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Le « sans alcool » est-il l’avenir du vin ?

Les bouteilles à teneur en alcool inférieure à 0,5° sont aujourd’hui plus chères à produire que le vin avec alcool. Flickr/Mike Mozart, CC BY-SA
Jean-Marie Cardebat, Université de Bordeaux

Une étude de Santé publique France parue le 23 janvier dernier souligne la baisse marquée de la consommation d’alcool par les Français et la montée en puissance de la pratique du Dry January (le « Défi de janvier » qui consiste à ne pas boire d’alcool le premier mois de l’année, né en Angleterre en 2012).

En parallèle, au cours de ce mois de janvier débute l’arrachage de près de 10 000 hectares de vignes à Bordeaux, symbole du désarroi d’une filière vitivinicole à l’agonie. L’antagonisme entre les acteurs de cette filière et les hygiénistes s’en trouve encore renforcé. Il existe pourtant une porte de sortie à la crise viticole compatible avec les critères sanitaires les plus stricts. C’est la désalcoolisation du vin.

La bière a déjà en partie fait sa mue, tandis que les spiritueux s’y mettent. Dans ces deux secteurs, le segment « sans alcool » connait une forte croissance ces dernières années, notamment auprès des plus de 40 ans qui souhaitent réduire leur consommation d’alcool, mais aussi des jeunes, dans les marchés les plus matures sur les questions de santé (Europe, Amérique du Nord).

Selon l’organisme Statista, la part du « sans alcool » dans le marché mondial de la bière atteindrait ainsi 5,5 % en 2024. Face à ce succès, la filière vin commence à s’y intéresser sérieusement et à y voir une des options stratégiques de sortie de crise. La croissance attendue serait en effet à deux chiffres dans les années à venir pour le vin « sans alcool ». Cette croissance aurait l’immense avantage d’adapter la filière à un scénario hygiéniste tel que décrit dans une publication récente de prospective.

Un vin plus cher à produire

Cependant, les écueils restent nombreux, à la fois du côté de l’offre, de la demande et du législateur. Sur le plan de la réglementation, les juristes de la Commission européenne ont dû débattre de la possibilité d’utiliser le terme « sans alcool » pour un vin tant la formule paraît antithétique. Lors de la réforme de la Politique agricole commune (PAC) du 1er janvier 2023, les règles ont été clarifiées : un vin « sans alcool » doit avoir une teneur en alcool inférieure à 0,5°. Entre 0,5° et 8,5° d’alcool, on parle de vin « partiellement désalcoolisé ». L’organisation internationale du vin (OIV) travaille actuellement à un cadre normatif sur cette question. En France, l’Institut national des appellations d’origine (Inao) continue de son côté d’étudier la question de la dénaturation du terroir par les techniques de désalcoolisation.

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La complexité du débat réglementaire reflète les mentalités dans la filière. Car l’un des premiers freins au développement du « sans alcool » est le scepticisme de certains professionnels eux-mêmes. Le vin est un bien culturel. Il est l’expression d’un terroir et, dans une approche de puriste, doit subir le moins de transformation possible. Or les vins désalcoolisés doivent passer par un processus technique visant à enlever l’alcool et sont susceptibles d’altérer sa typicité. L’alcool est vu comme faisant partie intégrante du vin et un « vin sans alcool » ne serait dès lors pas un vin.

Deux techniques de désalcoolisation existent : l’osmose inverse et la distillation. Il ne s’agit pas ici de décrire ces techniques de manière exhaustive. Disons simplement que la première technique consiste à utiliser une membrane très fine pour capturer l’alcool, tandis que la seconde consiste à chauffer le vin pour récupérer l’alcool qui s’évapore avant l’eau. Selon les méthodes, des arômes sont capturés également et le goût ne pourra en effet pas être équivalent à un celui d’un vin alcoolisé.

Toutefois, les techniques se perfectionnent et, à l’instar de la bière, les résultats s’améliorent. Ces techniques induisent toutefois des équipements spécifiques, du temps et de l’énergie, qui expliquent que le vin « sans alcool » est plus cher à produire que le vin avec alcool.

Marketing du « sans »

La question du consentement du consommateur à payer plus cher du « sans alcool » se pose alors. On enlève une caractéristique du produit, donc celui-ci devrait être moins cher. C’est en partie les conclusions d’études menées dans les années 2000 et 2010 par différents chercheurs en marketing. D’autres travaux, portant plus directement sur la dégustation, ont montré une moindre appréciation des vins désalcoolisés, notamment chez les professionnels et les amateurs confirmés. Le vin « sans alcool » ou « partiellement désalcoolisé » n’apparait dès lors que comme un substitut imparfait car de moindre qualité du fait d’une aromatique modifiée par les techniques de désalcoolisation.

Il n’y a guère d’études récentes, post-Covid, permettant de tester une autre hypothèse : celle d’un changement d’attitude d’une partie non négligeable des consommateurs qui seraient, depuis le tournant des années 2020, prêts à payer plus cher pour la caractéristique « sans alcool ». Finalement, le succès des vins dits « nature » réside en partie sur le concept du « sans » : sans sulfite, sans traitement de la vigne, sans levure exogène, etc.

Or le goût des vins nature a souvent été pointé du doigt par les amateurs de vins. Boire un vin nature était vu comme une forme de militantisme pas toujours compris par nombre de professionnels et d’amateurs. Aujourd’hui, on ne compte plus le nombre de cavistes spécialisés dans les vins nature.

Ce marketing du « sans » existe d’ailleurs depuis longtemps dans l’agroalimentaire : le sans gluten, sans sucre, etc. L’information, le message qui sera délivré au consommateur jouera un rôle clef pour favoriser l’acceptation d’un vin au goût modifié et d’un prix en moyenne plus élevé. Car les études précédentes montrent que l’information délivrée en amont (ou en aval) altère la perception du vin, « avec » ou « sans alcool ». Le message adressé par les vins nature a permis de faire accepter un goût parfois différent. Il pourrait en être de même pour les vins « sans alcool ».

En d’autres termes, le succès du « sans alcool » auprès des consommateurs tiendra autant au discours et au positionnement marketing qu’à l’amélioration des méthodes de désalcoolisation. Notons enfin que la grande majorité des travaux antérieurs portent sur des vins partiellement désalcoolisés et non « sans alcool » (selon la définition précédente). Un message « militant » est sans doute plus simple à exprimer pour un vin « sans alcool » que pour un vin partiellement désalcoolisé qui pourrait être vu comme cumulant le pire des deux univers : trop alcoolisé pour les uns et dénaturés pour les autres.

Le vin « sans alcool » constitue néanmoins clairement un débouché prometteur. Il représente une des pistes à creuser, parmi d’autres, pour sortir la filière vin de la crise actuelle.

Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Prof. affilié à l'INSEEC Grande Ecole, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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« La génération Z ceci, la génération Z cela… » : mais au fait, qu’est-ce qu’une génération ?

Suzy Canivenc, Mines Paris

« Génération Z » compte sans doute parmi les mots les plus utilisés dans le monde du travail ces derniers temps. Les difficultés de recrutement ont mis les entreprises au défi d’attirer et de fidéliser les jeunes « talents » et de nombreuses analyses ont tenté de cerner les attentes de cette nouvelle génération. Celle-ci serait hyperconnectée aux réseaux sociaux, militante du genre et du climat, avide de sens… mais aussi individualiste, désengagée et matérialiste.

Pourtant, comme toutes les classes d’âge, celle-ci qui a récemment fait son entrée sur le marché du travail est profondément hétérogène. Difficile d’en faire un portrait uniforme, ce que le sociologue Pierre Bourdieu soulignait déjà en 1978 avec sa formule « La jeunesse n’est qu’un mot ». Et si, pour mieux comprendre ces jeunes, on commençait d’abord par interroger le concept de « génération » ?

Un seul et même groupe ?

On définit la génération Z comme un groupe d’individus nés entre la fin des années 1990 et le début des années 2010. Les dates peuvent varier d’une classification à l’autre : la plupart des définitions de la génération Z la font débuter en 1997, mais d’autres mentionnent également 1996 ou encore 1995. Et il en va de même pour les autres générations, comme celle des Y qui peut débuter à partir de 1980 ou 1984 ou encore la génération X qui désigne des individus nés entre 1965 et 1976, mais parfois bornée par 1961-1981 ou encore 1962-1971.

Même si ces variations sont légères, elles révèlent la fragilité de ces concepts dont les professionnels du marketing et les médias usent et abusent. L’auteure de cet article, par exemple, née en 1980, ne sait toujours pas si elle appartient aux X ou aux Y. Pourtant, selon que l’on prenne l’une ou l’autre hypothèse, les caractéristiques qui lui seront attribuées seront assez différentes, notamment pour ce qui concerne son rapport au travail… Pour essayer d’y voir plus clair, revenons donc à la racine du concept : la notion de génération.

D’un point de vue démographique, une génération désigne un ensemble de personnes nées sur une même période, qui s’étale sur une vingtaine d’années environ et qui renvoie à l’origine « au nombre d’années séparant l’âge du père de celui du fils ». Cette vision simpliste sera récusée en particulier par le sociologue Karl Mannheim, dans un article fondateur de 1928 : les individus ne sont pas membres d’une même génération juste parce qu’ils partagent une date d’anniversaire, ils doivent également partager « une identité de réponses, une certaine affinité dans la manière dont ils évoluent, vivent et sont façonnés et formés par leurs expériences communes ».

Mannheim propose ainsi de définir une génération comme une classe d’âge partageant un destin commun et manifestant une cohésion sociale, c’est-à-dire la conscience d’appartenir à un même groupe. Il nous invite donc à considérer trois variables en parallèle : la dimension biologique de l’âge mais aussi les dimensions historique et sociale.

Effet d’âge, effet de génération, effet d’époque ?

En statistique, l’effet de génération, le fait d’être né à telle ou telle date ou d’avoir connu tel ou tel événement, doit être distingué de l’effet d’âge. Les recherches qui s’intéressent à l’évolution des valeurs des personnes du même âge à différentes périodes (par exemple, les attentes professionnelles des jeunes de 20 ans nés en 1960, 1980 ou 2000) n’identifient pas de ruptures culturelles opposant des générations.

On retrouve ainsi dans les discours actuels sur la génération Z, la même litanie qu’il y a 20 ans sur la génération Y : « quête de sens, soif d’accomplissement personnel, souhait de ne pas “perdre sa vie à la gagner” ». Des valeurs qui se manifestaient déjà chez la « génération 68 », cherchant à briser les carcans sclérosants et les relations traditionnelles en entreprise pour faire du travail un vecteur d’épanouissement personnel et collectif. Plus que des « effets de génération », il pourrait donc y avoir un « effet d’âge » commun à toutes les générations : à 20 ans, on est plus susceptible de vouloir changer le monde. Et nous sommes (ou presque) tous passés par là.

Outre l’âge, une génération doit aussi être replacée dans un contexte sociohistorique qui lui confère un destin commun et la dote d’une réelle consistance, d’une « identité générationnelle ». On parle ainsi de la génération qui a connu la guerre, de la « génération 68 » et aujourd’hui parfois de « génération Covid ». Les jeunes ont en effet particulièrement mal vécu les confinements et l’isolement social, ainsi que la restriction des distractions qui en a découlé, à un âge où le désir de contacts sociaux et d’activités en groupe est souvent le plus développé. Plus que les autres classes d’âge, ils ont témoigné de troubles psychosociaux qui perdurent encore aujourd’hui, comme le constatent les psychiatres. S’y ajoutent les mutations climatiques à l’origine d’une écoanxiété qui touche particulièrement les jeunes.

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Toutefois, ici encore, l’hypothèse d’une spécificité générationnelle semble fragile. En effet, l’angoisse suscitée par les crises sanitaire et écologique n’est pas propre aux Z. D’autres franges de la population sont aussi impactées par ces deux crises, bien au-delà des jeunes : femmes, précaires et chômeurs pour la première ; personnes particulièrement sensibilisées aux enjeux climatiques (scientifiques, agriculteurs par exemple) ou soumises à des conditions de travail dangereuses ou travaillant dans des secteurs polluants pour la seconde. Les évolutions dans la sensibilité et les valeurs sont souvent poreuses entre les classes d’âge d’une même époque, notamment via les transmissions familiales. Ces constats témoignent de la pertinence d’une grille de lecture en termes d’effets d’époque plutôt que de génération.

Des travailleurs comme les autres

Si ni l’âge ni l’époque ne permettent de faire émerger la spécificité de la génération Z, la dernière variable, à savoir la dimension sociale, nous permettra-t-elle enfin d’y parvenir ? Il semble que la réponse soit à nouveau négative et frappe encore une fois par son évidence. À toutes les époques, la jeunesse n’a jamais été une catégorie homogène, particulièrement dans son rapport au travail.

Une multitude de facteurs sont en effet susceptibles de l’influencer : le niveau de diplôme, le secteur d’activité, les conditions socio-économiques, ainsi que le lieu de résidence (ville/zone rurale/zone périurbaine), le contexte organisationnel spécifique à l’entreprise dans laquelle la personne officie, mais également des facteurs plus subjectifs (traits de personnalité et expériences antérieures de travail plus ou moins positives). Une diversité de situations qui explique certainement l’ambivalence des caractéristiques attribuées aux « nouvelles générations », celles d’hier comme d’aujourd’hui.

De multiples portraits se cachent ainsi derrière la catégorie englobante des « jeunes », avec autant d’aspirations différentes au travail et de difficultés particulières : du jeune peu qualifié, avant tout à la recherche d’un emploi lui permettant de subvenir à ses besoins matériels jusqu’aux élites de Harvard ou Polytechnique en « quête d’excellence » en passant par les diplômés du supérieur issus de familles de cadres détenant un fort capital culturel et à la recherche d’un « métier passion ».

Sans vouloir complètement gommer quelques traits qui pourraient être plus marqués chez les jeunes d’aujourd’hui que dans les autres classes d’âge, la thèse selon laquelle la génération la plus récente formerait une cohorte homogène animée par des aspirations distinctes des autres classes d’âge dans son rapport au travail n’est soutenue par aucune preuve. Elle persiste pourtant, du fait des interprétations approximatives qui entourent le concept de génération, mais peut-être aussi de stéréotypes tenaces sur « les jeunes ».

Ces constats invitent avant tout à voir dans « Les jeunes, des travailleurs comme les autres », titre d’un ouvrage que nous avons récemment publié, et à ne pas tomber dans le piège d’approches générationnelles qui empêchent de développer une réflexion approfondie sur l’expérience collaborateur au profit d’étiquettes simplistes. La Chaire Futurs de l’industrie et du travail de l’école des Mines invite ainsi à creuser d’autres pistes, cherchant à réponde aux attentes de l’ensemble des salariés.

Suzy Canivenc, Chercheure associée à la Chaire Futurs de l'Industrie et du Travail, Mines Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Les mots pour vendre le chocolat des fêtes parlent-ils aux consommateurs ?

Laurent Gautier, Université de Bourgogne – UBFC; Angelica Leticia Cahuana Velasteguí, Université de Bourgogne – UBFC et Olivier Méric, Université de Bourgogne – UBFC

Source de plaisir, le chocolat évoque autant de bons souvenirs qu’il régale nos papilles. Il accompagne les jours de fêtes et nombreux sont ceux qui ne pourront pas résister à son appel pendant cette période de fin d’année. C’est ce que le marketing et les médias appellent un « produit star » des fêtes (sans doute à côté des huîtres, du foie gras, de la dinde et de la bûche !).

Les Français, qui en ont consommé en moyenne 13,2 kg par foyer en 2021 selon les chiffres du syndicat du chocolat, aiment autant le déguster que l’offrir. Patrimoine Européen, le chocolat est un produit affectif. Il semble être un lien social à lui tout seul, son partage est une promesse de bien-être, il a même le pouvoir de nous faire sourire. Le simple fait de le nommer met les papilles en effervescence : il est un créateur d’émotions par excellence, et comme beaucoup de produits créateurs d’émotions, il est sujet à une mise en discours qui va souvent davantage servir les intérêts de certains locuteurs choisis qu’offrir une réelle description de ce que l’on peut ressentir une fois en bouche. Tout comme le vin, mais aussi dans une moindre mesure le thé ou le café, le chocolat livre un riche terrain d’investigation pour mieux cerner le sensoriel dans la langue.

Comme l’ont montré nos recherches, les professionnels de la filière de production du chocolat, qui ont pour objectif majeur la vente de leur production, choisissent souvent des stratégies de discours et des termes qui ne correspondent pas toujours à ce que le passionné de chocolat, potentiel acheteur, souhaiterait entendre sur le produit, ni même ce qu’il dirait spontanément en dégustant tel ou tel carré.

Voyage en Équateur

Prenons ici l’exemple d’un pays, l’Équateur, où la production de la fève de cacao est une très ancienne tradition. Elle y est traditionnellement appelée la « pépite d’or ». Selon l’archéologue Francisco Valdez, la domestication du cacao aurait eu lieu sur ce territoire, il y a cinq mille cinq cents ans, en pleine forêt amazonienne. Malgré sa superficie relativement réduite, l’Équateur est actuellement le troisième pays producteur de la matière première dans le monde, et de nombreux experts affirment qu’il est à l’origine de plus de 60 % de la production du cacao « fino de aroma », littéralement traduit par « fin d’arôme ».

Ce type de cacao équatorien est l’un des plus prisés par les fabricants de chocolat. Plus connu sous son nom local « Arriba » (en haut), car cultivé plus en hauteur, sa cabosse est d’un jaune très caractéristique, c’est le cacao des chocolats « grand cru » – dénomination qui trahit bien le transfert qui s’est opéré à partir d’une terminologie mise au point pour le vin.

Sa production est profondément ancrée dans l’économie, l’histoire et la culture de la société équatorienne. Celle-ci, depuis un peu plus d’une vingtaine d’année, en plus d’exporter ses fèves, s’est mise à les transformer elle-même pour offrir de nombreux chocolats primés dans des concours internationaux. En 2020-2021, la production équatorienne représentait 7 % de la production mondiale. Le pays est troisième exportateur mondial.

En réalité, les agriculteurs ont ainsi accumulé plus de deux cents ans d’expérience et de savoirs ancestraux dans la production de la fève sans réellement avoir eu l’occasion de goûter au chocolat qui est fabriqué grâce à la qualité de leur travail. La majorité des plantations de cacao se situe dans les provinces côtières qui sont proches des ports d’exportation, alors que le cacao des régions amazoniennes doit traverser les Andes pour être exporté. Pour rester compétitives dans cette position géographique, de nombreuses initiatives de production de chocolat sont nées en Amazonie : Kallari, Wao, Hoja Verde…

Vendre du chocolat comme du vin ?

Dans ce contexte socioculturel particulier, les professionnels de la filière ont dû adapter leur discours pour vanter les mérites de leurs nouveaux produits. Les descriptions des experts-dégustateurs imitent ainsi le discours produit lors de dégustations de vin en adaptant une roue des arômes qui se veut être une référence internationale :

« … combine l’intensité de la saveur du cacao équatorien avec des arômes de fruits citriques, des fleurs et un goût délicat de jasmin… ».

Les producteurs choisissent des stratégies orientées sur la qualité des ingrédients ou encore sur le processus de fabrication :

« … fabriqué à partir de matières premières biologiques. Le taux élevé de cacao, à 60 %, assure un chocolat fort en saveurs… Nous travaillons avec des producteurs locaux pour obtenir des ingrédients de qualité et nous nous efforçons de respecter les normes écologiques et éthiques en vigueur. »

Même si ce discours correspond à un cahier des charges dicté par les arguments incontournables des tendances marketing du moment pour vendre un produit, est-il certain que ce discours parle aux consommateurs passionnés par la tablette de chocolat ? Mises à part les nombreuses onomatopées utilisées pour exprimer un ressenti au moment de partager une boîte de chocolat entre amis, les locuteurs-consommateurs se meuvent entre plusieurs lexiques : un plus ou moins objectif qui décrit les propriétés physiques du produit, par exemple l’espèce de cacao ou son mode de culture ; un autre plus sensoriel souvent importé de l’œnologie sans vraiment respecter les référentiels propres au produit ; un troisième hédonique pour tenter d’exprimer le plaisir procuré par tel ou tel chocolat. Une organisation du vocabulaire, encore une fois, en tout point semblable à celle de la terminologie du vin

Saisir les mots du consommateur

Lors du salon du chocolat de 2019 en Équateur un questionnaire a été proposé aux visiteurs, tous considérés comme de fervents passionnés de chocolat. S’il n’a pas été surprenant de ne pas retrouver les discours précédemment cités dans leurs réponses, les données collectées ont en revanche particulièrement bien illustré la représentation sociale que les Équatoriens se font du chocolat tel que le plaisir des sens :

« sensation de satisfaction, ce chocolat a deux nuances : la douceur de la vie avec une touche d’amertume »

Ou encore un souvenir, un évènement, une personne :

« Se souvenir du chocolat de grand-mère, Noël, anniversaires, les moments heureux du chocolat chaud que ma mère prépare quand il fait froid »

Ces exemples montrent clairement que plus qu’une stratégie terminologique qui en un ou deux mots objectifs ou objectivés saisirait une sensation, une odeur ou un goût, l’amateur équatorien de chocolat construit un discours autour d’expressions évocatrices, riches en émotions qui font appel à sa propre expérience de vie. Le dégustateur cherche plus à partager l’amplitude de ses émotions qu’à les décrire.

Si l’on considère ce contraste profond entre les différentes stratégies observées autour d’un produit qui crée des émotions, le discours du professionnel, dont l’objectif est la vente, gagnerait en efficacité s’il s’éloignait de la terminologie des experts et des arguments promotionnels « à la mode » pour s’approcher d’un discours centré sur le partage émotionnel. Il pourrait commencer par exprimer ses propres sensations et rejoindre ainsi le cercle des passionnés du chocolat.

Laurent Gautier, Professeur des Universités en linguistique allemande et appliquée, Université de Bourgogne – UBFC; Angelica Leticia Cahuana Velasteguí, Docteure en sciences du langage, Professeure à l’Universidad Estatal Amazònica, membre associée du Centre Interlangues Texte Image Langage (UR 4182), Université de Bourgogne – UBFC et Olivier Méric, Professeur à l’Universidad Estatal Amazònica, membre associé du Centre Interlangues Texte Image Langage (UR 4182), Université de Bourgogne – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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À Noël, des cadeaux de seconde main sous le sapin ?

Elodie Juge, Université de Lille; Eva Cerio, Université d'Angers; Isabelle Collin-Lachaud, Université de Lille et Tiphaine Chautard Dardé, Université d'Angers

Une étude récente de Tripartie, plate-forme sécurisant les paiements pour des produits de seconde main, en témoigne : le marché de l’occasion devient une alternative de plus en plus considérée par un nombre croissant de consommateurs.

« La demande de produits d’occasion affiche une nette augmentation : près de la moitié des Français (46 %) a acheté au moins un produit d’occasion au cours des 12 derniers mois ».

Bien que les discours convenus sur les bénéfices perçus de l’achat d’occasion concernent essentiellement le gain financier et la réduction de l’impact environnemental, plusieurs recherches ont montré l’appétence des consommateurs pour la « chose marchande ». L’achat pour soi-même ne traduit souvent pas tant une volonté de consommation raisonnée qu’un désir de consommer encore et toujours davantage grâce à des prix réduits. D’ailleurs, d’après un rapport de l’Ademe, 86 % des individus estiment que l’occasion permet d’acheter plus d’objets pour moins cher et 84 % y voient l’occasion d’économiser pour s’offrir plus de loisirs en retour. Les liens entre achat d’occasion et sobriété ne sont alors pas si évidents.

D’un autre côté, des freins persistent encore chez certains consommateurs comme la difficulté à trouver le produit recherché, la peur de la mauvaise affaire ou encore la crainte de l’escroquerie. Cela explique que de nombreuses garanties et facilitations soient mises en place par les plates-formes comme LeBonCoin ou Vinted : des applications faciles d’utilisation, une présentation optimisée des produits, des filtres de recherche, des transactions financières sécurisées, une protection acheteur incluse, un contrôle des contrefaçons pour les produits de luxe… Ces dispositifs participent à l’accélération de cette pratique de consommation, qui s’est institutionnalisée et devient aujourd’hui la norme.

Acheter des produits de seconde main n’est pas chose récente mais le phénomène a connu un essor fulgurant ces dernières années, facilité par les plates-formes de mise en relation de « particuliers à particuliers » et l’ouverture de nombreuses friperies ou ressourceries locales. Jusqu’à arriver au pied des sapins de Noël ?

Pour soi-même et pour les autres ?

Si les consommateurs sont désormais acculturés à l’achat d’occasion pour eux-mêmes, ils sont aussi de plus en plus nombreux à envisager d’offrir un cadeau de ce type. Un sondage récent mené par l’Ifop pour LeBonCoin le confirme : 43 % de sondés ont déjà offert un cadeau de seconde main. Parmi eux, 27 % possédaient déjà l’objet, 41 % l’ont acheté pour offrir, le reste a déjà pratiqué les deux.

Pour mieux comprendre ce phénomène, nous avons mené une recherche exploratoire à partir d’entretiens avec des consommateurs, individuels comme groupés. L’objectif était de chercher à identifier dans quelle mesure les adeptes de l’occasion pour eux-mêmes sont enclins ou non à considérer des produits de seconde main lorsqu’ils sont à la recherche d’un cadeau à offrir à un proche, un membre de la famille, un ami ou un collègue.

Nos résultats ont révélé que les bénéfices perçus de l’achat d’un cadeau d’occasion sont similaires à ceux identifiés dans la pratique d’achat d’occasion n’ayant pas vocation à être offert : le gain financier et l’impact écologique positif. Et comme pour l’achat d’occasion pour soi, un bénéfice additionnel apparaît : celui de pouvoir acheter « plus », et donc offrir « plus », en quantité et/ou en qualité. Nous retrouvons ici la même contradiction que pour les achats pour soi-même : des discours tournés vers une consommation plus responsable et sobre, alors que les pratiques restent ancrées dans l’hyperconsommation.

En ce qui concerne les freins relatifs à l’achat de cadeaux d’occasion, on retrouve ceux qui existaient il y a encore quelques années alors que l’achat d’occasion n’était pas devenu normalisé. Les consommateurs soulignent également qu’il ne leur paraît pas normal et naturel, et donc pas dans leurs habitudes d’achat, de se tourner vers des offres de seconde main lorsqu’il s’agit d’offrir un cadeau. Mathilde, 32 ans, explique :

« Je n’y ai jamais pensé. C’est sans doute par habitude : pour offrir un cadeau, on veut du neuf, pour que ce soit parfait, un beau jouet, tout emballé. On se met la pression. »

D’autres individus évoquent spontanément la crainte de l’image négative perçue par le destinataire du cadeau de seconde main, comme Ingrid, 46 ans :

« Jamais de la vie, je ne me le permettrais pas ! »

Il y a encore une forme de honte ou de culpabilité à offrir un cadeau d’occasion, ce que ressent Bruno, 36 ans :

« On est dans une société où offrir de l’occasion pourrait être mal pris par la personne. »

Dissimuler, assumer ou valoriser ?

Pour d’autres, malgré tout, la tentation de tirer profit des avantages de la seconde main l’emporte sur les freins potentiels. Dans ce cas, une attention particulière est portée à l’état du produit et tout particulièrement à son emballage. Pour Aurélien, 39 ans, les cadeaux d’occasion, c’est « oui » mais « à la condition que ceux-ci soient dans l’emballage d’origine ». Emeline, 39 ans, est aussi adepte de la seconde main pour offrir mais le dissimule :

« Je l’ai déjà fait mais je ne dis pas que c’est de l’occasion… »

D’ailleurs, la question de la transparence quant aux vies antérieures d’un produit offert divise. D’après le sondage Ifop, 44 % de ceux qui ont déjà offert de la seconde main l’ont toujours indiqué et 40 % l’ont dit parfois, mais pas tout le temps.

Au-delà d’être simplement « assumés », parfois sous la contrainte lorsqu’il est impossible de cacher que l’emballage ait déjà été ouvert, ou que la garantie ou le ticket d’échange ne peuvent pas être fournis, les cadeaux d’occasion sont parfois même « valorisés » auprès du destinataire. C’est notamment le cas lorsqu’ils sont explicitement demandés par conviction écologique ou lorsqu’il s’agit d’une pièce rare, vintage, ou de collection.

Si l’on en croit les chiffres régulièrement affichés par les plates-formes, on peut penser que Noël 2023 plus encore que les précédents, devrait voir de nombreux paquets contenant des produits d’occasion « dissimulés » ou « assumés » sous le sapin. Dans les deux cas, ce sera le moyen de gâter ses proches dans un contexte inflationniste encore présent avec la volonté d’adopter un mode de consommation plus raisonné et responsable.

Même si pour une grande majorité de nos répondants, le cadeau d’occasion n’a pas encore trouvé toute sa légitimité, les premiers signes d’un élargissement des pratiques liées à l’achat de seconde main sont déjà présents. Les plates-formes semblent l’avoir bien compris. Rakuten affiche le slogan « Idée cadeau pas cher : découvrez nos idées cadeaux incontournables pour faire plaisir autour de soi, du côté du neuf, de l’occasion et du reconditionné » ; la concurrence n’est pas en reste : « Pour un Noël plus abordable, plus durable, plus responsable, faites vos cadeaux sur LeBonCoin ». 73 % des personnes ayant déjà acheté des objets de seconde main pour les offrir se les sont procurés sur Internet.

Elodie Juge, Maître de Conférences - Univ. Lille, ULR 4999 LUMEN - Membre de la chaire TREND(S), Université de Lille; Eva Cerio, Enseignant-chercheur en marketing responsable, Université d'Angers; Isabelle Collin-Lachaud, Professeure des universités, LUMEN (ULR 4999), directrice scientifique de la chaire TREND(S), Université de Lille et Tiphaine Chautard Dardé, Maître de conférences / Associate Professor of Marketing, Université d'Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.