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Le retour des trains de nuit se fait-il sur de bons rails ?

Guillaume Carrouet, Université de Perpignan et Christophe Mimeur, CY Cergy Paris Université

Début 2016, Alain Vidalies, secrétaire d’État chargé des transports, annonçait la suppression progressive de la plupart des liaisons ferroviaires de nuit. La principale raison invoquée était l’absence de rentabilité. Sur fond de préoccupations environnementales, une dynamique inverse a depuis été enclenchée par les pouvoirs publics : le Paris-Nice revenait sur les rails le 21 mai 2021 et le Paris-Tarbes-Lourdes le 12 décembre.

Ils ont rejoint les Paris-Gap-Briançon et Paris-Rodez/Latour de Carol/Cerbère qui subsistaient encore tant bien que mal. Une dizaine d’ouvertures de lignes est promise d’ici 2030, à commencer par celle du Paris-Aurillac attendue pour la fin de l’année. Il s’agit essentiellement de lignes radiales depuis Paris, le schéma différant finalement assez peu de celui qui avait cessé d’exister en 2016.

Lignes intérieures de nuit envisagées. ecologie.gouv.fr/train-nuit

Après un retour très médiatisé, les premiers bilans de la relance semblent positifs malgré des dysfonctionnements réguliers. Le train de nuit reste cependant encore menacé par des contraintes économiques et organisationnelles, tandis que l’État et la SNCF peinent à concevoir un véritable réseau aux échelles nationale et européenne. C’est ce que nous avons exploré dans nos recherches, nourries d’entretiens avec divers acteurs et de consultations d’archives.

Un saut de nuit

Il faut tout d’abord insister sur la particularité du train de nuit : il s’agit de trajets longs, sans desserte pendant toute une plage horaire que l’on nomme le « saut de nuit », puis avec de nombreux arrêts en fin de parcours. Le Paris-Briançon, par exemple, ne marque aucun arrêt entre son départ de Paris Austerlitz à 20h51 et Crest dans la Drôme à 4h45. Huit gares sont ensuite desservies avant d’atteindre le terminus à 8h26. À vol d’oiseau, Crest et Briançon sont distantes de 130 kilomètres.

Cela place d’emblée le train de nuit dans une forme d’ambiguïté. Est-ce un service dont la gestion dont se faire à l’échelle nationale du fait de la grande distance parcourue ou bien doit-elle revenir aux régions en raison du maillage de desserte dans un territoire en particulier ? Avant l’arrêt du service, la SNCF semble avoir ainsi, à plusieurs reprises, avoir suggéré des suppressions de lignes avec dans l’idée que les annonces pousseraient pour un transfert de compétences aux régions ou à l’État.

Entre 1951 et 1980, les trains de nuit empruntaient près de 15 000 kilomètres de lignes, s’arrêtant dans 256 gares. Avec cet effet « saut de nuit », la réduction du service entre 1981 et 2007 tient davantage de la réduction des dessertes que du kilométrage de voies parcourues (400 km de moins seulement). C’est après 2007 que la rupture semble prononcée à leur sujet.

Victime d’un manque d’investissement

La quasi-disparition annoncée en 2016 tenait ainsi à un faisceau de facteurs aux origines bien différentes.

En premier lieu intervient le fait que le train de nuit comporte des coûts d’exploitation plus importants que ceux du TER ou du TGV. Compte tenu des horaires du voyage, ce service requiert en effet plusieurs équipes d’agents et de conducteurs et parfois plusieurs locomotives pour un même trajet, des diesels relayant des électriques selon la nature du réseau ou bien quand le parcours se divise en plusieurs branches. Les voitures ne servent de plus qu'une seule fois par jour quand le matériel TER, TGV et Intercités peut effectuer plusieurs trajets quotidiennement.

Un rapport public de 2015 intitulé « Trains d’équilibre du territoire : agir pour l’avenir » jugeant le modèle « à bout de souffle », recommande ainsi à l’État de maintenir seulement deux lignes (Paris-Briançon et Paris-Rodez/Toulouse-Latour de Carol) au nom de l’aménagement du territoire.

Le train de nuit a également été la première victime du manque d’investissement pendant plusieurs décennies dans l’entretien du réseau ferré national. Rattraper le retard implique des travaux qui s’effectuent essentiellement la nuit. Le matériel roulant ne semble d’ailleurs pas avoir reçu davantage d’attention : la plupart des wagons avait plus de 40 ans au moment où le service prenait fin. Le rôle de l’État reste loin d’être neutre. Un manque de stratégies et moyens sur ce segment de service explique en grande partie son déclin.

Il faut aussi souligner l’important de la concurrence : la grande vitesse ferroviaire matérialisée par le TGV et le nécessaire raccourcissement des distances-temps ont pris des parts de marché au service de nuit, de même que, dans une certaine mesure, les dessertes aériennes métropolitaines, les cars dits « Macron » ou le covoiturage. La SNCF a ainsi manifesté à maintes reprises son désintérêt pour ce service jugé peu rentable. Préférant se concentrer sur la desserte de territoire à haut potentiel, elle a laissé quelque peu sur la touche un service desservant principalement des territoires composés de villes petites et moyennes.

Une relance contrariée

Pourtant quasi enterré, ce service va renaître grâce à la concordance de trois catégories de facteurs, qui ont trait à l’environnement, à l’affection pour le train de nuit et à l’aménagement du territoire, utilisés à tour de rôle par l’État et l’exploitant.

L’un des socles de la relance tient sans nul doute à la promotion du train de nuit comme solution pour décarboner les transports de moyenne et longue distance. Pour mémoire, en France, le secteur des transports est responsable de près de 29 % des émissions de gaz à effet de serre. Les préoccupations environnementales se déploient dans les discours et actions d’association, dont le leitmotiv est le développement du train de nuit, associations qui mettent en avant un rapport original à la vitesse. Au moment où beaucoup de wagons rejoignaient les voies de garage en 2016, le collectif « Oui au train de nuit » défend ainsi :

« Le train de nuit, c’est Paris à une heure de Perpignan : une demi-heure pour s’endormir, une demi-heure pour se réveiller ! »

Ces inquiétudes accrues s’incarnent dans certains segments de la politique environnementale française. La loi Climat-résilience de 2021, elle-même issue de propositions de la convention citoyenne, instaure par exemple la réduction des vols intérieurs inférieurs à 2h30, même si les effets en sont limités.

Le caractère affectif du produit train de nuit se vérifie, lui, dans sa présence dans la culture populaire. Cadre de l’action du Crime de l’Orient-Express d’Agatha Christie, du roman plus récent Paris-Briançon publié en 2022 par Philippe Besson ou encore de la publicité Chanel avec Audrey Tautou sur le même trajet, c’est aussi sur cette dimension sentimentale que joue la communication de la SNCF :

« Au petit matin (8h35), le contraste est assuré à Briançon : on passe de la grande ville à l’air pur de la montagne, niché entre cinq vallées des Hautes-Alpes. »

Enfin, en réponse à un rapport de la Cour des comptes en défaveur du train de nuit, l’État semble désormais assumer l’argumentaire faisant du train de nuit un outil d’aménagement du territoire. Dans son revirement de politique, il puise son inspiration dans l’expérience autrichienne Nightjet, portée par l’exploitant ÖBB dont le réseau s’est développé bien au-delà des frontières de l’Autriche.

Les régions, néanmoins, pourtant incontournables étant donné les spécificités du modèle, sont restées le plus souvent attentistes dans la relance du service, à l’exception de la région Occitanie qui s’est positionnée tôt en fer de lance.

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Le succès à long terme de la relance du train de nuit tient encore à trois facteurs. Vient tout d’abord la constitution d’un réseau européen qui se heurte à la concurrence de nouveaux services de longues distances low cost. La qualité du réseau intervient ensuite : l’État et SNCF Réseau se sont certes engagés dans des travaux de grande ampleur, mais ils restent souvent insuffisants et trop lents. Enfin, la qualité de service sera décisive : dans un contexte de pénurie de wagons, la rénovation du matériel existant ne suffit pas pour pallier les délais de livraison de voitures neuves.

Guillaume Carrouet, Maître de conférences en Géographie, Université de Perpignan et Christophe Mimeur, Maître de conférences en Géographie, CY Cergy Paris Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Disney et Ravensburger se sont associés pour lancer Lorcana, leur jeu de cartes à collectionner.

Disney abat ses cartes à collectionner sur le marché : pour le plus grand plaisir des joueurs ?

Disney et Ravensburger se sont associés pour lancer Lorcana, leur jeu de cartes à collectionner.
Jérôme Boissel, ESC Clermont Business School

Depuis son lancement 1993, le marché des jeux de cartes à collectionner (les trading card games ou TCG en anglais) est dominé par l’américain Magic : l’Assemblée. Toujours, il a su faire face à l’arrivée de concurrents, le plus souvent sous la forme de licences commerciales de films, séries ou jeux vidéo à succès. Pokémon, Yu-Gi-Oh !, Star Wars, plus récemment One Piece, aucun ne lui a ravi son statut de leader.

Ce vendredi 18 août néanmoins, voilà qu’arrive sur le marché une nouvelle menace, encore plus forte peut-être : Lorcana, un jeu imaginé par Disney et distribué par le géant des jeux de société et des puzzles qu’est Ravensburger.

Aux principes généraux d’un jeu de cartes classique, les TCG ajoutent une dimension de collection puisque les cartes, commercialisées par séries, ne sont disponibles que par paquets, des « decks » d’une cinquantaine de cartes ou « boosters » d’une dizaine de cartes. Ceux-ci sont assortis semi-aléatoirement. Chaque joueur se constitue une collection dans laquelle il puise pour composer lui-même un paquet avec lequel jouer. Dès lors, les cartes sont valorisées à la fois comme composantes du jeu et comme pièces de collection. Un système de degré de rareté est ainsi créé, dans lequel les meilleures cartes sont à la fois les plus chères et les plus rares.

Stimuler l’imagination

Si les jeux de société « traditionnels » ont fait l’objet d’un certain intérêt académique, notamment en sciences de l’éducation, l’attention des chercheurs sur les TCG s’est quasiment exclusivement portée sur les questions d’ordre légal.

Pour comprendre l’engouement des joueurs pour les TCG, pas d’autres choix que de repartir d’études plus larges sur les jeux de société. Le psychologue canadien Daniel Ellis Berlyne estimait en 1960 que l’aspect novateur, l’effet de surprise, le caractère aléatoire et le niveau de complexité d’un jeu étaient autant de variables contribuant à réduire l’ennui et à favoriser l’attrait d’un jeu. Edgar Vinacke soulignait quelques années plus tard le rôle des règles du jeu, des différentes options, de l’interactivité du jeu et notamment des actions des adversaires, et du niveau d’expertise ainsi que du caractère compétitif de chaque joueur comme facteurs influençant l’individu à jouer – ou non – à un jeu de société.

Plus récemment, des chercheurs ont tenté d’établir des listes de critères et conditions qu’un jeu doit réunir pour attirer les joueurs. Alain D’Astous, professeur à HEC Montréal a voulu hiérarchiser, avec l’aide de la journaliste Karine Gagnon, ceux qui sont les plus appréciés par les joueurs. Ils soulignent ainsi que ce sont les jeux qui stimulent l’imagination et permettent de vivre des expériences inhabituelles qui sont ainsi les plus appréciés. Autre facteur d’importance : le niveau de divertissement proposé, et notamment la capacité du jeu à amuser les participants en leur permettant d’interagir, de discuter, de faire des blagues, et de prendre du plaisir. Les facteurs tels la difficulté du jeu et le contrôle que peut exercer le joueur sur l’issue du jeu seraient de moindre importance dans l’appréciation des joueurs.

Jusqu’à l’addiction

La plupart des facteurs identifiés dans la littérature ne sont pas sans rappeler les facettes de la valeur perçue de l’expérience de consommation telle que Morris B. Holbrook, professeur de Marketing à la Columbia Business School de New York, l’a défini en 1999. Cette grille de lecture a depuis été simplifiée en quatre dimensions : valeur économique, valeur hédonique, valeur altruiste et valeur sociale.

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C’est en nous reposant sur ce cadre théorique que nous avons mené, en septembre 2022, une série d’entretiens semi-directifs auprès de joueurs de 7 Fallen. Il s’agit d’un TCG français dans lequel sept royaumes s’affrontent, axé autour du Made in France et du développement durable.

Tous les participants soulignent qu’au-delà de l’investissement financier, adhérer à la communauté de joueurs de TCG nécessite un investissement en temps qui n’est pas négligeable et qui peut même tourner à l’addiction. Un joueur en témoigne :

« Là où j’ai vraiment consacré beaucoup de temps, c’est entre mai et juin, où il y avait les France à préparer. Tous les jours, j’allais faire des parties, dès que j’avais du temps libre et quitte à délaisser un petit peu mon côté professionnel. »

Ils témoignent également que la difficulté du jeu lors de sa prise en main et le processus d’apprentissage qu’il nécessite sont des sources de valorisation des TCG :

« C’est la complexité de la pile, et puis, peut-être, quelques règles qui vont venir donner un charme au jeu. C’est ça que j’aime bien. Le fait que l’on connaisse les règles peut nous apporter un avantage dans certaines situations. Ça m’a permis de gagner des parties en Grand Prix ou en tournois régionaux. »

Du point de vue esthétique, chacun s’accorde pour dire que le design du jeu est un facteur primordial dans l’adoption et la valorisation d’un TCG. Il doit être plaisant sur les cartes, évidemment, mais aussi dans tout l’univers du jeu, notamment le site Internet, les réseaux sociaux et l’interface en ligne s’il en existe une. Un adepte du jeu se souvient :

« Tout de suite, j’ai eu un gros coup de cœur sur le design des cartes. »

Une communauté et des rites

Jouer à un TCG ne contribue pas nécessairement à la construction identitaire de l’individu même si celui-ci peut retirer une fierté de jouer – et de gagner – une partie. La source de valorisation peu prégnante dans la typologie d’Holbrook qui a émergé au travers des entretiens est celle du lien social. L’appartenance à la « commu » est d’autant plus valorisée par les joueurs interrogés qu’elle constitue l’un des deux éléments – avec l’attachement au jeu en lui-même – qui leur manqueront si le jeu venait à disparaître. C’est une source de plaisir pour cet enquêté :

« C’est communautaire dans le sens où tout le monde parle, tout le monde passe de bons moments. On ne fait pas des tournois forcément compétitifs. On fait ce qu’on appelle des tournois perso : on prend un petit buffet avant, relax, et c’est vraiment sympathique. »

Alors que 7 Fallen insistait sur la facette environnementale et éthique de son jeu lors de son lancement, celle-ci ne s’avère pas déterminante pour les joueurs. Ceux-ci sont davantage sensibles à la démarche « Made in France » de la marque. Outre la fierté de jouer à un TCG conçu et produit en France, c’est aussi l’orgueil « du village gaulois d’Astérix et Obélix contre l’envahisseur romain », en l’occurrence l’américain MTG, en attendant l’arrivée de Lorcana.

Enfin, l’expérience de consommation d’un TCG s’avère spirituelle et ritualisée, mêlant, de fait, le sacré et le profane. Les joueurs sont, pour la plupart, initiés aux subtilités du jeu puis leur expérience de consommation devient ritualisée. L’ouverture des paquets est sacralisée, on se rencontre dans les mêmes lieux, aux mêmes horaires, avec les mêmes partenaires. Certains s’adonneront ensuite au même rite initiatique dans la peau du parrain et non plus du filleul.

Ce 18 août, Disney et Ravensburger abattent leur première carte commune sur le marché des TCG quelques semaines après l’arrivée de la famille MTG sur celui des jeux de société avec le lancement de Mindbug au printemps dernier. À voir s’ils sauront créer cette quasi-religion autour de leur produit.

Jérôme Boissel, Professeur Associé et Responsable de la Filière Passion Sport, ESC Clermont Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Image par Laura de Pixabay

Et si vous profitiez de l’été pour réfléchir au sens de votre travail ?

Coralie Perez, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Thomas Coutrot

Démissions en chaîne, refus des bullshit jobs, méfiance vis-à-vis des grandes entreprises, préférence pour le télétravail, réhabilitation des activités manuelles, réorientations en milieu de carrière : les questionnements sur le sens du travail n’ont jamais été aussi nombreux. Ils font l’objet d’un document d’études de la Dares, ainsi que d’un essai intitulé Redonner du sens au travail : une aspiration révolutionnaire, publié aux éditions du Seuil par Thomas Coutrot et Coralie Perez et dont nous vous proposons les bonnes feuilles.


De nombreux aspects de la vie professionnelle peuvent contribuer à […] donner du sens [au travail] : un salaire suffisant pour vivre décemment, des perspectives de carrière, des liens sociaux et amicaux, de la reconnaissance, une harmonie entre temps professionnel et familial.

Les caissier·ères de la grande distribution, étudiées par la [sociologue et chercheuse associée à Harvard] Isabelle Ferreras, valorisent leur activité professionnelle en grande partie pour les liens sociaux qu’elle leur permet de nouer en dehors de la sphère familiale. Les surveillant·e·s de prison ou les policier·ères « tiennent » grâce à la reconnaissance et au soutien de leurs collègues, bien qu’ils se sentent souvent « haïs par les détenus, méprisés par l’administration, mal aimés et peu considérés par l’opinion publique ».

Toutefois, si le salaire, la carrière, la convivialité ou la conciliation donnent du sens à quelque chose, ce n’est pas au travail, mais à l’emploi. L’emploi, c’est l’institution qui encadre l’exercice du travail, pas le travail lui?même. Parler de « sens du travail » pour tous les aspects positifs attachés à l’occupation d’un emploi en ferait un concept attrape?tout manquant d’intérêt.

Surtout, on passerait à côté de ce qui fait la spécificité du travail : une activité par laquelle la personne engage son corps et son esprit dans l’acte de produire, en mobilisant son savoir?faire, sa dextérité, son intelligence, sa créativité, etc.

« Jugement de beauté »

Dans ce cadre, qu’est?ce qui peut donner du sens à mon travail ?[…] On peut […] utilement distinguer [selon le psychiatre Christophe Dejours], trois dimensions du sens du travail :

« Le sens par rapport à une finalité à atteindre dans le monde objectif ; le sens de ces activités par rapport à des valeurs dans le monde social ; le sens, enfin, par rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif ».

Reprenons ces trois dimensions l’une après l’autre. La personne au travail ressent un « jugement d’utilité » quand elle voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ses destinataires. Ce sentiment d’utilité sociale ne se confond pas avec la reconnaissance. Ainsi, beaucoup de salariés qu’on a pu qualifier d’« invisibles » (comme les assistantes maternelles, coiffeurs, aides à domicile, personnels de nettoyage) estiment faire un travail utile, tout en souffrant d’une faible reconnaissance symbolique et salariale.

Le sentiment d’utilité ne suffit pas : il doit être complété par la fierté du travail bien fait, la reconnaissance de la qualité du travail, le « jugement de beauté » porté par les collègues ou les supérieurs, qui connaissent le métier. Nous parlerons alors de « cohérence éthique ». Cette cohérence n’est jamais assurée à l’avance : de façon très générale, dans le rapport de subordination salariale, « les mobiles du salarié et le but de la tâche qui lui est assignée ne correspondent pas » [selon le l’enseignant-chercheur en médecine de santé et travail Philippe Davezies], les salarié·e·s ont une conception de ce qu’est un « travail bien fait » qui ne correspond jamais complètement aux critères de qualité du travail définis par les managers.

Enfin, le travail doit transformer positivement la personne elle-même. Chaque épreuve rencontrée peut être l’occasion d’apprendre des choses nouvelles, de mettre en œuvre ses compétences et d’accroître son expérience. À condition que l’organisation du travaille permette, le déploiement du travail vivant est un facteur d’épanouissement.

Bien plus qu’une question de rémunération

Il y a deux manières de mesurer statistiquement le sens du travail. La première consiste à demander aux personnes si elles trouvent du sens à leur travail. En général, de 80 % à 90 % des gens répondent « oui » : la question est vague et il y a bien des raisons de trouver du sens à son travail, à commencer par la rémunération.

La deuxième façon s’appuie sur une théorie des raisons qui font qu’un travail peut avoir du sens. Selon notre cadre d’analyse, c’est se sentir utile aux autres, respecter ses valeurs éthiques et professionnelles, et développer ses capacités : telles seront donc les trois dimensions du sens du travail que nous allons analyser sur le plan statistique en mobilisant les enquêtes Conditions de travail de 2013 et 2016.

Le sentiment d’utilité sociale est décrit grâce à deux questions : « je fais quelque chose d’utile aux autres » et « Je suis fier(ère) de travailler dans cette entreprise (ou organisation) ». On peut supposer que la fierté revendiquée par les salariés repose sur la réputation dont bénéficie leur entreprise eu égard à la qualité de ses produits ou services.

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La cohérence éthique est appréhendée par trois questions : l’une en positif, « j’éprouve le sentiment du travail bien fait » ; deux en négatif, « je dois faire des choses que je désapprouve » et « je dois faire trop vite une opération qui demanderait davantage de soin ».

Quatre questions permettent d’évaluer la capacité de développement. Les deux premières portent directement sur ce sujet : « dans mon travail, j’ai l’occasion de développer mes compétences professionnelles » et « Je peux organiser mon travail de la manière qui me convient le mieux ». Les deux autres concernent le fait de (ne pas) « ressentir de l’ennui dans mon travail » et « la possibilité de faire des choses qui me plaisent ». […]

Globalement […], seule une minorité coche toutes les cases du sens : 1 % donnent la note maximale (« toujours ») et 32 % une note positive (« toujours » ou « souvent ») pour chacune des neuf questions évoquées. C’est ce que montre la figure ci?dessous.

Si l’on attribue des notes allant de 0 pour une réponse très négative à 3 pour une réponse très positive, on peut construire trois sous?scores en additionnant les notes de chaque question (2 pour l’utilité sociale, 3 pour la cohérence éthique et 4 pour la capacité de développement). Le score global de sens du travail s’obtient en additionnant les trois sous?scores.

Par leurs variations, ces scores font apparaître des situations contrastées selon les caractéristiques des personnes et de leur environnement professionnel.

Le palmarès du sens

Ainsi, les ouvrier·ères de l’industrie (particulièrement des industries de process, de la mécanique et de la manutention) ainsi que les employé·e·s du commerce et de la vente, trouvent particulièrement peu de sens à leur travail en 2016 ; c’est aussi le cas des employé·e·s de la banque et des assurances, et des agent·e·s de gardiennage et de sécurité (figure 2). Autant de professions relativement peu qualifiées.

Le sens du travail serait?il l’apanage du haut de la hiérarchie sociale ? En fait, c’est plus compliqué : les professions ayant les plus hauts scores de sens du travail sont les assistantes maternelles et, plus généralement, des professions du care (aides à domicile, agent·e·s d’entretien, médecins), auxquelles on peut adjoindre les enseignant·e·s, les formateur·trices et les professionnel·le·s de l’action sociale et de l’orientation.

Ainsi, les professions qui trouvent le plus de sens à leur travail présentent souvent la particularité, quel que soit le niveau de qualification, de placer leurs occupant·e·s en relation avec le public ou les client·e·s.

Cela est confirmé par une analyse écono? métrique permettant de raisonner « toutes choses égales par ailleurs » : le fait de travailler en contact avec le public accroît le sens du travail, en renforçant à la fois le sentiment d’utilité sociale et la capacité de développement, même si, en moyenne, cela favorise aussi les conflits éthiques.

Coralie Perez, Economiste, Ingénieure de recherche au Centre d'économie de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Thomas Coutrot, Chercheur associé à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Ces saucisses de viande cultivée vous mettent-elles en appétit ? New Age Meats , CC BY-SA

Autoriser la mise sur le marché de la viande cultivée aux États-Unis, une révolution ?

Ces saucisses de viande cultivée vous mettent-elles en appétit ? New Age Meats , CC BY-SA
Tom Bry-Chevalier, Université de Lorraine

Le 21 juin dernier, Upside Foods et Good Meat, deux entreprises basées dans la baie de San Francisco, obtenaient l’autorisation de mise sur le marché aux États-Unis de leur poulet cultivé. Cette annonce était attendue depuis que les deux entreprises avaient obtenu quelques mois auparavant le feu vert de la FDA (agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux), cette dernière « n’ayant pas identifié de propriétés des cellules qui les rendraient différentes des autres cellules animales en ce qui concerne la sûreté de leur utilisation à des fins alimentaires ».

Jusqu’il y a quelques semaines encore, il n’était possible de goûter de la viande cultivée qu’à Singapour, où Good Meet avait obtenu une autorisation de mise sur marché en décembre 2020. La cité-État est en effet connue pour sa politique très volontariste vis-à-vis de la viande cultivée, s’inscrivant dans sa stratégie « 30 by 30 ». Celle-ci vise à renforcer la capacité de son industrie agroalimentaire afin de produire de manière durable 30 % des besoins nutritionnels des Singapouriens d’ici à 2030.

La viande cultivée est une viande produite directement à partir de cellules animales. Le processus de fabrication commence par leur prélèvement et leur mise en banque, avant mise en culture dans des bioréacteurs à des densités et des volumes élevés. Les cellules sont alimentées par un milieu de culture riche en oxygène, composé de nutriments de base et de quelques facteurs de croissance. Un échafaudage comestible est parfois utilisé pour que les cellules se multiplient autour, de manière à ce qu’elles forment un morceau de tissu structuré. Des changements dans la composition du milieu permettent de différencier les cellules pour produire tantôt du muscle, de la graisse ou des tissus conjonctifs. Le tout est ensuite récolté, préparé et conditionné en produits finis.

Pour des raisons de réduction de coût, les premiers produits disponibles sur le marché sont « hybrides », c’est-à-dire composés de matière végétale et de cellules cultivées.

Au-delà du fait que quelques consommateurs tirés au sort ont d’ores et déjà pu déguster du poulet cultivé dans le

ou le
, cette percée réglementaire marque une étape importante, mais à observer avec un regard nuancé.

Bientôt de nouvelles autorisations ?

Depuis le dévoilement du premier prototype de viande cultivée au grand public en 2013 par Mark Post, dont la fabrication avait nécessité à l’époque la coquette somme de 250 000€, le secteur a bien grandi. On comptait fin 2022 plus de 150 entreprises, soutenues par des investissements de 2,6 milliards de dollars. Des dizaines d’autres entreprises se sont par ailleurs formées pour créer des solutions technologiques tout au long de la chaîne de valeur.

Les motivations derrière la production de viande cultivée constituent souvent un reflet inversé des critiques adressées à la production de viande conventionnelle : réduction de l’impact environnemental de notre alimentation, considérations éthiques liées au bien-être animal, bénéfices en termes de santé publique en raison d’une moins grande utilisation d’antibiotiques et d’une limitation des risques de zoonoses, autonomie alimentaire pour les états disposant de peu de terres… Bien sûr ces promesses doivent faire l’objet d’une évaluation critique et indépendante. La communauté scientifique essaie pour l’heure de composer avec les maigres éléments à sa disposition en l’attente de données issues d’usines de production à grande échelle.

Plusieurs gouvernements ont affiché leur soutien à la viande cultivée : c’est le cas par exemple du Japon, d’Israël, de Singapour ou encore des États-Unis. Aux Pays-Bas, c’est même 60 millions d’euros d’argent public qui ont été promis à la recherche pour l’agriculture cellulaire, dans laquelle la viande cultivée s’inscrit.

Avec ces soutiens, peut-on imaginer voir d’autres États octroyer des autorisations de mise sur le marché ? Le produit étant encore tout nouveau, les autorisations se font au cas par cas. En Europe, aucun dossier de demande de mise sur le marché n’a été déposé par les entreprises du secteur, qui visent davantage Singapour et les États-Unis où la procédure est plus simple et moins longue. Il se

que de nouvelles autorisations de mise sur le marché pourraient y être obtenues d’ici la fin de l’année.

L’Europe ne devrait donc pas autoriser la vente de viande cultivée avant au moins 2026 dans un scénario optimiste. Cela n’empêche pas plusieurs entreprises du vieux continent d’être parmi les pionnières de ce secteur, certaines start-up prévoyant de construire leurs usines, elles aussi, aux États-Unis et à Singapour, où elles peuvent voir un chemin plus clair vers le marché.

Loin du marché de masse

S’il faudra patienter avant de voir la viande cultivée arriver dans les rayons des grandes surfaces françaises, c’est aussi car elle coûte encore très cher. Certaines entreprises ont, certes, annoncé des coûts de production aussi bas que 17 dollars le kilogramme, mais cela pourrait bien n’être qu’un outil de communication à destination des investisseurs.

Un autre moyen de se faire une idée du coût potentiel de la viande cultivée est de regarder du côté des analyses technico-économiques réalisées par les chercheurs. La première analyse du genre sur la viande cultivée, réalisée par l’ingénieur américain David Humbird en 2020, estime dans son scénario le plus optimiste que son coût pourrait être réduit à 22 dollars par kilogramme. La dernière en date, menée à l’université de Californie, trouve un coût de production relativement similaire, entre 17 et 35 $/kg pour les hypothèses les plus optimistes. Toutes mettent en évidence l’importance de la composition des milieux de culture et la taille des bioréacteurs en tant que principaux facteurs du coût.

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Là où les sceptiques soulignent que même dans le cadre de scénarios optimistes la viande cultivée resterait plus chère que la viande conventionnelle, les partisans rappellent que le coût des énergies renouvelables a diminué bien plus rapidement que ce que les prévisions les plus enthousiastes prévoyaient. Ce qui est sûr, c’est qu’il est encore difficile d’y voir clair : le prix de la viande cultivée sera également contingent d’un certain nombre de choix politiques et commerciaux, comme l’octroi de subventions (à l’instar de la viande conventionnelle).

La plus grande difficulté réside peut-être dans le fait même de pouvoir produire de la viande cultivée à suffisamment grande échelle. Pour répondre aux exigences de production de 1,5 million de tonnes de viande cultivée (environ 0,4 % du marché projeté pour 2030), un rapport de McKinsey estimait que la capacité nécessaire en bioréacteurs serait environ 22 fois supérieure à celle de l’industrie pharmaceutique mondiale actuelle.

Les impacts environnementaux de la production de viande cultivée demeurent incertains. Ils dépendent globalement de la quantité et de l’origine de l’énergie qu’elle utilise, de la nature des composants utilisés pour le milieu de culture, ainsi que de l’optimisation des cellules. Alimentée avec des énergies renouvelables, son impact environnemental peut-être plus faible que celui du poulet et du porc. Avec des hypothèses moins favorables, elle ne fait pas nécessairement mieux que le bœuf.

Le principal avantage de la viande cultivée est sa faible utilisation de terres, jusqu’à 64 % de surface en moins que la viande de poulet et jusqu’à 90 % pour la viande de bœuf selon une étude récente. Cela permettrait potentiellement la mise en place de politiques de reforestation en faveur de la biodiversité et de la captation de carbone.

Des investissements qui deviennent moins risqués

D’un point de vue financier, l’année passée a été plutôt morose pour la viande cultivée : les investissements ont chuté d’un tiers par rapport à 2021. Outre un contexte économique difficile lié à l’inflation, la crise énergétique et l’actualité internationale, le secteur avait également déçu : promesses non tenues, start-up faisant faillite ou témoignant de grandes difficultés, absence de nouveaux jalons significatifs… La récente annonce américaine d’autorisation de mise sur le marché pourrait néanmoins renouveler l’appétence des investisseurs pour un secteur devenu subitement moins risqué.

En effet, bien que la viande cultivée soit commercialisée depuis 2020 à Singapour, l’information restait relativement peu connue du grand public : elle ressemblait davantage à une curiosité exotique. L’influence économique et culturelle des États-Unis change la donne. Leur décision peut générer une crainte de passer à côté d’une opportunité importante pour les pays qui jusqu’à présent étaient assez peu proactifs sur le sujet. C’est d’ailleurs une des raisons qui, en France, motivaient récemment la rédaction d’un rapport d’information du Sénat sur le sujet. Ses conclusions plaident en faveur d’un renforcement des investissements publics pour des raisons stratégiques, malgré de fortes réticences politiques et sociales.

Enfin, cette mise sur le marché permet à la viande cultivée d’être mise à l’épreuve du public. Les quantités vendues à Singapour étaient extrêmement faibles ; cela sera légèrement moins le cas aux États-Unis. En résumé, la récente autorisation de mise sur le marché aux États-Unis est un jalon important, mais elle ne marque que le début de longues étapes avant que vous ne puissiez trouver de la viande cultivée dans votre supermarché.

Tom Bry-Chevalier, Doctorant en économie de l'environnement - Viande cultivée et protéines alternatives, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.