le prix, la portée symbolique de la marque ou la rareté du produit. Cette rareté constitue une préoccupation majeure qui guide leurs liens sociaux sur les plates-formes.

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Ainsi, la rareté perçue érige certains vêtements au statut de pièce unique sur ces plates-formes. Elle incite les jeunes à mettre en place des stratégies de veille, matérialisées par des alertes, des trackers, des suivis de membres de la plate-forme présentant les mêmes goûts vestimentaires et une silhouette similaire. Ils sont amenés à consulter aussi les réseaux sociaux pour être informés très tôt des futurs dépôts que les influenceurs annoncent à leurs abonnés sur leurs comptes.

Les plates-formes de seconde main s’intègrent ainsi dans un écosystème numérique conçu comme un territoire privilégié pour assouvir de tendances matérialistes qui apparaissent très éloignées des questions environnementales.

Pourtant derrière ces contradictions se cache sans doute une volonté de faire preuve d’une plus grande sélectivité dans le choix des produits achetés. Cette sélectivité prend appui sur les nombreuses tensions qui animent la consommation entre achat plaisir, achat rationnel, achat responsable… auxquels cette génération est particulièrement confrontée.

Notre recherche met en exergue les paradoxes qui régissent la consommation collaborative chez les jeunes. Toutefois, en ayant recours aux plates-formes de seconde main, les jeunes semblent revendiquer leur attrait pour des produits ou des marques qui sont vecteurs de sens et la collection comme forme de consommation à la fois matérialiste et symbolique offre sans doute une grille de lecture pour appréhender cette complexité.

Pascale Ezan, professeur des universités - comportements de consommation - alimentation - réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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La peur aide-t-elle à apprendre ?

Confrontés à des situations qui les effraient, les enfants apprennent à se méfier des nouvelles expériences. Shutterstock
Deborah Pino Pasternak, University of Canberra

Beaucoup d’entre nous gardent un souvenir cuisant de jours où ils se sont fait disputer par un parent ou un enseignant. Les expériences auxquelles se mêle la peur s’impriment souvent dans notre mémoire. Il est essentiel en effet de se rappeler des situations douloureuses pour tenter de les éviter dans le futur. Il s’agit d’une réaction favorable à notre survie.

Ce lien étroit entre peur et mémoire pourrait nous amener à penser que la peur favorise les apprentissages. La recherche montre cependant qu’elle peut avoir des conséquences négatives à long terme pour les enfants comme pour les adultes, et rendre l’apprentissage plus difficile.

Alors comment apprenons-nous et qu’apprenons-nous quand nous avons peur ? Voici les réponses que nous apporte la recherche.

Comment la peur affecte les apprentissages des enfants

La peur est conçue pour nous protéger contre les dangers actuels et futurs. Confrontés à des situations qui les effraient, les enfants apprennent à éviter de nouvelles expériences au lieu d’explorer, de s’engager et d’aborder l’inconnu avec curiosité.

Une exposition constante à la peur modifie la façon dont le cerveau réagit au monde extérieur. La peur déclenche une réaction de stress dans le cerveau et le met en état d’alerte ; elle nous rend hyperréactifs pour répondre de manière décisive aux menaces qui se présentent.

Cette attitude peut être bienvenue si vous vous retrouvez par exemple face à l’agressivité d’une personne inconnue. Mais elle n’a rien de productif dans un environnement d’étude comme l’école, où l’on nous demande justement d’être ouverts à de nouvelles expériences et de créer des solutions innovantes.

En fait, les zones du cerveau activées lorsque nous avons peur sont différentes de celles que nous utilisons lorsque nous réfléchissons attentivement à la manière d’aborder un problème délicat. Des recherches ont montré que, lorsque nous sommes dans un état de peur, les parties les plus primitives du cerveau prennent le relais de l’activité du cortex préfrontal, le « centre de contrôle » du cerveau.

Cela signifie qu’il est très difficile de faire des prévisions, de prendre des décisions judicieuses et d’utiliser nos connaissances existantes si nous nous sentons menacés ou effrayés.

La peur se transmet des adultes aux enfants

Les adultes jouent un rôle essentiel dans la façon dont les enfants vont réagir à la peur. Leur comportement face à des situations inconnues sert de modèle aux plus jeunes. Ils créent également (ou pas) des environnements sûrs qui favorisent l’exploration des enfants.

La peur s’apprend facilement par l’intermédiaire des adultes qui comptent dans la vie de l’enfant. Des études ont ainsi montré que les tout-petits et les enfants d’âge scolaire apprennent à éviter les nouvelles expériences si leurs parents communiquent ou montrent des signes de peur à cet égard.

Pensez, par exemple, à la façon dont un enfant peut apprendre à craindre les animaux en voyant les réactions de ses parents. Ou, par exemple, à la façon dont les avertissements constants comme « Fais attention ! » peuvent finir par rendre un enfant trop anxieux pour prendre des risques pour jouer, grimper aux arbres…

Les comportements des adultes influencent également le degré de sécurité intérieure que ressentent les enfants et qui leur permet d’oser être eux-mêmes et d’explorer le monde en toute confiance.

Les études sur les comportements des parents montrent de manière systématique qu’une parentalité impliquant des agressions physiques et verbales est associée à de moins bonnes performances chez les enfants, incluant des résultats scolaires insuffisants, des niveaux d’agression et d’anxiété plus élevés, des relations médiocres avec les pairs.

La situation s’inverse totalement lorsque les parents, tout en donnant des règles et des limites, sont chaleureux et encouragent l’autonomie.

Les enseignants peuvent jouer également un rôle essentiel dans le développement de réactions de peur. Les élèves sont plus susceptibles d’être motivés et d’avoir une scolarité qui marche si les enseignants sont « favorables à l’autonomie », ce qui implique d’être curieux et ouvert par rapport aux intérêts des élèves, de solliciter leur point de vue et leur proposer des choix, d’accepter toute une gamme d’émotions, de la frustration, la colère ou la réticence au jeu jusqu’à la joie et la curiosité.

Les effets de la peur sur les apprentissages à l’âge adulte

Parmi les personnes qui souffrent d’anxiété à l’âge adulte, nombreuses sont celles qui ont été exposées dans leur enfance à des environnements où elles se sont senties constamment menacées.

Ces adultes peuvent finir par éviter d’assumer de nouvelles tâches, envisageant sans cesse de nouvelles questions et multipliant les points de vue. Ce sont là des compétences que les employeurs apprécient généralement.

Les environnements de travail qui créent de la peur peuvent également être contre-productifs et stressants.

Les environnements de travail qui créent de la peur peuvent également être contre-productifs et stressants. Shutterstock

La recherche suggère que lorsque les employés perçoivent leur environnement de travail comme dangereux, ils sont plus susceptibles de souffrir d’épuisement professionnel, d’anxiété et de stress. Les situations stressantes peuvent également interférer avec notre capacité à transférer ce que nous savons à de nouvelles situations.

Par ailleurs, les chercheurs affirment qu’une relation de confiance entre les employés et leurs supérieurs peut influencer la propension des travailleurs à révéler leur vulnérabilité et à accepter des tâches qui impliquent de l’incertitude.

Les chercheurs ont également constaté que des relations positives au travail peuvent encourager la créativité, ce qui rend les missions plus intéressantes et plus agréables.

Qu’apprenons-nous quand nous avons peur ?

La peur s’accompagne bel et bien d’apprentissages. La question est de savoir de quoi il s’agit.

Face aux menaces et à l’hostilité, nous apprenons à éviter les défis et à nous conformer aux règles extérieures au lieu de nous demander comment améliorer les systèmes. Nous protégeons nos sentiments et limitons nos pensées aux domaines qui nous semblent sûrs.

Est-ce le type d’apprentissage qui nous permet de grandir et d’évoluer ?

Plus que jamais, les enfants et les adultes doivent collaborer de manière créative pour résoudre des problèmes difficiles. Cela signifie qu’il faut être capable d’affronter l’incertitude et d’accepter de faire des erreurs ou d’échouer. Développer ces compétences nécessite des environnements sûrs et stimulants, et non des environnements familiaux, scolaires ou professionnels régis par la peur.

Deborah Pino Pasternak, Associate Professor in Early Childhood Education and Community, University of Canberra

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Pourquoi si peu de filles en mathématiques ?

Clémence Perronnet, ENS de Lyon

À 17 ans, une fille française sur deux n’étudie plus les mathématiques, contre seulement un garçon sur quatre. Publié en janvier 2024 chez CNRS Editions, « Matheuses – Les filles, avenir des mathématiques » se penche sur ces inégalités pour mieux les combattre.

À travers 10 chapitres, la chercheuse Clémence Perronnet, la médiatrice scientifique Claire Marc et la mathématicienne Olga Paris-Romaskevitch apportent des réponses scientifiques à des questions comme « Faut-il avoir des parents scientifiques pour réussir en maths ? », « Les maths sont-elles réservées aux élites ? » ou encore « Les modèles féminins créent-ils des vocations chez les filles ? »

Ci-dessous, nous vous proposons de lire la conclusion de cet ouvrage conçu aussi bien comme une enquête sociologique qu’un cahier de maths.


Les parcours en mathématiques commencent dès la petite enfance, avec l’influence forte de la socialisation familiale. On a beaucoup plus de chances de s’intéresser aux maths et d’être encouragée dans cette voie lorsqu’on a des parents scientifiques – et surtout, pour les filles, une mère scientifique. Ces héritages familiaux sont purement sociaux et ne reposent pas sur la transmission d’un goût ou d’un talent génétique. Contrairement aux idées reçues, notre intérêt, notre curiosité et nos compétences en mathématiques ne sont jamais déterminés à l’avance par des caractéristiques biologiques. L’intelligence n’est pas innée, et ce n’est pas elle qui fait la compétence en mathématiques : celle-ci ne s’acquiert que par l’entraînement. Ce n’est donc pas parce qu’on est brillant, génial ou naturellement talentueux qu’on devient bon en maths. À l’inverse, c’est au fur et à mesure qu’on les pratique et qu’on s’y investit que l’on nous reconnaît talent et intelligence, parce qu’on investit cette discipline qui détient un important pouvoir symbolique et social.

Il y a néanmoins une très grande inégalité de traitement dans cette reconnaissance, puisque l’intelligence est beaucoup moins facilement accordée aux femmes qu’aux hommes. Les discours pseudoscientifiques qui prétendent prouver l’origine biologique de l’intelligence et les processus d’évaluation à l’œuvre dans le système scolaire desservent systématiquement les femmes. Celles-ci sont toujours considérées comme naturellement moins douées – alors même que des décennies de recherche scientifique établissent que le sexe biologique ne détermine aucunement les capacités cognitives.

Ces inégalités de traitement expliquent la sous-représentation des femmes dans certaines sciences (mathématiques, informatique, ingénierie…) mais aussi leur surreprésentation dans d’autres (biologie, chimie, médecine…). En effet, les disciplines scientifiques ne sont pas investies de la même façon selon la valeur qu’on leur prête dans le monde social. Les hiérarchies disciplinaires, de genre et sociales se croisent pour construire un espace social et sexué des sciences. Au sommet, les mathématiques et la physique sont considérées comme les plus fondamentales et théoriques ; ce sont elles qui recrutent le plus d’hommes et de personnes des classes favorisées. Les champs de l’ingénierie, de la technologie et de l’industrie, associés à l’application et à la technique, ont un recrutement tout aussi masculin mais davantage populaire. Enfin, les sciences du vivant comme la médecine et la biologie, focalisées sur l’activité de soin et de sollicitude, sont les plus féminisées. Cela n’en fait pas des sciences plus égalitaires, puisque la présence des femmes s’y explique toujours par la croyance en des différences de nature entre les sexes (ici, l’existence de qualités féminines liées au care).

Le cas particulier de l’informatique montre bien la façon dont les liens entre genre, savoir et pouvoir produisent des orientations inégalitaires. Loin d’être le résultat de préférences ou de compétences « naturelles », l’absence des filles en informatique est le résultat d’une éviction. Alors qu’elles étaient majoritaires dans cette discipline à ses débuts, les femmes en ont été exclues lorsqu’elle a pris de l’importance et est devenue le lieu d’enjeux de pouvoir économiques et politiques. Aujourd’hui, en milieu scolaire comme en milieu professionnel, les femmes sont confrontées à des comportements sexistes constants de la part de leurs professeurs, camarades et collègues, et leur prétendue incompétence et incompatibilité avec l’informatique servent à justifier leur évincement.

L’absence d’intérêt ou de confiance en soi n’est jamais le point de départ de la situation des femmes en mathématiques : elle est le résultat de leur expérience. Les filles perdent confiance en constatant les efforts infructueux de leurs mères, en rencontrant page après page des personnages qui leur enseignent la résignation face à la domination et en étant la cible quotidienne de violences sexistes et sexuelles dans une société qui leur vante pourtant ses mérites égalitaires. Dans leur vie quotidienne comme dans la fiction, tout indique et rappelle aux filles leur incompétence « naturelle » en mathématiques et les sanctions qui les attendent si elles essayent malgré tout d’investir ce champ du savoir.

Why science is for me (The Royal Society, 2020).

Ces sanctions sont les plus fortes pour les adolescentes noires, arabes ou asiatiques et issues des milieux populaires, qui expérimentent une triple discrimination sexiste, raciste et classiste. Les mathématiques sont les plus élitistes des sciences, mais leur aspiration universaliste produit une illusion de neutralité qui minimise le poids de la classe et de la race dans les parcours. La norme du désintéressement dissimule ainsi les conditions matérielles privilégiées qui sont nécessaires à la pratique des mathématiques pures, les plus valorisées.

Faire le choix des mathématiques quand on est une fille impose une transgression des normes de genre et un inconfort que seules les adolescentes les plus favorisées peuvent tolérer – non sans sacrifices. L’absence des groupes dominés en sciences est produite structurellement. Elle n’est ni une affaire de parcours individuels ni un phénomène purement psychologique. Les femmes, les personnes des classes populaires et les personnes non blanches ne s’autocensurent pas en sciences : elles sont censurées socialement par le poids des rapports de domination.

Dans ce contexte, des actions en non-mixité comme les stages des Cigales peuvent jouer un rôle important. En protégeant pour un temps les filles des violences sexistes, elles leur permettent de se consacrer pleinement à la pratique des mathématiques. Elles favorisent également une prise de conscience des inégalités et mettent en avant des modèles de femmes scientifiques encore trop rarement accessibles pour les adolescentes.

Néanmoins, ces actions ne feront progresser l’égalité qu’à condition de renoncer aux croyances en la différence « naturelle » entre les sexes, et de reconnaître les autres rapports de domination structurant le champ scientifique. Si elles peuvent suspendre temporairement les rapports sexistes, les actions en non-mixité de genre n’échappent ni à l’élitisme ni au racisme. Faute de prendre en compte l’ensemble de ces rapports sociaux, elles bénéficient davantage aux filles des classes les plus favorisées.

CNRS éditions

Pour avancer vers l’égalité et réaliser véritablement leur ambition universelle, les mathématiques doivent repenser complètement leur histoire, leur fonctionnement et leur sens. Pour servir l’intérêt général, elles doivent refuser d’élever une minorité au détriment de la majorité. Cela impose de prendre conscience de la façon dont la pratique actuelle des maths rend impossible l’accès de tous et toutes aux savoirs et aux carrières.

Parce que les inégalités sont sociales et structurelles, les outils pour les résorber doivent l’être également. Les actions ponctuelles et périphériques à destination des groupes sociaux exclus sont nécessairement insuffisantes. Les mathématiques ont besoin d’une transformation interne et collective des pratiques, fondée sur le refus de construire la discipline sur la réussite personnelle de quelques individus jugés exceptionnels, et sur le rejet systématique de toutes les approches naturalisantes des femmes et des hommes, mais aussi des questions de goût, de talent et de mérite.

Clémence Perronnet, Chercheuse en sociologie rattachée au Centre Max Weber (UMR 5283), ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Réguler les pratiques numériques des ados : un défi pour les parents ?

Barbara Fontar, Université Rennes 2; Agnès Grimault-Leprince, Université de Bretagne occidentale et Mickaël Le Mentec, Université Rennes 2

Durant l’adolescence, les amis et camarades de classe ou de loisirs – les « pairs » de l’enfant – prennent une place de plus en plus importante dans sa vie, ce qui vient déstabiliser l’équilibre des relations qu’il entretient avec ses parents. Ces personnes du même âge lui offrent d’autres points de repère et ont une influence croissante sur ses goûts, l’incitent à développer de nouveaux modes de sociabilités, marqueurs d’une émancipation vis-à-vis des parents ainsi qu’une autonomisation culturelle.

Les produits issus des industries culturelles, composants essentiels des cultures juvéniles, deviennent des signes d’appartenance dont il faut être porteur. Parmi eux, les outils numériques constituent des supports privilégiés de divertissement, de sociabilité, d’informations par lesquels les adolescents se conforment aux attentes du groupe et individualisent leurs pratiques. Pour les jeunes, la chambre devient un espace privilégié pour développer des activités à l’abri du regard des adultes.

Face à ces conduites émancipatrices, les parents s’efforcent d’accompagner les transitions tout en cherchant à garantir la réussite scolaire, l’épanouissement de leurs enfants et l’équilibre familial. Selon la familiarité qu’ils ont avec le numérique, ils sont plus ou moins sensibles ou perméables aux paniques morales autour des « dangers des écrans » circulant dans l’espace public.

Le numérique, outil de connaissance et divertissement

La recherche Idée, opération soutenue par l’État dans le cadre du volet e-FRAN du Programme d’investissement d’avenir, opéré par la Caisse des Dépôts (portant sur un échantillon socialement et géographiquement hétérogène de plus de 800 parents bretons d’élèves de cinquième), indique que 75 % des parents valident l’idée que les messageries, les réseaux sociaux numériques ou les jeux vidéo empêchent leur adolescent de faire des choses plus intéressantes. Environ un tiers considère même qu’ils ont un effet négatif sur son comportement.

En revanche, ils sont plus de 70 % à considérer qu’il est important que leur adolescent puisse avoir accès à Internet quand il fait ses devoirs. Les parents tendent ainsi à opposer un « numérique » légitime comme outil de connaissance à un « numérique » plus abêtissant, voire néfaste, dans ses usages plus spécifiquement juvéniles et souhaitent tous réguler ces pratiques.

Les données de la recherche INEDUC financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) nous ont permis d’identifier les dynamiques familiales autour des pratiques d’écrans des adolescents. Pour les parents, leur régulation est d’autant plus ardue que les ados cherchent à préserver leur espace de liberté et de décompression. Ils sont souvent seuls au domicile au retour de l’école. Les parents s’interrogent alors sur leurs activités, le respect des règles concernant les écrans, les devoirs faits en leur absence. Mais la réponse est peu évidente : faut-il couper la connexion Internet au risque d’entraver l’accès aux devoirs désormais en ligne via les ENT, la collaboration entre pairs et l’accès à des informations en ligne ?

Les parents subissent la pression de leurs ados pour qui l’intégration au groupe des pairs comporte des passages obligés : équipement de plus en plus précoce en smartphone, accès aux jeux vidéo plébiscités et aux réseaux sociaux numériques. Les parents hésitent à les interdire de peur de marginaliser leur ado du groupe de pairs.

Au final, les parents adoptent des stratégies de régulation à partir de leurs objectifs éducatifs, des contraintes auxquelles ils font face, de leurs représentations des pratiques numériques juvéniles et de leur proximité avec la culture numérique.

Gérer les équipements et le temps d’écran

Les stratégies de régulation mises en place par les parents se déploient dans quatre domaines, le premier étant celui de l’équipement. Il existe une différenciation socioculturelle des appareils disponibles au sein du foyer, détenus en propre par les adolescents ou partagés. Dans les milieux populaires, les parents équipent plus tôt leurs enfants en appareils numériques à des fins de loisirs (consoles, tablettes, smartphone). L’équipement familial en ordinateur dépend en revanche souvent de l’entrée au collège de l’aîné, quand il est en général présent dans les milieux favorisés, indépendamment de la scolarité des enfants.

Aussi, la plupart des parents équipent leurs enfants d’un téléphone portable pour des raisons de sécurité, pour qu’ils soient joignables à tout moment ou parce que, de guerre lasse, ils cèdent au fait que « tout le monde en a un ». L’équipement est néanmoins plus souvent discuté et retardé dans les familles favorisées.

La gestion du « temps d’écran », deuxième domaine sur lequel portent les stratégies des parents, cristallise actuellement, dans une perspective protectionniste, une partie des discours publics. Elle est aussi la principale source de conflit et de négociation entre parents et adolescents. Des différences s’observent néanmoins entre les familles : quand certains parents font confiance à leurs ados et contrôlent faiblement le temps qu’ils passent devant les écrans, d’autres le contrôlent fortement et s’aident d’outils de contrôle parental.

Mais pour la plupart des familles, le contrôle reste souple, essentiellement axé sur les heures d’endormissement : les discours parentaux lient questions de santé et exigences du travail scolaire pour imposer leurs limites. Enfin, si l’ensemble des familles expriment des difficultés à gérer les temporalités, certaines adoptent un certain « laisser-faire », particulièrement lorsque les conditions sociales d’existence, par exemple la monoparentalité ou des horaires de travail décalés, compliquent les possibilités de supervision. De façon générale, les temps de pratiques numériques sont plus contraints dans les familles favorisées, les adolescents y étant aussi plus nombreux à multiplier les activités extra-scolaires encadrées.

Une difficulté à contrôler les contenus sur mobiles

La régulation des temporalités s’articule à celle de la localisation des appareils d’autant que les appareils mobiles peuvent être utilisés dans différentes pièces du domicile. Là aussi, il existe des différences entre les familles qui autorisent les usages dans la chambre, celles qui les tolèrent pendant un temps donné et celles qui exigent que les appareils soient utilisés depuis une pièce commune.

Les adolescents de milieux populaires ont un accès plus important aux appareils dans leur chambre : la taille de l’habitat et de la fratrie joue un rôle sur les régulations des espaces d’accès, en particulier lorsque les enfants partagent la même chambre. Dans les familles favorisées, l’accessibilité des appareils depuis un espace partagé permet aux parents de pratiquer une surveillance discrète. Elles sont aussi nombreuses à autoriser les écrans dans les chambres en privilégiant le contrôle du temps à celui du lieu.

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Les contenus consommés par les ados (vidéos, séries, jeux vidéo) et ceux qu’ils partagent sur les réseaux sociaux sont également régulés, non sans difficultés. Les contenus autorisés sont plutôt définis par défaut, par les interdictions. Ce constat d’ordre général effectué à partir des données INEDUC est retrouvé dans des recherches plus récentes portant sur les pratiques de lecture sur écran.

Mais quand certains parents interdisaient le visionnage de contenus comme la téléréalité ou des séries jugées violentes sur la télévision familiale, il leur est difficile de contrôler ce que regardent leurs ados sur les supports mobiles. Les interdictions se situent désormais plutôt au niveau de l’accès, ou non, à certains réseaux sociaux (Snapchat, Tik Tok, par exemple) davantage associés par les parents à des dangers potentiels en termes de contenus.

Par ailleurs, alors que le cyberharcèlement et les contenus choquants ou pornographiques inquiètent les parents de tous milieux sociaux, les stratégies de régulation passent aussi par des discours d’accompagnement et des discussions.


Le projet Inégalités éducatives et construction des parcours des 11-15 ans dans leurs espaces de vie – INEDUC est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Barbara Fontar, Maîtresse de conférences en sciences de l'éducation, Université Rennes 2; Agnès Grimault-Leprince, Maîtresse de conférences Sociologie, Université de Bretagne occidentale et Mickaël Le Mentec, Maitre de conférences en sciences de l'éducation et de la formation, Université Rennes 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.