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Musique : du streaming à l’Auto-Tune, comment le numérique a tout changé

Sébastien Lebray, Université de Strasbourg

Quelle pourrait être la signature musicale des années 2000 ? Loin de voir émerger un mouvement caractéristique, elles sont plutôt marquées par le bouleversement des modes de production et de consommation, permis par l’avènement des outils numériques et d’Internet. Désormais, on « fabrique » plus facilement sa musique, et musiciens comme mélomanes puisent avec gourmandise dans l’immense catalogue des musiques passées mis à disposition. Le spectacle vivant trouve toute sa place dans cette évolution, en témoignent les impressionnantes tournées d’artistes comme Beyoncé ou Taylor Swift.


De Daft Punk au rappeur marseillais Jul, qui a émergé bien plus tard, nombre de groupes et de musiciens emblématiques ont puisé dans les outils numériques pour réinventer la production musicale. Il faut dire que ces outils se sont démocratisés à la vitesse grand V dans les années 2000, décennie au cours de laquelle l’avènement d’Internet a facilité l’échange d’informations de nature diverse (texte, images, son) avec le monde entier. Le rapport à la musique des mélomanes âgés aujourd’hui de 30 à 45 ans, appartenant à la génération dite Y, en fut bouleversé.

Durant la décennie précédente, d’autre évolutions majeures avaient eu lieu. Citons le disque compact (1982), permettant une fidélité de restitution du son enregistré supérieure aux disques vinyles ou cassettes audio, ou encore le synthétiseur

(1983), s’appuyant sur la puissance de calcul des nouvelles puces numériques pour autoriser une nouvelle forme de synthèse par modulation de fréquence. On peut également mentionner la norme MIDI (1983) faisant communiquer les instruments électroniques entre eux et (surtout) avec des ordinateurs personnels, et l’échantillonneur
(1988), facilitant considérablement l’usage de fragments musicaux pour susciter de nouvelles œuvres.

Avec le numérique, créer de la musique depuis chez soi

Ces technologies ont permis de renouveler, en premier lieu, le hip-hop et la musique électronique, et plus largement, l’ensemble des musiques populaires.

L’art des DJ s’était alors déplacé de l’usage des platines (analogiques) à celui de l’échantillonneur (ou sampleur), que le philosophe Ulf Poschardt, l’un des premiers à étudier sérieusement la « culture DJ », qualifie de « caisse de disques numérique ».

Le sampling s’était alors imposé, progressivement et non sans heurts, dans le paysage musical. Déclinaison technologique d’une longue tradition de l’emprunt musical, il consiste à créer de nouvelles œuvres à partir de fragments de musique enregistrée.

Lorsque la génération née dans les années 1980 se met à créer sa propre musique, elle dispose de ce nouvel environnement technologique. L’ordinateur personnel des années 2000 est devenu individuel, portable et plus puissant.

Il peut désormais intégrer tous les outils nécessaires à la création musicale. Les stations audionumériques, logiciels spécialisés en création musicale, permettent d’enregistrer, d’arranger, de jouer des instruments virtuels, d’appliquer des effets, de mixer et masteriser.

Il devient possible de réaliser chez soi toutes les étapes de la production d’une œuvre musicale enregistrée, quel qu’en soit le style, pour un coût et avec des compétences limitées – une entreprise jusque-là impossible ou très compliquée sans l’appui d’une maison de disques.

Usage détourné d’Auto-Tune

Le logiciel Auto-Tune, un effet virtuel destiné à être utilisé sur ces stations audionumérique, est l’un marqueurs sonores les plus caractéristiques de la musique des années 2000 et 2010. Commercialisé à partir de 1997 par Antares, Auto-Tune fut conçu à l’origine pour corriger discrètement les imperfections d’intonation vocale : en somme, il permet de chanter (plus) juste.


Comment habiter ce monde en crise, comment s’y définir, s’y engager, y faire famille ou société ? Notre nouvelle série « Le monde qui vient » explore les aspirations et les interrogations de ceux que l’on appelle parfois les millennials. Cette génération, devenue adulte au tournant du XXI siècle, compose avec un monde surconnecté, plus mobile, plus fluide mais aussi plus instable.

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Cette fonctionnalité s’est rapidement généralisée dans les studios professionnels, contribuant à accroître l’intolérance à la moindre fausseté au risque d’aseptiser – encore davantage – la pop mainstream.

Mais Auto-Tune marque surtout son époque par un usage détourné, expérimenté d’abord par Cher dans quelques passages de sa chanson « 

 », puis par les Daft Punk sur l’intégralité de leur tube « 
 », sorti fin 2000 et enfin par le rappeur américain
qui en a fait sa signature vocale et a contribué à populariser ce procédé.

Auto-Tune : de Cher à PNL, le Photoshop de la voix | Arte.

En exagérant l’effet, ces artistes ont obtenu (et assumé) une déformation sonore typiquement numérique qui donne à la voix un son robotique comparable à celui d’un vocodeur (un instrument de synthèse vocale utilisé notamment par Kraftwerk ou les Daft Punk). Cette sonorité typique s’est généralisée, non sans controverse, jusqu’à devenir une norme dans le rap et la pop urbaine des années 2010.

Génération nostalgique ?

Mis à part l’Auto-Tune, les premiers sampleurs et les synthétiseurs à modulation de fréquence, peu d’outils musicaux numériques ont un son spécifique, révélateur de leur nature.

Une large part des applications du numérique consiste plutôt à « modéliser » ou « émuler », c’est-à-dire à imiter le son, l’interface et le comportement de machines classiques, souvent analogiques.

Un instrument comme le Clavia Nordstage, très répandu sur les scènes professionnelles des années 2000-2010, illustre bien ce paradoxe : sa conception numérique alliant modélisation et échantillonnage lui permet de jouer tous les sons « classiques » de la musique populaire des années 1950 à 1990, des

, ainsi que quantité d’autres instruments électroniques ou acoustiques mis à disposition des utilisateurs dans une bibliothèque en ligne.

Dans Retromania, l’influent critique britannique Simon Reynolds regrette que les années deux mille, si longtemps demeurées le symbole de l’horizon futuriste, ne soient au final qu’une synthèse de « toutes les décennies précédentes à la fois ».

Le retour en grâce du disque vinyle et, dans une moindre mesure, de la cassette audio, illustrent bien cette nostalgie. En dénonçant l’« anarchivage », un archivage anarchique et systématique permis par des outils de stockage et de consultation en ligne comme YouTube, Reynolds met le doigt sur une autre caractéristique de la génération née dans les années 1980 : elle a grandi avec toutes les références musicales possibles à sa disposition, sur des CD-rom gravés, des disques durs puis directement en streaming.

La facilité d’accès et de manipulation de ces multiples fichiers musicaux a mené à un paroxysme de la culture de l’emprunt : le sampling et les remixes se sont généralisés, juxtaposant des sources toujours plus hétéroclites et improbables. Citons par exemple le goût inattendu de certains rappeurs pour Charles Aznavour, qui a été abondamment samplé !

De Dr Dre à Passi, quand le rap sample Aznavour.

De nouveaux instruments à interface percussive sont inventés : composés de nombreux pads jouables au doigt, ils sont couplés à un ordinateur pour « jouer » des fragments sonores comme on jouerait des notes sur un piano.

Dans ce clip qui a cartonné en 2011, le DJ français Madeon compile les samples de trente-neuf morceaux sur un « launchpad », une tablette conçue pour les concerts de DJ.

Une nouvelle économie de la musique

La génération Y a contribué à un ébranlement majeur de l’économie de la musique : la chute vertigineuse des ventes de disques entre 1999 et 2012. Les fondements de cette crise sont directement liés à la révolution numérique.

Le format de compression MP3, inventé en 1993, qui permet de réduire considérablement la taille des fichiers musicaux, le succès de Napster, l’un des premiers services de partage de fichiers de pair à pair (peer-to-peer) à partir de 1999, et la démocratisation de l’informatique personnelle et des connexions Internet à haut débit à la fin des années 1990, ont permis conjointement de généraliser le partage gratuit, incontrôlé et illégal de fichiers musicaux à grande échelle.

Cette génération a connu la joie de pouvoir découvrir n’importe quelle musique gratuitement après quelques minutes de téléchargement, de transporter partout l’équivalent d’une discothèque entière sur un

ou autre lecteur MP3 de quelques centimètres – rendus obsolètes par les smartphones et le streaming –, d’archiver frénétiquement des centaines d’albums – parfois jamais écoutés – sur des CD gravés ou des disques durs.

Elle a vu également se multiplier les messages moralisateurs des pouvoirs publics et de l’industrie musicale dénonçant sans grands effets les affres du piratage. Malgré le semblant de compensation apporté par les faibles revenus du téléchargement légal puis des services de streaming par abonnement,le marché de la musique enregistrée a perdu plus de 40 % de sa valeur au cours des années 2000.

Il s’est opéré de ce fait une inversion des pôles de l’industrie musicale. Jusqu’aux années 2000, les tournées de concerts étaient envisagées comme une forme de promotion du disque, véritable produit vendu par les artistes. Désormais, c’est la musique enregistrée, peu rentable, qui sert de produit d’appel au spectacle vivant, plus rémunérateur.

Au cours des dernières années, les entreprises exploitant le spectacle vivant musical ont acquis un pouvoir économique considérable, à l’instar du leader du marché Live Nation. Et pour cause : ce sont à la fois le nombre de places vendues (+10 %), leur prix (+5 %), et le chiffre d’affaires global des tournées de concert (+16 %) qui ont progressé rapidement au cours des années 2010, au point de représenter 80 % des revenus des 50 artistes les mieux rémunérés (les chiffres donnés concernent uniquement l’année 2017).

Ainsi, cette année encore, la tournée de Taylor Swift a battu des records économiques historiques et les ventes de places pour les concerts français de Beyoncé ont été soldées en quelques minutes.

Toujours sur le plan économique, la révolution numérique a favorisé l’émergence de l’artiste-entrepreneur. Les progrès de l’informatique musicale ont permis à de nombreux musiciens des années 2000 et 2010 de produire leur musique en toute indépendance financière et artistique, mais aussi de se faire connaître et d’interagir avec le public directement sur Internet via de nombreuses plates-formes en ligne généralistes (MySpace, puis Facebook, Instagram, TikTok) ou plus spécialisées (SoundCloud, Bandcamp), de réaliser leurs projets les plus coûteux grâce au financement participatif, et de diffuser et vendre internationalement leur musique enregistrée en streaming ou en vente par correspondance. C’est par exemple ce qu’a fait Radiohead, proposant une participation libre pour son album In Rainbows, en 2007. De nombreux artistes moins célèbres leur ont emboîté le pas.

Pour résumer, le rapport à la musique de la génération Y aura été marqué, comme bien d’autres aspects de leurs vies d’adultes, par le bouleversement de la révolution numérique.

Les technologies numériques ont engendré une révolution d’usage, plus que réellement esthétique : l’accessibilité facilitée à la quasi-intégralité de la matière sonore préexistante.

Alors que la critique guettait une révolution musicale comparable à celles du rock’n’roll et de la culture DJ dans les générations précédentes, les années 2000 ont créé la surprise en se tournant vers le passé, ou plutôt vers des passés mêlés, imbriqués et juxtaposés à l’outrance. Au paroxysme de la culture de l’emprunt, qui se décline visuellement dans les mèmes et les gifs des réseaux sociaux, c’est l’idée même de la modernité, une certaine conception de l’auteur unique et identifié, qui est mise à mal.

Dans le même temps, la création de musique enregistrée s’est libérée des contraintes économiques et démocratisée au point de devenir pour beaucoup un loisir. Elle a perdu au passage de sa valeur, une évolution qui a contribué à redessiner les contours de la filière musicale, recentrée sur le spectacle vivant.

Sébastien Lebray, musique (populaire), Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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 Freya Ridings - Face In The Crowd (Official Lyric Video)



Freya Ridings est une chanteuse britannique qui s’est fait connaître en 2018 avec son tube piano-voix Lost Without You, utilisé dans l’émission de téléréalité Love Island. Depuis, elle a conquis le public avec sa voix puissante et émouvante, souvent comparée à celle de Florence Welch ou de Hannah Reid. Elle a également séduit la famille royale britannique, qui l’a invitée à chanter lors de plusieurs événements prestigieux, comme les prix Earthshot ou le concert de Noël de Kate.

En 2023, Freya Ridings revient avec son deuxième album, Blood Orange, plus pop et disco que le précédent. Inspiré par une rupture amoureuse, ce disque explore les différentes facettes de l’amour, de la passion à la douleur, en passant par la nostalgie et l’espoir. Parmi les titres phares, on retrouve Face In The Crowd, une ballade poignante où Freya Ridings avoue chercher le visage de son ex dans la foule. Avec des paroles sincères et touchantes, elle exprime le regret de l’avoir laissé partir et le désir de le retrouver.

Face In The Crowd est une chanson qui résonne avec le vécu de nombreux auditeurs, qui ont connu le chagrin d’amour et le sentiment de solitude. C’est aussi une chanson qui montre le talent de Freya Ridings, capable de créer des mélodies accrocheuses et des atmosphères intenses avec sa voix et son piano. Face In The Crowd est un titre à découvrir et à partager, pour faire connaître Freya Ridings en France et ailleurs.

Freya Ridings - Sa Chaine YouTube

Freya Ridings LIVE - Face In The Crowd 



God knows it cuts like a dagger,
You think your heart doesn’t matter
Cos I do, yeah I do
I know we burn like a phoenix
But I didn’t want to believe it
Cos I knew that it’s true
 
I didn’t wanna let you down
Saying this is all that I want
It’s everything I dreamed of
I didn’t want let you down so I said I could give you up
Thinking back on all that I've done
And on every road I’m on
A part of me has never stopped looking for your face in the crowd
 
God knows I want to believe that
You were the love that I needed
But it’s lost and all cos
 
I didn’t wanna let you go
Saying this is all that you want
It’s everything you’ve dreamed of
I didn’t want let you go so I said I could give you up
Thinking back on all that I’ve done
And on every stage I’m on
A part of me has never stopped looking for your face in the crowd
In the crowd
In the crowd
In the crowd
In the crowd
Ooh, ooh ooh
 
I didn’t wanna let you down
Saying you are all that I want
You’re everything I dreamed of
I didn’t wanna let you down so I
Said I could give you up
Thinking back on all that I’ve done
How did I get it so wrong
A part of me will never stop looking for your face
Every airport,
Sidewalk,
New train, I board
A part of me will always be praying for your face in the crowd

Subscribe to Freya's channel: https://freyaridings.lnk.to/Subscribe

 

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La musique des Beatles, une longue histoire d’amour avec la technologie

Jadey O'Regan, University of Sydney et Paul (Mac) McDermott, University of Sydney

Ces dernières semaines, Paul McCartney était en tournée en Australie. Au programme de ces concerts, trois heures de nostalgie – des hits des Beatles et des Wings aux morceaux en solo, en passant par des morceaux plus inattendus.

Parmi les moments les plus émouvants de ces concerts, il y eut l’enchaînement de

(la première chanson que le groupe a enregistrée sous le nom de The Quarrymen) et celle de
– l’une des dernières chansons que les Beatles ont enregistrées ensemble.

Le rappel comprenait

, dans laquelle McCartney et son défunt compagnon de groupe John Lennon « chantent ensemble », tandis que défilent sur l’écran des images de la « rooftop performance » dans le documentaire de Peter Jackson, Get Back. Entendre la voix actuelle de McCartney mêlée à celle de Lennon dans les années 1960 est poignant, tant pour le public que pour McCartney.

La sortie du nouveau, et dernier, single des Beatles, « Now and Then », s’inscrit dans cette même logique, en « ressuscitant » la voix de Lennon.

« Now and Then » est l’une des quatre chansons d’une cassette démo de Lennon fournie par Yoko Ono et offerte à Paul McCartney en 1994, avec un titre manuscrit : « For Paul ». Les autres Beatles ont complété les démos de Lennon sur

et
pour la sortie de l’album Anthology en 1995.

Bien que ces chansons aient manqué un peu de la magie originale, la voix de John semblant plus distante et moins présente que celle de Paul, la rareté du nouveau matériel a permis aux fans d’apprécier les chansons, malgré leurs imperfections. À l’époque, « Now and Then » avait été jugé trop difficile à achever, la voix de John étant enfouie dans le mixage mono de son piano enregistré à la maison. Il est resté enfoui pendant 28 ans.

En 2021, un nouvel outil d’intelligence artificielle mis au point par le cinéaste Peter Jackson pour séparer les sources audio dans le documentaire Get Back pouvait être utilisé sur la vieille démo de Lennon. La voix de John est désormais claire, présente et libre d’être intégrée de manière transparente dans n’importe quel nouvel arrangement.

Est-ce une chanson des Beatles?

En raison de l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle pour terminer «NowandThen», et du fait que la chanson a été enregistrée sans que les Beatles ne soient réunis dans une pièce, certains peuvent se demander s’il s’agit vraiment d’une chanson des Beatles.

Avec la sortie de GetBack, le public a pu ressentir l’ébullition créative au sein du groupe, observer les idées des Beatles se former, les voir plaisanter et rire, mais auss ipercevoir les tensions qui surviennent dans un groupe d’artistes qui ont vécu beaucoup de choses ensemble.

Jadey O'Regan, Lecturer in Contemporary Music, Sydney Conservatorium of Music. Co-author of "Hooks in Popular Music" (2022), University of Sydney et Paul (Mac) McDermott, Lecturer in Contemporary Music, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney, University of Sydney

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Ce que les chansons préférées des adolescents nous apprennent sur leur imaginaire amoureux

Marine Lambolez, ENS de Lyon

Que ce soit dans leur chambre, entre amis, dans les transports pour aller à l’école, sur leur téléphone ou sur l’ordinateur familial ou encore en fond sonore de vidéos TikTok, les adolescentes et adolescents d’aujourd’hui écoutent constamment de la musique. Leur goût pour telle pop-star ou tel nouveau hit relève-t-il uniquement de leurs préférences personnelles ? Ou peut-on déduire certaines de ces tendances de leurs caractéristiques sociales ?

Lors d’une enquête de terrain effectuée en 2022 auprès de cinq classes de quatrième dans une grande ville française, j’ai pu interroger 120 jeunes de 12 à 14 ans sur leurs goûts musicaux. Je me suis ensuite intéressée plus spécifiquement à leurs chansons d’amour préférées. Que peut-on dire des représentations que celles-ci véhiculent ?

Le genre et la classe sociale, déterminants pour les goûts personnels

De nombreuses enquêtes, comme celle réalisée par Agi-Son auprès des 12-18 ans pour le Baromètre : Jeunes, Musique et risque auditifs placent le rap en première place des genres musicaux les plus écoutés par les jeunes, et ce depuis 2017. Cette tendance se retrouve très largement chez les personnes rencontrées dans mon enquête dont la majorité, peu importe leur genre ou leur origine sociale, écoute du rap.

Si on peut parler d’une homogénéisation des goûts musicaux, en y regardant de plus près on constate que les filles écoutent les mêmes artistes que les garçons mais que l’inverse n’est pas vrai. En effet, non seulement les garçons n’écoutent quasiment pas d’artistes féminines, hormis quand celles-ci chantent en duo avec un artiste qu’ils apprécient (

) mais certains styles musicaux sont relégués dans le domaine du féminin : les chansons d’amour, la k-pop, la musique traditionnelle, la j-pop, les pop-stars féminines, le raï et la musique de comédie musicale. À l’inverse, le rap et le rock sont écoutés indifféremment par les filles comme par les garçons.

Ronisia – Comme moi (Clip officiel) ft. Tiakola.

Dans une moindre mesure, les adolescentes et adolescents d’un milieu aisé écoutent ce qu’écoutent les jeunes de classe populaire mais pas le contraire. La popularité du rap peut expliquer pourquoi ce sont les jeunes hommes, souvent racisés, de classe populaire qui décident actuellement des tendances : la majorité des artistes rap populaires font partie de ce groupe et ciblent un public qui leur ressemble.

Les pratiques d’écoute des jeunes de familles bourgeoises se singularisent par l’écoute de la radio, que l’on ne retrouve dans aucun autre groupe, tout comme l’écoute de podcasts et de « musiques anciennes » (quand je leur demande de préciser, ils et elles citent Jacques Brel et Nancy Sinatra) ainsi que la musique classique, citée par 7 % des élèves de cette classe, mais par 3,33 % des adolescents interrogés au total.

Et tu écoutes quelle(s) musique(s), quand tu es amoureux·se ?

La question de leurs chansons d’amour préférées, posée afin d’en savoir un peu plus sur leur imaginaire amoureux, nous donne une idée de ce qui se passe dans les AirPods d’un ado amoureux. Plusieurs déclarent que leurs pratiques d’écoute sont modifiées par le sentiment amoureux, comme Vincent, qui écrit : « Quand je suis amoureux, je vais écouter des musiques d’amour version rap et essayer de m’imaginer avec la personne sur laquelle je suis en crush ».

Les deux chansons d’amour les plus citées par les adolescents se divisent également suivant le genre. Pour les filles il s’agit du titre Je t’a(b)ime de la chanteuse Nej, dont voici le refrain :

On s’aime mais on s’abîme
Dans toute cette histoire j’y ai laissé mon être
Si t’aimer est interdit j’veux que tu sois mon enfer
(On s’aime mais on s’abîme, on s’aime mais on s’abime)
Tu es ma punition, sur Terre mon châtiment
À l’agonie je n’comprend plus mes sentiments

Et pour les garçons c’est « Lettre à une femme » du rappeur Ninho qui remporte la première place :

J’pourrais t’aimer toute ma vie même si tu fais trop mal au crâne
C’est comme une maladie sans vraiment savoir où j’ai mal
Et tes copines veulent tout gâcher, à chercher mes erreurs
Et si elles arrivent à trouver, y aura des cris, des pleurs
[…]? J’ai son cœur dans la poche
Mais rien qu’elle brouille les pistes
Elle veut qu’j’fasse des efforts,
Elle prendra la tête toute ma vie

Ces deux chansons, très populaires au sein de la discographie de leurs artistes respectifs, proposent une vision de la relation de couple bien loin de celle des contes de fée que les ados lisaient encore quelques années auparavant. A les écouter, on se dit que les relations amoureuses « des grands », c’est quand même beaucoup de problèmes et de souffrance.

Ninho, « Lettre à une femme ».

Ces deux titres montrent parfaitement le fossé entre les tourments amoureux attendus de part et d’autre d’un couple hétérosexuel ; alors que Ninho parle de « mal au crâne » Nej chante déjà « l’agonie » et quand elle accepte la « punition » et même le « châtiment » par amour, lui menace de « cris et des pleurs » si sa compagne et ses amies le critiquent un peu trop.

Les histoires d’amour finissent mal, en général ?

Quand on leur demande « ce qui en fait des vraies chansons d’amour, ce qui prouve qu’il y a de l’amour », voici ce que répondent les collégien·ne·s :

Le groupe qui a choisi « Lettre à une femme » surligne « y aura des cris, des pleurs » comme étant une preuve d’amour. Axelle m’explique « Il veut dire qu’il reste avec elle dans les hauts et les bas quand il dit qu’elle fait mal à la tête ! » Derrière, Elif et Nabila ont choisi Je t’a(b) ime de Nej et surlignent « Tu es ma punition, sur Terre mon châtiment ». Je remarque « Bah c’est pas très romantique ça non ? Une punition c’est plutôt négatif ! », les deux s’insurgent : « Mais non mais c’est trop beau ce qu’elle dit ! », petit moment de gêne, incompréhension des filles qui essayent de me prouver que la souffrance est romantique, j’essaye de me rattraper « C’est vous qui décidez ce que vous trouvez romantique de toute façon ! » (extrait carnet de terrain).

Si Ninho est un des artistes préférés de tous les garçons interrogés, peu importe leur classe sociale, les jeunes filles aisées ne déclarent pas écouter la chanteuse Nej et lui préfèrent Angèle, connue notamment pour sa chanson « Balance ton quoi ». Les discours féministes, qu’ils passent en chanson ou par d’autres contenus culturels, sont généralement plus accessibles et recommandés aux filles de classes sociales supérieures. Si elles ne sont pas les seules victimes de violences, les jeunes de classes populaires auraient besoin de pouvoir accéder en priorité aux programmes de prévention des violences dans les relations amoureuses. Sans rendre les œuvres culturelles responsables de cette violence, on peut noter comment celle-ci est mise en scène et comment elle est reçue par les jeunes.

Angèle – Balance Ton Quoi (CLIP OFFICIEL).

Jordan et Farid remplissent le questionnaire en lisant les questions à haute voix l’un à l’autre. Jordan « Si ton ou ta partenaire te dit des choses méchantes et s’énerve contre toi, comment réagis-tu ? », Farid répond « je la frappe ! » et Jordan renchérit « j’lui mets deux-trois coups de couteaux ! » puis ajoute en captant mon regard « c’est une chanson hein ! » (extrait de carnet de terrain)

La chanson en question est « CANADA » du rappeur 1PLIKÉ140, dans laquelle on entend ces paroles « 2-3 coups d’couteau bien placés, impossible qu’ils reviennent comme le mec de Nabilla ». L’artiste fait référence ici à Thomas Vergara, mari de Nabilla Benattia, qui a été poignardé par sa compagne lors d’une dispute conjugale en 2014. Le couple, qui s’est formé dans une émission de télé-réalité, est toujours ensemble neuf ans après l’incident. Les relations d’amour/haine, au sein desquelles une réelle violence s’exprime, font la popularité de nombreuses émissions de télé-réalité actuelles. D’après l’étude #MoiJeune 20 Minutes – OpinionWay de 2021, près d’un tiers des jeunes regarde des émissions de télé-réalité, avec toutefois une nette différence entre les garçons (18 %) et les filles (43 %).

Que ce soit dans la musique, les émissions de télé, les séries ou la littérature « young adult », faire rimer romance et violence est fréquent dans de nombreuses œuvres qui rencontrent un grand succès auprès des ados : on peut citer la série Gossip Girl, la chanson Jaloux de Dadju, le film 365 jours, le roman Jamais plus de Colleen Hoover, la chronique Wattpad d’Inaya Jusqu’à la mort

Cette fascination pour les relations torturées, que l’on appellerait aujourd’hui abusives ou toxiques, soulève des inquiétudes quant aux attentes amoureuses des adolescentes. En effet les filles de 15 à 25 ans sont, comme le rappelle Sophie Barre, membre de la coordination nationale de l’association féministe NousToutes, « les premières à subir les violences conjugales, mais les moins présentes dans les dispositifs mis en place pour leur venir en aide ».

Marine Lambolez, Doctorante, ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.