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Sinead O’Connor, une vie de quête spirituelle à travers la musique

La chanteuse au Paradiso, à Amsterdam, en mars 1988. Paul Bergen/Redferns via Getty Images

The Conversation

Sinead O’Connor, une vie de quête spirituelle à travers la musique

La chanteuse au Paradiso, à Amsterdam, en mars 1988. Paul Bergen/Redferns via Getty Images
Brenna Moore, Fordham University

Le 26 juillet 2023, alors qu’on apprenait la mort de la chanteuse irlandaise Sinead O’Connor, des anecdotes sur un célèbre incident ont refait surface.

Il y a 31 ans, après une interprétation envoûtante de la chanson « War » de Bob Marley, Sinead O’Connor avait déchiré une photo du pape Jean-Paul II en direct à la télévision, déclarant : « Combattez le véritable ennemi », en référence aux abus sexuels commis par des ecclésiastiques. Pendant les mois qui ont suivi, elle a été bannie, huée et moquée, rejetée comme une rebelle et une folle.

Les commémorations qui ont suivi sa mort ont cependant jeté une lumière très différente sur cet épisode. Sa déclaration-choc au Saturday Night Live est désormais considérée comme « revigorante » écrit le critique pop du New York Times et comme « un appel aux armes pour les dépossédés ».

Les mentalités ont beaucoup changé depuis 1992, que ce soit à l’égard du catholicisme, du sexe et du pouvoir, que ce soit à New York ou à Dublin, la ville natale d’O’Connor. Aux yeux de nombreuses personnes, la crédibilité morale de l’Église catholique dans le monde s’est effondrée, et la confiance dans les institutions religieuses, quelles qu’elles soient, est au plus bas. Les abus sexuels, dont on ne parlait autrefois qu’à voix basse, sont aujourd’hui évoqués ouvertement.

Je me joins au chœur des voix qui affirment aujourd’hui qu’O’Connor était en avance de plusieurs décennies sur son temps. Mais si l’on s’en tient à cela, on passe à côté de quelque chose de profond quant à la complexité et à la profondeur de son imagination religieuse. Sinead O’Connor était sans doute l’une des artistes les plus sensibles à la spiritualité de notre époque.

Je suis une spécialiste du catholicisme à l’époque moderne et je m’intéresse depuis longtemps à ces personnages – les poètes, les artistes, les chercheurs – qui errent en marge de leur tradition religieuse. Ces hommes et ces femmes déçus par les représentants du pouvoir religieux, mais dont l’imagination artistique et l’inspiration tiennent beaucoup à la spiritualité.

Tout au long de sa vie, O’Connor a défié les étiquettes religieuses, explorant de multiples croyances. L’exquise liberté de sa musique ne peut pas être dissociée de l’amour qu’elle porte à la religion.

« Sauver Dieu de la religion »

La religion est souvent considérée comme une affaire intime et personnelle : on est croyant ou on ne l’est pas. Mais en réalité, c’est rarement aussi simple.

L’Église catholique avait une forte emprise sur la société irlandaise à l’époque où Mme O’Connor grandissait – une « théocratie », comme elle l’a qualifiée dans des interviews et dans ses mémoires, Rememberings – et pendant de nombreuses années, elle a alerté et appelé à plus de responsabilité au sujet des abus sexuels commis par des ecclésiastiques. Mais elle aimait ouvertement d’autres aspects de la foi, même si c’était souvent de manière peu orthodoxe. Elle s’est fait tatouer Jésus sur la poitrine et a continué à critiquer l’Église tout en apparaissant à la télévision avec un collier de prêtre.

Sinead O’Connor, avec son tatouage de Jésus, embrasse la chanteuse Deborah Harry lors du gala Inspiration 2011 de l’amfAR à Los Angeles. Jeff Vespa/Getty Images for amfAR

Dix ans après sa prestation au SNL, O’Connor a suivi des cours dans un séminaire de Dublin avec un prêtre dominicain catholique, le révérend Wilfred Harrington. Ensemble, ils lisaient les prophètes de la Bible hébraïque et les Psaumes : des écritures sacrées dans lesquelles les paroles de Dieu sont exprimées.

Inspirée par son professeur, elle lui a dédié le magnifique album

. L’album est un mélange de certaines de ses propres chansons inspirées par la Bible hébraïque – comme « If You Had a Vineyard », inspirée par le Livre d’Isaïe, et
, qui s’inspire de l’histoire biblique de Job – et d’autres morceaux qui sont essentiellement des versions chantées de ses psaumes préférés.

Dans une interview de 2007 pour la station de radio WFUV de l’Université Fordham, O’Connor a déclaré qu’elle espérait que l’album pourrait montrer Dieu aux gens lorsque la religion elle-même leur avait bloqué l’accès à Dieu. Il s’agissait en quelque sorte de « sauver Dieu de la religion », de « sortir Dieu de la religion ». Plutôt que de prêcher ou d’écrire, « la musique est le petit moyen que j’ai de le faire », a-t-elle déclaré, ajoutant : « Je dis cela en tant que personne qui a beaucoup d’amour pour la religion ».

Lire les prophètes

Ce faisant, elle s’inscrit dans la longue lignée de la tradition prophétique. Le livre Les prophètes du grand penseur juif, le rabbin Abraham Joshua Heschel commence par cette phrase : « Ce livre traite de certaines des personnes les plus troublantes qui aient jamais vécu ». À maintes reprises, la Bible montre les prophètes comme des êtres humains.

Une photo de Sinead O’Connor déchirant la photographie du pape Jean-Paul II se trouve lors d’une manifestation à Cracovie, en Pologne, en 2023, accusant la hiérarchie de l’église d’avoir dissimulé des abus sexuels. Beata Zawrzel/NurPhoto via Getty Images

Pour de nombreux catholiques horrifiés, l’apparition de Mme O’Connor dans le SNL et ses nombreuses autres critiques de l’Église étaient blasphématoires ou servaient juste à attirer l’attention sur sa personne. D’autres fans, en revanche, y ont vu une condamnation prophétique. Il ne s’agissait pas seulement d’une critique de la maltraitance, mais aussi d’une critique de la prétendue compassion des responsables de l’Église pour les enfants, tenant des propos moralisateurs alors qu’ils couvraient la maltraitance.

En dénonçant tout cela et bien d’autres choses encore, O’Connor a souvent été considérée comme dérangeante : pas seulement à cause de l’incident de la photo du pape, mais en raison de son androgynie, son crâne rasé, son ouverture sur ses propres luttes contre la maladie mentale. Mais pour de nombreux admirateurs, comme le montre le documentaire

, tout cela montrait qu’elle était libre et, comme les prophètes d’autrefois, qu’elle n’avait ni honte ni peur de provoquer.

Du rasta à l’islam

En même temps, l’imagination religieuse d’O’Connor représentait bien plus qu’une relation complexe avec le catholicisme. La religion autour d’O’Connor était éclectique et intense.

Elle était profondément influencée par les traditions rastafari de la Jamaïque, qu’elle décrivait comme « un mouvement spirituel antireligieux, mais massivement pro-Dieu ». Elle considérait le premier album de Sam Cooke avec les Soul Stirrers comme le meilleur album de gospel jamais réalisé. Elle compte parmi ses héros spirituels Muhammad Ali – et s’est convertie à l’islam en 2018, changeant son nom en Shuhada’ Sadaqat.

O’Connor se produit lors d’un concert à l’Admiralspalast de Berlin en décembre 2019, après sa conversion à l’islam. Frank Hoensch/Redferns/AFP

Pourtant, la vision d’O’Connor n’était pas fragmentée. Le miracle de Sinead O’Connor, c’est que tout est cohérent, d’une certaine manière, dans les mots d’une artiste qui refuse de mentir, de se cacher ou de ne pas dire ce qu’elle pense.

Interrogée sur la spiritualité, O’Connor a dit un jour qu’elle préférait la chanter plutôt que d’en parler – comme elle le fait dans de nombreuses chansons, depuis

, un hymne marial chanté lors des services de Pâques, jusqu’à son album inspiré par les Rasta, Throw Down Your Arms.

Dans

, un morceau de l’album Theology, O’Connor s’adresse à la fois à Dieu et à l’auditeur : « Je veux faire/Quelque chose de beau/Pour toi et de toi/Pour te montrer/Je t’adore ».

Et c’est bien ce qu’elle a fait. Être ému par son art, c’est ressentir une transcendance, un regard sur une forme lumineuse de spiritualité.

Brenna Moore, Professor of Theology, Fordham University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Sydney Poitier dans “Lilies of the field”, 1963. Youtube / Capture d'écran

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Métissage musical : quand Hollywood osait le mélange des musiciens noirs et blancs

Sydney Poitier dans “Lilies of the field”, 1963. Youtube / Capture d'écran
Cécile Chéraqui, Sorbonne Université

Hollywood, dans son âge d’or, a produit bon nombre de films empreints d’idéologie raciste, mais l’industrie a parfois tenté l’impossible, en mêlant chanteurs afro-américains et chanteurs blancs dans quelques films sortis entre 1930 et 1963.

Peu de temps après la guerre de Sécession (1861-1865), le (negro) spiritual a suscité l’engouement du public blanc qui découvrait alors cette musique. Il est également connu que beaucoup l’ont utilisé comme un gage d’authenticité pour illustrer des visions plus qu’idéalisées de l’esclavage et de l’Ancien Sud. L’industrie du cinéma, bien que persistant en grande partie sur la voie des stéréotypes, nous offre peut-être l’espoir de voir autre chose, à travers une poignée de films.

Dès que le spiritual est découvert et montré au public blanc, l’industrie alors florissante du minstrel show (ces spectacles où les artistes se grimaient le visage en noir), ne perd pas un instant et s’empare de cette nouvelle musique. Sous une forme arrangée (à quatre voix classiques, pour coller un minimum au goût du public blanc) le spiritual devient alors l’illustration sonore d’une réécriture scénique de l’histoire des États-Unis. Le spiritual connaît ainsi une formidable diffusion, mais associée, hélas, à des démonstrations mensongères et des visions plus que stéréotypées de la réalité.

Dès son arrivée, le cinéma devient un médium important de diffusion de la culture afro-américaine en général et du spiritual en particulier. L’utilisation du spiritual au cinéma va, dans un premier temps, appuyer les rôles, les images, les situations des films qui enferment la culture afro-américaine dans des stéréotypes. Mais, plus tard, le spiritual va prendre son indépendance et dépasser les seules notions de stéréotype et de représentation.

Une poignée de films audacieux

Nous nous intéresserons ici à l’une des portes que seul le cinéma a ouverte au spiritual : le mélange de chanteurs afro-américains et blancs au sein d’une même performance. Ce que nous nous appellerons le métissage musical. Dans le langage courant, le métissage a plus à voir avec l’ADN qu’avec la musique. Néanmoins, ce qui caractérise cette notion est l’idée de transgression et l’aspect inédit de cette disposition du spiritual – des chanteurs afro-américains et blancs (plus ou moins) mélangés – contient en elle cette idée de transgression, de nouveauté. C’est en cela que nous nous permettons une telle appropriation.

Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité objective, le métissage musical concerne a priori sept films, sortis entre 1930 et 1963.

Cette disposition particulière du spiritual n’a pas révolutionné l’industrie hollywoodienne, mais ce petit nombre de films n’enlève rien à la force symbolique de chacun.

Certes, ces films sont discutables pour ce qu’ils montrent des relations noirs/blancs ou ce qu’ils disent de l’esclavage lui-même, et l’art américain (le cinéma en particulier) n’est pas exempt de démonstrations de partages culturels entre différentes populations. Il n’en reste pas moins que ces brefs moments de répit musicaux dans l’industrie hollywoodienne populaire permettent d’apprécier une certaine forme d’audace, et précisément parce qu’ils utilisent le spiritual, musique qui a particulièrement incarné de nombreux stéréotypes.

Nous proposons de nous intéresser particulièrement à trois d’entre eux : Way Down South, The Vanishing Virginian (Au temps des tulipes) et Lilies of the Field (Le Lys des champs).

Le spiritual en héritage

Au début de Way Down South, le Timothy Reid Jr. (Bobby Breen), dont le père vient de mourir, cherche un moyen d’éviter la vente de tous ses esclaves par le nouveau gestionnaire de la plantation.

Au temps 45’09" du film, un moment où cette vente semble inévitable, il rejoint Clarence Muse, grimpe sur un ensemble de bottes de coton formant une sorte d’estrade et entame la partie soliste du spiritual « Sometimes I Feel Like a Motherless Child ». Ce choix, assez lourd de sens, suppose non seulement qu’il a passé assez de temps avec ses esclaves pour avoir intégré leur musique, mais peut-être également qu’il a le sentiment d’avoir été élevé par eux, qu’il est leur enfant « child » et que les perdre le rendrait, de fait, orphelin (« motherless child »).

La spontanéité avec laquelle le groupe et le soliste entament le chant suppose, en effet, que le personnage de Bobby Breen a écouté et pris part aux cérémonies religieuses des esclaves et a totalement intégré leur musique. À tel point qu’il peut spontanément, sans préparation, se lancer dans l’interprétation d’un spiritual.

Dans The Vanishing Virginian, le métissage musical intervient lors de funérailles. Joshua (alias « Oncle Josh », interprété par Leigh Whipper), meurt subitement. Une cérémonie est organisée au cours de laquelle Mister Yancey (Franck Morgan) prend la parole. S’ensuit une interprétation de « Steal Away » par l’assemblée et Rebecca Yancey (Kathryn Grayson) en soliste.

Tout comme dans Way Down South, cela suggère la proximité du personnage de Grayson avec ses domestiques (nous sommes dans un temps post-esclavage), du moins suffisamment pour en connaître le répertoire de chants. On pourrait également imaginer que ses talents musicaux (son personnage se rêve chanteuse) ont en partie été développés grâce à cet apprentissage.

Way Down South et The Vanishing Virginian ont en commun de montrer des personnages solistes jeunes, ce qui justifie d’attribuer des vertus presque didactiques au spiritual. Par la jeunesse des personnages, ainsi que par la connaissance profonde qu’ils ont de cette musique, il faut comprendre que le spiritual a fait partie de leur éducation.

Quand la musique est synonyme de rencontre

Lilies of the field attribue également des vertus didactiques au spiritual « Amen » que l’on entend dans le film. Mais ce n’est ni à travers un personnage d’enfant ni de jeune adulte que cela est démontré. C’est par le biais de Homer Smith (Sidney Poitier) que tout se passe. Contraint de passer un certain temps chez des sœurs catholiques allemandes (de l’Est) exilées, il leur enseigne les parties de chœur de « Amen ».

Il participe ainsi doublement à leur éducation : il souhaite les faire progresser en langue anglaise et en musique. Il se charge alors d’interpréter les parties de solistes (Poitier est doublé par Jester Hairston qui a écrit l’arrangement du spiritual), tandis que les sœurs répètent la partie du chœur sur le mot « amen ».

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Les quelques occurrences où l’on peut entendre le spiritual sont véritablement des moments pivots. C’est grâce à ce chant que les six personnages (Homer Smith et les cinq sœurs) réussissent à vraiment se rencontrer, c’est à travers lui également qu’ils se quitteront, lorsqu’Homer Smith partira définitivement tout en interprétant une ultime fois le spiritual après avoir déclaré « It’s English lesson time » (« C’est l’heure de la leçon d’anglais »).

Ici, le spiritual « Amen » occupe une place centrale dans le scénario (il est un vecteur de transmission entre le personnage de Poitier et les cinq sœurs). De plus, le spiritual est utilisé comme un leitmotiv tout au long du film. Certes, Homer Smith s’en va à la fin du film, mais il laisse une petite partie de lui. De plus, les sœurs apprennent le spiritual avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il contraste fortement avec l’austérité de leurs propres chants.

La différence entre les deux musiques est d’ailleurs soulignée de manière un peu caricaturale. Les sœurs allemandes chantent à l’unisson, la flûte à bec double la partie chantée, le tout sur une tonalité mineure. « Amen » est au contraire apprécié pour son dynamisme, la joie apparente qui s’en dégage et sa polyphonie (que les sœurs n’ont aucune difficulté à inventer). On imagine sans peine que les sœurs motiveront davantage leur petit nombre de fidèles avec le spiritual.

Le métissage musical est un phénomène important qu’il convient de remarquer et d’analyser notamment car il a permis d’attribuer des vertus extramusicales et une symbolique forte au spiritual. À travers ces trois scènes, on devine une histoire partagée par différents personnages. Enfin, le métissage musical a également permis aux spectateurs de découvrir le spiritual selon une disposition inédite en mélangeant des interprètes blancs et afro-américains.

Cécile Chéraqui, Professeur de musique agrégée en poste au Collège Sévigné et doctorante à Sorbonne Université, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Don-vipTravail personnel - Le Hellfest en 2022, vu de la grande-roue.

The Conversation

Le Hellfest : un sacré festival ?

Nico Didry, Université Grenoble Alpes (UGA)

C’est officiel : en France, la saison des festivals de l’été est ouverte.

Le Hellfest Open Air est devenu en 16 ans l’un des plus grands festivals de musique « metal » d’Europe, accueillant près de 200 000 festivaliers en 2023. C’est aussi et surtout le rendez-vous annuel de la communauté metal (les metalheads qui se retrouve mi-juin chaque année à Clisson à quelques kilomètres de Nantes pour écouter leurs artistes favoris dont des groupes mythiques tels que Kiss, Metallica, Deep Purple, Motorhead, etc.

Un pèlerinage auquel tous les fans n’ont pas la possibilité de participer. Les places pour le festival sont en effet vendues en quelques heures dès l’ouverture de la billetterie, mi-octobre, alors que la programmation n’est pas encore annoncée. Cette rareté augmente la valeur perçue de l’expérience du festival, et de fait sa dimension exceptionnelle voire sacrée.

Un festival de plus en plus populaire

Ainsi, ce rite annuel est devenu un mythe, si bien que sa notoriété mais aussi son image ont fortement évolué ces dernières années. Non seulement le Hellfest n’a plus cette image de rassemblement de satanistes que certaines associations ont voulu lui attribuer, mais pour certains, il est même devenu « the place to be ».

Il attire ainsi un public de plus en plus large comme le montrent les récentes études de Corentin Charbonnier et de Christophe Guibert et notamment des nouveaux festivaliers n’appartenant pas à la communauté « core » (au sens de noyau) metal.

Or, les codes communautaires très forts présents au Hellfest en font un festival à part. Les codes sociaux, les normes, la manière de communiquer, de se comporter, de vivre l’événement (ce qu’on appelle en marketing les logiques de consommation) observés lors d’une étude ethnographique pendant l’édition 2022 montrent qu’ils sont sensiblement différents de ceux observés dans d’autres festivals de musique lors d’autres études que j’ai pu mener (Musilac, Paléo Festival, Tomorrowland, Jazz à Vienne, etc.).

Se pose alors la question de l’acculturation de ces nouveaux entrants dans la communauté du Hellfest – à défaut de l’être dans la communauté metal – afin de ne pas dénaturer la particularité de ce festival aux codes bien ancrés et respectés. Même si les observations montrent une forte appropriation des règles et normes sociales par les novices, certains comportements importés par les festivaliers « mainstream » peuvent transformer l’expérience spécifique Hellfest.

Un rituel sacré aux codes spécifiques

Même si des différences sont observables en fonction des scènes (donc des styles de musique), au Hellfest l’expression des émotions, très codifiée, se fait

(cris gutturaux) mais surtout par la posture.

Horns up, le symbole des metalheads/Hellfest 2022. Nico Didry

Soit en levant le poing, index et auriculaire levés, (le « horns up », symbole de l’appartenance à la communauté) soit en hochant la tête plus ou moins fort (« headbanging »), soit en bousculant les autres, (le « pogo »). Martin, habitué du Hellfest, en témoigne : « quand je kiffe, que je suis content, je pousse les autres ». D’une manière générale, il n’y a pas d’intermédiaire entre le headbanging et le pogo : soit le festivalier est statique et bouge uniquement la tête, soit il se déplace en bousculant les autres. Le fait de danser ou sauter sur place – à l’exception des scènes underground, hardcore ou rock celtique – fait moins partie des normes culturelles de la communauté metal que pour d’autres cultures musicales.

Headbanging et densité sociale sur la mainstage du Hellfest 2022.

Alors que les drapeaux nationaux ou régionaux fleurissent et s’agitent de plus en plus dans le public des festivals de musique « grand public », on n’en trouve pas au Hellfest. La revendication d’appartenance territoriale n’est pas de mise ici, c’est à la communauté metal que l’on appartient.

Les tenues sont d’ailleurs soigneusement choisies en fonction des codes de son style de musique préféré (hardcore, death metal, stoner, etc.). Porter le tee-shirt de son groupe préféré, un kilt, ou arborer un look gothique suscite des interactions sociales entre festivaliers fans du même groupe, par exemple. Porter un tee-shirt ou une casquette d’une édition précédente du Hellfest permet aussi de montrer son adhésion à la communauté en marquant son attachement à la marque « Hellfest ».

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Les stands de merchandising sont d’ailleurs pris d’assaut dès le premier jour et il faut parfois attendre plus de 30 minutes pour garder un souvenir de ce pèlerinage. Le soin apporté au choix de la tenue vestimentaire est aussi révélateur de la sacralisation du moment, équivalent de la tenue du dimanche pour la messe. Pour les festivaliers plus âgés (plus de 40 ans), elle est prise très au sérieux. Pour les plus jeunes, des formes plus ludiques apparaissent avec parfois un détournement des codes.

Tenues de festivaliers détournant les codes de la communauté métal au Hellfest 2022. Nico Didry

Le concert, moment de communion

Le concert de metal, c’est du sérieux : on est là pour communier avec l(es) artiste(s) sur scène, profiter à fond de ce moment.

À l’exception du « pit » (la zone du pogo, qui ne concerne que quelques centaines de personnes sur les 30 ou 40 000 présentes pour un concert sur la scène principale), on observe peu d’interactions entre les spectateurs pendant les concerts. Les échanges émotionnels entre spectateurs, riches et nombreux, ont lieu en dehors des scènes.

Le concert s’apparente à un sermon que l’on écoute religieusement en répondant de manière docile et attentionnée aux injonctions des artistes (taper dans les mains, crier, faire un « circle pit », sans prendre d’initiative (ou très peu), contrairement à ce qui peut se produire dans d’autres concerts ou d’autres festivals.

Le metalleux (hormis celui qui décide de « pogoter » devant la scène) n’est pas très proactif. L’étude de la foule montre que la majorité de ses actions sont des réactions aux demandes des artistes. Les mouvements du public du type « taper dans les mains en rythme » s’essoufflent assez vite dès lors que les artistes ne les sollicitent plus. Cette attitude réactive voire peu active diffère des données collectées sur d’autres terrains (électro, pop, jazz…).

L’organisation spatiale du public répond aussi au besoin du spectateur de vivre le moment de manière quasi religieuse. Ainsi la densité sociale du public est faible, même si pour la scène principale, elle augmente sur les 20 mètres devant la scène. Le spectateur n’est donc pas gêné par les autres. Selon Bertrand, habitué du Hellfest : « C’est hyper facile de circuler, c’est comme si on avait mis des points au sol pour chacun des festivaliers, pour qu’il ait sa zone de sécurité ».

Contrairement à ce qui se produit généralement au cours des concerts pop-rock, rap ou encore électro, les portables sont peu dégainés pour filmer le concert. Il se vit dans le présent. Cela s’explique aussi par la moyenne d’âge plus élevée que sur des concerts de rap par exemple. Mais ce n’est pas dans la culture metal, et dès lors que certains festivaliers ne respectent pas les codes, cela perturbe les autres comme le dit Rose lors d’un concert black metal de la scène Temple :

« J’étais devant la scène au 2e rang, et devant moi des gens soit discutaient, soit filmaient, je savais qu’ils n’étaient pas dedans, et cela m’a pourri, ambiance émotionnellement complètement gâchée ».

La « violence bienveillante » du pogo

Le pogo, cette pratique issue du mouvement punk qui consiste à se bousculer par les épaules, se retrouve sur chaque scène (hormis death metal et stoner). Ce sont les festivaliers qui sont dans le « pit » – zone devant la scène – qui s’adonnent à cet échange, ce partage d’émotions qui lui aussi est codifié. Rose, 50 ans, qui aime pogoter, en témoigne :

« Les mecs qui ne partagent pas dans le pogo, c’est des gros connards, ça ne se passe pas bien, tu peux te faire mal, il y a de la violence dans le pogo, mais il y a de la bienveillance, mais les mecs qui sont là pour chercher la baston, ça va pas, et ceux-là ils se font vite sortir ».

Quand quelqu’un tombe ou perd sa chaussure, un cordon de sécurité est directement mis en place par les autres « pogoteurs » pour sécuriser la personne. De plus en plus de femmes s’adonnent à cette danse de contact physique.

Il n’y a d’ailleurs aucune zone tampon entre l’espace des pogoteurs et les autres spectateurs. La rupture est nette entre leur agitation et l’immobilisme du reste des spectateurs, que personne ne vient déranger. Cette « violence bienveillante » est caractéristique des pogos de la scène metal. Cela les différencie des pogos sans codes ni bienveillance que l’on voit apparaître récemment dans des concerts de rock ou de rap, avec des publics plus jeunes et quasi exclusivement masculins.

Avec sa dimension très codifiée, le Hellfest, tel un village gaulois, résiste pour l’heure aux tendances sociétales observées dans les festivals mainstream ou moins communautaires.

Vivre le moment présent, en segmentant les activités (un temps pour échanger, un temps pour communier, etc.) en est un des fondements. La condition du maintien de cette expérience sacrée réside dans le respect de ces codes communautaires

.

Les valeurs de partage, de respect des règles et des autres, la solidarité et la bienveillance sont des fondamentaux du festival de metal : une dimension « sacrée » qui en fait toute la singularité.

Nico Didry, Maître de conférences en ethnomarketing, Stratégies Economiques du Sport et du Tourisme, CREG, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.