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L’e-sport, facteur d’inclusion et d’ascension sociale ?

Oihab Allal-Chérif, Neoma Business School

Le jeu vidéo est la plus jeune industrie culturelle, mais aussi la plus importante, avec un marché supérieur à ceux de la musique et du cinéma réunis. La professionnalisation de ce divertissement a donné lieu à une nouvelle activité économique : l’e-sport.

Les compétitions internationales de jeux vidéo attirent une audience considérable, que ce soit via le streaming online ou lors d’événements physiques. En France, 10,8 millions de personnes pratiquent ou regardent l’e-sport, en faisant un secteur prometteur pour les investisseurs et les annonceurs. La France souhaite renforcer sa présence en soutenant l’écosystème national et en créant de nouvelles grandes compétitions.

Cependant, la pratique de l’e-sport garde une image élitiste et excluante. Le coût et la qualité du matériel nécessaire en font une discipline réservée aux classes sociales les plus élevées – un PC de gamer coûte plusieurs milliers d’euros, sans parler du clavier, du micro, de la caméra… Mais depuis 2020, l’e-sport sur mobile, bien plus accessible, a atteint plus de 51 % du marché mondial, dépassant à lui seul tous les autres supports réunis : PC, console, arcade, cloud et réalité virtuelle. Bien qu’elles représentent 53 % des pratiquants réguliers de jeux vidéo en France, seulement 10 % des joueurs professionnels sont des femmes, dans un environnement qui peut parfois s’avérer sexiste.

CS :GO, LoL, Fortnite : pourquoi il y a si peu de femmes dans l’e-sport ?

Pourtant, dans certains pays en développement, l’e-sport est un moyen de favoriser la diversité, de valoriser les communautés, et de permettre l’ascension sociale. Bien que les ressources et les infrastructures y soient moins importantes, neuf des vingt pays qui dominent l’e-sport en termes de revenus sont des pays émergents : la Chine, la Russie, le Brésil, l’Ukraine, la Thaïlande, la Pologne, Taïwan, les Philippines, et la Malaisie. Près de la moitié des revenus mondiaux de l’e-sport proviennent de ces pays émergents. Cet article se focalise sur les pratiques au Brésil et en Inde.

L’e-sport mobile dans les favelas du Brésil

Au Brésil, l’accès à Internet est à la fois coûteux et très rudimentaire en périphérie des grandes villes et le matériel informatique coûte plus cher que dans les pays occidentaux avec un salaire minimum proche de 200 euros. Grâce au jeu mobile, le Brésil est le deuxième pays au monde juste après les États-Unis qui a le plus de spectateurs uniques mensuels sur Twitch avec 16,9 millions. Les adolescents des favelas et des quartiers populaires voient dans l’e-sport un moyen de sortir de la pauvreté. Ils forment des communautés de joueurs où ils s’entraident pour progresser et s’efforcent de créer un écosystème favorable dans lequel ils pourront générer des revenus.

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Le jeu Free Fire qui rassemble 71 % des joueurs brésiliens est le plus populaire car son fonctionnement ne nécessite qu’un smartphone ordinaire et une connexion Internet stable. Ce jeu de battle royale qui mêle survie et tir selon la mécanique du last man standing (dernier survivant) et qui ressemble beaucoup à Fortnite s’appuie sur une base de plus de 196 millions de joueurs actifs mensuels et 13 millions quotidiens pour concurrencer des jeux puissants sur mobile comme Call of Duty et PUBG (anciennement PlayerUnknown’s Battlegrounds).

Trailer des championnats du monde de Free Fire 2023.

La ligue professionnelle brésilienne de Free Fire est très active et produit de nombreux champions, dont le streamer Nobru, vainqueur du championnat du monde en 2019, qui compte 15 millions de followers sur Instagram et autant sur YouTube. Cerol, autre célèbre joueur de Free Fire, a été élu meilleur streamer du pays en 2019. Mais les nouveaux rois de Free Fire sont les membres de l’équipe brésilienne Loud, qui en plus d’être leader sur Twitch, est le premier collectif e-sport au monde à atteindre le milliard de vues sur YouTube. Cette entreprise qui a connu une croissance fulgurante a été créée par le champion Bruno « PlayHard » Bittencourt, Jean Ortega, et Matthew Ho.

PlayHard a recruté les meilleurs jeunes joueurs de Free Fire et convaincu les parents et les marques du potentiel de l’e-sport pour développer Loud. PlayHard souhaite favoriser une meilleure visibilité de la population noire sous-représentée parmi les streamers et créateurs de contenus. Il a particulièrement encouragé les jeunes femmes à devenir pro-gameuses, ayant perçu le fort potentiel commercial de l’e-sport féminin. En 2023, Loud a annoncé la formation d’une équipe inclusive composée de femmes cisgenres et transgenres, et de personnes non binaires. Loud est aussi à l’initiative de nombreuses actions humanitaires dans les favelas pour fournir du matériel informatique aux enfants et aux jeunes et leur proposer des formations aux nouvelles technologies numériques.

Au Brésil, l’e-sport détrône le football dans les favelas.

Avec la même vision, AfroGames est le premier centre d’entraînement pour athlètes e-sport au monde à être basé dans une favela. Dans la zone nord de Rio de Janeiro, des centaines de jeunes vont se former pour devenir streamers et pro-gamers. Exclus de la société et immergés dans un environnement où la criminalité est la norme, ils voient dans l’e-sport un moyen de gagner leur vie honnêtement et de retrouver espoir dans l’avenir. AfroGames est soutenue par plusieurs marques comme la compagnie aérienne GOL, la boutique de jeux en ligne Nuuvem et le fabriquant de mémoire informatique Kingston. Plusieurs autres associations et académies d’e-sport se sont développées pour détecter et accompagner les meilleurs talents de l’e-sport brésiliens comme Fluxo, Neverest, et INTZ.

Le défi de l’inclusion par le jeu vidéo en Inde

L’Inde est aujourd’hui le pays le plus peuplé du monde, ayant dépassé la Chine en 2022, avec 1,4 milliard d’habitants, dont plus de 370 millions de jeunes entre 10 et 25 ans. L’Inde souffre d’un niveau élevé de pauvreté et d’analphabétisme. Le taux de chômage des jeunes dépasse 40 %. Même les titulaires d’un master ont du mal à trouver un emploi et, lorsqu’ils y parviennent, le salaire est très bas, ce qui les empêche de subvenir à leurs besoins. Les taux d’équipement en ordinateurs et consoles sont très faible, mais il y a 800 millions d’utilisateurs de smartphones, ce qui explique que l’e-sport soit essentiellement mobile.

Comme au Brésil, les jeux de battle royale tels que Free Fire, Fortnite et PUBG Mobile, sont les plus populaires, ainsi que Call of Duty, Valorant, DOTA 2 et League of Legends. La pandémie de Covid-19 a stimulé l’usage des smartphones et le recours aux jeux vidéo comme passe-temps. De nombreux jeunes ayant perdu leur job étudiant ont transformé cette épreuve en opportunité en devenant entrepreneurs ou champions d’e-sport. Ainsi, en Inde les revenus de l’e-sport ont plus que doublé entre 2021 et 2023.

Free Fire India, la version spécialement conçue pour l’Inde.

L’un des avantages de l’Inde dans le domaine de l’e-sport est que le coût de l’accès à Internet est l’un des plus bas au monde. YouTube y est très puissant avec environ 450 millions d’utilisateurs actifs. En plus des 22 langues officielles, plus de 200 langues autochtones et des milliers de dialectes y sont parlés. Les marques souhaitent accéder à des ambassadeurs capables de promouvoir leurs produits dans les principales langues et à travers différentes communautés. Cela rend les streamers et les champions d’e-sports particulièrement intéressants d’un point de vue marketing, car ils peuvent générer un taux d’engagement très élevé de manière inclusive en termes de genre, de caste, de religion, et d’origine sociale.

C’est ce que propose

et Irony Esports. Expert en marketing sportif, il a travaillé pour plusieurs institutions, dont l’Indian Premier League Cricket, la plus grande ligue sportive d’Inde. En août 2020, il crée StreamO, une entreprise visant à développer de nouveaux espaces de rencontre inclusifs centrés sur le jeu vidéo, à faciliter la formation de communautés de super fans de champions d’e-sport, à aider à monétiser le contenu des créateurs dédiés au jeu vidéo et à connecter les marques avec des publics jeunes ayant un haut niveau d’engagement.

Ces marques incluent Amazon Prime, Netflix, Hyudai, Intel, Sony, Spotify et Puma. Plus de 5200 youtubeurs travaillent avec StreamO, ce qui représente plus de 100 millions d’abonnés. Grâce à StreamO, les streamers peuvent multiplier leur monétisation entre 10 et 20, selon la taille de leur communauté, ce qui leur permet de devenir eux-mêmes entrepreneurs, de développer leur structure, et d’avoir un impact positif sur la société et l’économie.

Des modèles à suivre

Bien que l’e-sport ne soit pas un exemple d’inclusivité en France et plus généralement dans les pays occidentaux, il est remarquable de constater que dans des pays comme le Brésil et l’Inde, des entrepreneurs audacieux utilisent le jeu vidéo comme un levier pour favoriser le développement social et la diversité. Malgré un manque de moyens et une maturité moins élevée, les efforts qui sont menés pour mettre en œuvre ces bonnes pratiques favorisent une société plus juste et plus inclusive dans ce secteur en plein essor.

Oihab Allal-Chérif, Business Professor, Neoma Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Hypnopédie : peut-on apprendre une langue étrangère en dormant ?

Matthieu Koroma, Université de Liège

Apprendre en dormant est un thème de fiction récurrent : on le retrouve comme méthode éducative dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou comme moyen d’apprendre une langue étrangère dans le dessin animé Dexter. L’idée qu’on puisse apprendre pendant le sommeil fascine, mais savoir si cela relève du fantasme ou de la réalité est resté longtemps un mystère. Grâce à la neuro-imagerie, on sait que le cerveau est bien loin d’être inactif pendant le sommeil et continue de réagir aux informations du monde extérieur. Au point de pouvoir les mémoriser et de s’en souvenir au réveil ?

On sait en fait depuis une petite dizaine d’années que le cerveau est effectivement capable d’apprendre des nouvelles informations en dormant. Cela a d’abord été mis en évidence pour des associations entre des sons ou des odeurs. Par exemple, des personnes voulant arrêter de fumer ont réduit leur consommation de 35 % en présentant des odeurs de tabac avec des odeurs désagréables de poisson pourri pendant leur sommeil.

Nous avons alors cherché à comprendre si le cerveau dormant pouvait réaliser des apprentissages plus complexes, comme le fait d’apprendre une langue étrangère. Avec Sid Kouider à PSL-ENS et en collaboration avec Maxime Elbaz et Damien Léger de l’APHP/Hotel-Dieu, nous avons conçu un protocole pour apprendre la signification de mots japonais en dormant.

L’apprentissage du japonais pendant le sommeil

Le japonais est une langue de structure relativement simple, composée principalement d’un enchaînement de consonnes et voyelles, par exemple le mot neko signifiant chat. À la différence d’autres langues asiatiques, elle est relativement dépourvue d’accents et présente un registre de sons similaire au français. Néanmoins, le sens des mots est très éloigné du français. Cette combinaison entre des sons facilement identifiables par nos oreilles mais dépourvus a priori de sens pour nous en fait une langue d’apprentissage idéale pour cette expérience.

Nous avons donc recruté 22 jeunes adultes en bonne santé qui n’avaient pas connaissance du japonais ou de langues asiatiques proches. Nous leur avons d’abord présenté des paires de sons et d’images à l’éveil, comme ici sur l’illustration un chien avec le son d’un aboiement. Une fois endormis, nous avons joué ensemble les sons et les traductions en japonais, par exemple le mot « inu » (chien) avec le son de l’aboiement. Une fois réveillés le matin, nous leur avons demandé de choisir parmi deux images celle qui correspondait au mot en japonais, par exemple le mot « inu » avec l’image d’un chien et celle d’un autre mot présenté pendant le sommeil, ici une cloche.

Dans notre étude, nous avons joué pendant le sommeil des mots japonais associés à des sons, par exemple l’aboiement d’un chien pour le mot inu, qui signifie chien. Une fois réveillées le matin, les personnes devaient deviner quelle image portait la signification du mot japonais.

Nous avons alors observé que les personnes pouvaient identifier au-delà de la chance quelle image correspondait au mot japonais. Nous leur avons également demandé si leurs réponses étaient données au hasard ou avec un certain degré de confiance. La confiance était faible et au même niveau lorsque les réponses étaient correctes et lorsqu’elles étaient fausses. Ce fait démontre que l’apprentissage du sommeil est implicite, c’est-à-dire que les gens ne savent pas quelles informations ont été apprises en dormant.

Le rôle des ondes lentes

Le plus intéressant a été la découverte de ce qui se passe pendant le sommeil. À partir de l’électroencéphalographie, une technique qui enregistre l’activité électrique de la couche superficielle du cerveau, nous avons pu prédire lors de l’apprentissage quels mots seraient retenus au réveil. En effet, les mots retenus ont généré plus d’ondes lentes que les mots oubliés. Nos résultats, avec ceux d’une publication récente montrant que les ondes lentes prédisaient l’apprentissage de la dimension relative des objets, confirment leur rôle important dans l’apprentissage du sommeil.

En résumé, le cerveau endormi peut apprendre de nouveaux mots et y associer un sens. Cet apprentissage peut être observé jusque dans les rythmes cérébraux du sommeil, ce qui nous en dit plus sur leur fonction. Mais cet apprentissage est-il bien utile et présent chez tout le monde ? On ne sait pas encore si cet apprentissage se maintient sur le long terme et s’il dépend des différences individuelles dans les capacités de mémoire.

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Ce qu’on sait en tout cas, c’est que l’apprentissage du sommeil est beaucoup moins efficace que l’apprentissage de l’éveil. Nous avons réalisé le même protocole à l’éveil avec 10 fois moins de répétitions que durant le sommeil. À l’éveil, l’apprentissage s’est révélé 5 fois plus efficace que pendant le sommeil et avec une meilleure confiance dans les mots appris par rapport aux mots oubliés. Ainsi, l’apprentissage du sommeil, faible et inconscient, se différencie d’un apprentissage rapide et conscient à l’éveil. Bien qu’il soit possible d’apprendre en dormant, il semble donc plus approprié de considérer l’éveil et le sommeil comme complémentaires, le sommeil étant optimal pour consolider des informations apprises à l’éveil.

Nos recherches s’orientent maintenant sur le rôle du corps, et plus particulièrement du cœur, dans les processus de mémorisation du sommeil. En étudiant les interactions entre le corps et le cerveau au cours de la formation et la consolidation des souvenirs émotionnels, nous cherchons à mieux comprendre comment le corps intervient dans les mécanismes d’apprentissage du sommeil.

Matthieu Koroma, FNRS Postdoctoral Researcher, Université de Liège

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Xénogreffe : pourra-t-on utiliser de la peau de porc en chirurgie ?

Pour les greffes de peau, la xénotransplantation pourraient permettre de soigner même les patients chez qui l'on ne peut pas prélever de peau saine. National Cancer Institute/Unsplash, CC BY
Elise Lupon, Université Côte d’Azur

Alors que plus de 10 000 personnes attendaient une greffe d’organe en France en 2023, la pénurie de dons pousse la recherche à trouver d’autres solutions. Ainsi, les xénogreffes, qui consistent à transplanter un organe d’un donneur dont l’espèce biologique est différente de celle du receveur, représentent une piste prometteuse. Le porc est considéré comme l’espèce donneuse de choix, du fait de nombreuses similarités physiologiques et morphologiques entre les organes humains et porcins.

Des avancées importantes ont notamment été réalisées récemment, avec en 2023 une greffe de rein chez un patient en état de mort cérébral, et une greffe de cœur chez un patient américain en vie mais inéligible pour une greffe humaine. Mais la xénogreffe représente aussi une piste en chirurgie reconstructive, pour fournir des greffons de peau.

Un espoir pour réparer les plaies les plus difficiles

Si pour les organes comme le foie, le rein ou le cœur, la xénogreffe permettait de pallier la pénurie de greffons, son application en chirurgie plastique présente d’autres enjeux. C’est le cas en particulier du traitement des plaies dites complexes, des plaies graves et qui ne peuvent être traitées avec des techniques simples, et ce sans agresser les tissus sains du patient. L’impact économique et social que représente aujourd’hui le traitement de ces plaies s’alourdit rapidement, en raison de l’augmentation des coûts des soins et du vieillissement de la population.

Ces plaies complexes surviennent dans des conditions très diverses : fractures de membres, retrait de cancers graves et étendus de la peau, plaies liées aux troubles vasculaires et neurologiques des patients atteints de diabète… Elles exposent parfois à l’air libre des structures dites « nobles » comme de l’os, des tendons et des vaisseaux. Dans le pire des cas, elles conduisent à l’amputation d’un membre ou à une infection généralisée dont le point de départ est la plaie, pouvant conduire au décès.

Éviter le rejet de la greffe

La seule solution pour traiter ces plaies et éviter les complications est parfois leur couverture par des tissus prélevés sur le patient lui-même, appelés lambeaux. Ces lambeaux impliquent alors le prélèvement de peau en zone saine, ce qui peut être à l’origine de conséquences néfastes importantes (réouverture de la plaie, perte d’une fonction musculaire, lésion nerveuse, douleur…). Le patient peut également manquer de zones de prélèvement de tissus sains, avec l’impossibilité de prendre du tissu adapté à la plaie à couvrir dans le cas de patients maigres, brûlés ou multiopérés. Utiliser des lambeaux tissulaires venant de porcs dans le cadre de xénogreffes serait une solution pour contourner ces problèmes.

Néanmoins, l’utilisation des xénogreffes est limitée par les barrières immunologiques interespèces. Dans la circulation sanguine humaine, des anticorps sont en effet chargés d’identifier les marqueurs non humains, appelés xénoantigènes, présents à la surface des cellules porcines. Cette réaction immunitaire est responsable d’un phénomène de rejet hyperaigu qui aboutit inexorablement à la perte du greffon en quelques minutes.

Remplacer les cellules animales par les cellules du patient

Une méthode pour éviter cette réaction immunitaire consiste à décellulariser puis à recellulariser les greffons. La décellularisation d’organes consiste à produire une matrice sans cellules (ou acellulaire), gardant la forme initiale de l’organe d’un patient ou animal donneur mais qui n’est plus constituée que du tissu conjonctif, qui structure les organes. La décellularisation permet donc d’éliminer les cellules du donneur, tout en préservant la forme et l’environnement nutritif pour les cellules, en traitant le tissu ou l’organe avec des détergents. Comme elle n’a pas de cellules, cette matrice ne provoque pas de rejet si elle est transplantée à un patient receveur.

Une matrice décellularisée de peau, prélevée sur l’aine d’un porc. Elise Lupon/Université Côte d’Azur, Fourni par l'auteur

Des cellules du patient peuvent alors être cultivées sur cette matrice avant transplantation : c’est ce qu’on appelle la recellularisation. Ces matrices recellularisées peuvent être ensuite transplantées au receveur de manière à restaurer, maintenir ou améliorer la fonction de l’organe ou couvrir une plaie.

Ces matrices recellularisées sont reconnues par l’organisme du patient comme faisant partie « du soi » afin qu’il ne les rejette pas. Si un certain nombre de substituts de peau et de matrices dermiques simples et décellularisées ont été produits et commercialisés (valves cardiaques de porc, dermes artificiels bovins…), aucune greffe plus élaborée ne s’est intégrée chez un patient receveur, car les matrices requièrent dans ce cas cette étape de recellularisation.

Des avancées, mais pas encore de tentative chez l’humain

Alors que la décellularisation et la recellularisation ont montré un grand potentiel dans la transplantation d’organes comme le foie, le rein, le cœur ou le poumon, son application pour les lambeaux tissulaires n’a été étudiée que récemment. Avec mon équipe, nous avons ainsi développé et optimisé des modèles de matrices de lambeaux de peau décellularisées chez le porc. Toutes les procédures chirurgicales ont été approuvées par le comité d’éthique local.

Des lambeaux de peau ont été prélevés sur des porcs vivants et anesthésiés au bloc opératoire. Ces lambeaux ont ensuite été perfusés avec un détergent spécifique à des niveaux de concentration différents. Nous avons montré qu’il est nécessaire de garder cette concentration faible pour garder un environnement nutritif, indispensable pour accueillir de nouveau des cellules. Si la concentration de détergent est trop importante, la matrice devient toxique pour les cellules, qui ne survivent pas.

Nous avons vérifié que ces matrices de peau préservaient les propriétés mécaniques et chimiques de base de la peau porcine. Les protéines et les facteurs de croissance étaient présents en quantité suffisante dans les matrices pour que des cellules puissent y vivre. Nous avons finalement montré la possibilité de recellularisation des matrices acellulaires. Cependant, nous devons encore optimiser la stratégie de recellularisation, afin de pouvoir déposer un nombre très important de cellules sur les matrices.

Un tel traitement des greffes de lambeaux de porcs, n’induisant pas le rejet chez l’homme car contenant les cellules du patient à traiter, permettrait de s’affranchir des complications liées au prélèvement de tissu sur la peau saine du patient. Cette technologie résoudrait également les problèmes d’absence de site donneur sain. La poursuite de nos recherches est cruciale pour espérer un jour réaliser des xénotransplantation de lambeaux de peau chez l’humain sans rejet immédiat de ceux-ci.

Elise Lupon, Doctorante en recherche clinique et thérapeutique, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Oublier, c’est normal ! Mais quand faut-il s’inquiéter ?

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Alexander Easton, Durham University

Au quotidien, oublier certaines choses est assez agaçant – voire, en fonction de l’âge, inquiétant. Mais l’oubli est un phénomène tout à fait naturel : la mémoire a besoin d’oublier. De plus, les souvenirs peuvent ne pas être aussi fiables qu’on le croit, mais au contraire être déformés par rapport à ce qui s’est réellement passé.

Mais quel niveau d’oubli est « normal » ? Est-il acceptable par exemple de mélanger les noms de pays, comme l’a fait récemment le président américain Joe Biden ?

Une question d’attention

Pour se souvenir de quelque chose, le cerveau doit l’apprendre (encodage), le conserver en lieu sûr (stockage) et être capable de le retrouver en cas de besoin (récupération). Si une de ces étapes est perturbée, le souvenir peut être perdu, ou oublié.

Le cerveau ne peut pas traiter toutes les informations sensorielles qui lui arrivent : il filtre les informations afin de traiter ce qui est important. Ainsi, il encode sous forme de souvenirs principalement les choses auxquelles on prête vraiment attention.

Qui n’a jamais oublié les prénoms des invités lors d’une soirée entre amis, parce que son attention est tournée vers autre chose ? Il s’agit là d’une défaillance de la mémoire – un oubli – tout à fait normale, et très courante.

Les habitudes et les conventions peuvent aider à contourner ce problème. Par exemple, si l’on range toujours ses clefs au même endroit, nul besoin d’encoder à chaque fois une nouvelle information pour les retrouver.

La répétition est également importante pour ancrer les souvenirs, qui ont tendance à disparaître s’ils ne sont pas remobilisés. Plus nous répétons, rabâchons ou racontons des souvenirs, plus nous nous en souvenons longtemps – si ce n’est que nous avons tendance à modifier ces souvenirs lorsque nous les racontons, et qu’il est probable que nous nous souvenions mieux de la dernière version que de l’évènement initial.

Dans les années 1880, le psychologue allemand Hermann Ebbinghaus a mené une expérience pendant laquelle les participants devaient mémoriser des séries de syllabes inconnues qui ne voulaient rien dire. Il a noté ce dont les participants se souvenaient au fil du temps, et montré que la plupart de nos souvenirs s’estompent en l’espace d’un jour ou deux s’ils ne sont pas remobilisés. En revanche, si les séries étaient répétées à intervalles réguliers, les participants pouvaient retenir un bien plus grand nombre de syllabes pendant plus d’une journée.

Ces répétitions volontaires, qui permettent de mieux se souvenir d’une chose, provoquent parfois l’oubli d’une autre. Nous pouvons ainsi encoder l’endroit où la voiture est garée en allant faire des courses puis l’oublier, tant nous sommes occupés à répéter d’autres choses – la liste de courses à ne pas oublier, par exemple.

Cet exemple permet d’illustrer une autre caractéristique de l’oubli : la capacité à oublier une information particulière tout en se souvenant, globalement, de l’essentiel. S’il est parfois impossible de se rappeler précisément où est garée la voiture en sortant du magasin, on sait souvent si elle était à gauche ou à droite de la porte, sur le bord du parking ou vers le centre, ce qui permet de la chercher dans une zone relativement définie.

L’impact du vieillissement

En vieillissant, les gens s’inquiètent davantage de leur mémoire. Il est vrai que l’oubli devient plus prononcé, mais cela ne signifie pas forcément qu’il y a un problème.

Plus le temps passe, plus il y a de choses dont nous devons nous souvenir. Nos expériences passées partagent de nombreux points communs, et il peut être difficile de distinguer différents souvenirs.

Par exemple, si vous n’êtes allé qu’une seule fois en vacances à la plage en Espagne, il est probable que vous vous en souveniez avec une grande clarté. En revanche, si vous avez passé de nombreuses vacances en Espagne, dans différentes villes et à différentes périodes, il vous sera plus difficile de vous rappeler si un évènement s’est produit lors de vos premières vacances à Barcelone ou lors d’un voyage ultérieur.

Le chevauchement des souvenirs, ou interférence, limite la récupération des informations. Imaginez que vous classiez des documents sur un ordinateur : au début, le système de classement est clair, chaque document trouve aisément une place où il sera facile à retrouver. Mais plus les documents arrivent, plus il devient difficile de décider dans quel dossier les ranger. De nombreux documents se retrouvent dans un seul dossier parce qu’ils sont tous liés à un élément. Ainsi, au fil du temps, il devient de plus en plus difficile de retrouver le bon document lorsqu’on le cherche, soit parce qu’on ne sait pas où on l’a mis, soit parce qu’on sait où il devrait être, mais qu’il y a beaucoup d’autres choses dans le même dossier.

Enfin, ne pas oublier peut poser problème. C’est le cas de certains stress post-traumatiques, où le souvenir est persistant, ne s’efface pas et interrompt régulièrement la vie quotidienne.

Le deuil ou la dépression peuvent aussi rendre plus difficile l’oubli d’informations négatives, alors que dans ces cas, les oublier serait extrêmement utile.

Oublier n’empêche pas forcément de prendre des décisions

Oublier est fréquent, et le devient de plus en plus avec l’âge. De plus, oublier des noms ou des dates, comme l’a fait Joe Biden, ne nuit pas forcément à la prise de décision. Les personnes âgées peuvent avoir des connaissances approfondies et une bonne intuition, qui peuvent aider à compenser de tels trous de mémoire.

Mais bien entendu, ces trous de mémoire peuvent être le signe d’un problème plus grave et suggérer qu’il faut consulter un médecin.

Le fait de poser la même question à plusieurs reprises par exemple peut dévoiler que l’oubli est plus qu’un problème de distraction ponctuelle au moment d’encoder la réponse.

De même, oublier son chemin dans des endroits très familiers peut révéler une difficulté à utiliser les indices de l’environnement pour se souvenir et se repérer. Et si oublier le nom d’une personne au cours d’un dîner est normal, oublier comment utiliser sa fourchette et son couteau ne l’est pas.

En fin de compte, les trous de mémoire ne sont pas forcément à craindre – il faut s’inquiéter s’ils deviennent extrêmes.

Alexander Easton, Professor of Psychology, Durham University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.