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Les gens riaient-ils au Moyen Âge ? Pas facile à imaginer. Après tout, c’est bien connu : cette période historique était sale, sombre,
Donc, à cette époque où régnaient la peur, l’angoisse et la répression, le rire aurait même été condamné par l’Église, qui tenait les masses sous son emprise grâce à son pouvoir omnipotent.
Et pourtant, rien de tout cela n’est vrai. Si bien que le Moyen Âge est marqué par des formes d’humour qui sont encore subversives aujourd’hui.
Dans la bibliothèque du Palais royal de Madrid se trouve un merveilleux livre (un « codex ») : le Cancionero musical de palacio. Grâce à lui, nous pouvons connaître les paroles et la partition de centaines de chansons qui étaient jouées à la cour de la Reine Isabella I de Castille et du Roi Ferdinand II d’Aragon, les « Rois Catholiques » espagnols.
Plusieurs d’entre elles ont été composées par Juan del Enzina, né dans les terres de l’ancien royaume de León, qui deviendra prieur de la cathédrale de León. L’une des plus curieuses, intitulée « Si abrá en este baldrés », raconte comment trois jeunes femmes semblent manquer de cet objet mystérieux. « Est-ce qu’il y aura dans ce “baldrés” des manches pour nous trois ? », dit la chanson.
L’édition actuelle du dictionnaire de l’Académie royale d’Espagne répertorie encore le mot baldrés ou baldés, qu’elle définit comme une « peau de mouton tannée, douce et souple, utilisée surtout pour les gants ». Les versions antérieures ajoutaient, pudiquement, « et d’autres choses ».
Le XVe siècle étant un peu moins pudibond, nous pouvons apprendre la véritable nature de l’objet en question grâce à un texte satirique anonyme connu sous le nom de Coplas del provincial. Il y demande sans détour « ce que vaut le valdrés/à défaut du corps d’un homme ».
On peut penser qu’un demi-millénaire plus tard, on ne chante plus de telles choses dans les cours royales. Ou, du moins, elles ne sont pas écrites. Au fil des siècles, nos oreilles semblent être devenues beaucoup plus sensibles au scandale que celles des monarques catholiques.
À Paris, en 1414, une épidémie de coqueluche donna naissance à une chanson humoristique très appréciée des enfants qui se réunissaient en groupe pour faire les courses de l’après-midi. Son refrain était le suivant : « Votre con tousse, commère, Votre con tousse, tousse ».
Il y a peu de choses plus humaines que ce recours au rire comme mécanisme libérateur face à la peur produite par une épidémie. Il est donc surprenant que, alors qu’un ecclésiastique de l’époque n’a pas hésité à reprendre ces mots mot pour mot dans sa chronique (connue sous le nom de Journal d’un bourgeois de Paris), l’historien qui en a préparé une édition pour le grand public en 1990 s’est senti obligé de censurer le gros mot.
Un millénaire plus tôt, le 13 août 1099, l’élection papale avait lieu dans la vénérable basilique romaine Saint-Clément du Latran. La cérémonie se déroulait devant les fresques, alors récentes, qui recouvraient les murs de l’église et racontaient les miracles du saint titulaire.
Dans l’une d’entre elles, située tout près de l’autel, le rire est à l’honneur. À la manière d’une bande dessinée moderne avec ses bulles, on peut voir différents personnages et les phrases qu’ils prononcent. L’effet comique vient du contraste entre les registres de langage : saint Clément parle solennellement en latin, et les païens qui tentent en vain de s’emparer de lui profèrent des insanités en langue vulgaire (leurs paroles sont d’ailleurs l’un des plus anciens témoignages écrits des langues italiques). Le chef des païens donne un ordre grossièrement réaliste, peut-être le plus hilarant des textes fondateurs d’une langue : « Fili dele pute traite » (« Fils de putains, traînez-les ! »).
La plaisanterie ne semble pas avoir déplu aux prélats réunis, puisqu’ils ont élu pape précisément le cardinal à la tête de la basilique, Raniero de Bleda, qui allait prendre le nom pontifical de Pascal II. Contrairement à nous, les gens du XIe siècle trouvaient de la place pour l’humour, même dans les affaires sacrées.
En effet, la comédie était un élément essentiel de la culture médiévale dans toutes ses manifestations : art, littérature, musique, rituels, coutumes…
Bien sûr, le Moyen Âge, comme toute autre époque, a eu ses fanatiques, ses inquisiteurs, ses eunuques, ses prédicateurs au visage râblé et au cœur froid, ses ennemis du corps, du plaisir et de la joie. Mais tout au long de ces siècles, ils n’ont jamais cessé d’être une minorité, même au sein du clergé. En général, les intellectuels et le clergé du Moyen Âge s’en tenaient à l’opinion d’Aristote, pour qui le rire était un attribut humain essentiel. C’est pourquoi, lorsqu’en l’an 1000, le moine Notker rédigea un livre de définitions à l’abbaye de Saint-Gall (dans l’actuelle Suisse), il ne trouva pas de meilleure définition de l’être humain que celle d’un « animal rationnel, mortel, capable de rire ».
Ce n’est pas l’époque médiévale mais les époques ultérieures qui ont éradiqué le carnaval, les charivaris, la Fête des fous, le rire pascal ou les farces de la veille de la Toussaint. La disparition de ces traditions humoristiques, comme la domestication des corps, est un phénomène beaucoup plus récent qu’on ne veut le croire.
Raúl González González, Profesor de Historia Medieval, Universidad de León
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Souvent associé aux premières initiatives scandinaves des années 1990, le « skate urbanisme » est un mouvement activiste qui inscrit la pratique libre du skateboard dans l’aménagement urbain. Aujourd’hui de nombreuses municipalités en France et à travers le monde collaborent avec leurs communautés locales pour créer de nouveaux espaces publics en lien avec ses préceptes. Quels sont les raisons et les bénéfices attendus qui expliquent un tel engouement ?
Dans les années 1950 aux États-Unis, le skateboard trouve sa genèse dans la culture californienne à travers la détermination des surfers à vouloir « rider » au-delà de l’océan. Les pratiquants de skateboard se faisaient appeler « les surfers de l’asphalte » en référence au fait que les vagues ont été remplacées par une glisse d’un nouveau genre, sur le béton.
Dans les années 1960, les États des côtes est et ouest des États-Unis sont les témoins de la popularité du skate qui passe de jouet bricolé à un véritable accessoire sportif. C’est à ce moment que la pratique se diversifie : freestyle (exécution de figures sur surface plane), downhill (recherche de vitesse dans les pentes) et slalom (parcours entre des cônes). Mais il aura fallu traverser l’Atlantique et attendre la fin des années 1970 pour voir la construction des premiers skateparks, comme à Munich, qui « synthétisent l’espace d’origine du skateboard, l’océan, et son lieu de naissance, la ville moderne », comme le décrit Raphaël Zarka.
Au même moment, afin de pallier leur manque de structure pour pratiquer, les skateboarders californiens se sont approprié des piscines, vidées pour lutter contre la sécheresse. Des spots qui ressemblent comme « deux gouttes d’eau » aux bowls (cuvettes arrondies souvent en béton) des skateparks actuels.
Mais au-delà de la perspective sportive, le skateboard devient une subculture ritualisée de gestes, de signes, de symboles, avec comme lieu de partage la rue. La maxime « Skateboarding is not a crime », popularisée par la vidéo « Public Domain » de la marque Powell Peralta (1988), symbolise la résilience d’une culture souvent incomprise. Le partage de l’espace public a mis à mal la réputation des skateboarders souvent décrits comme des marginaux, des rebelles, des destructeurs, où l’exploration de l’environnement urbain en skateboard semblait incompatible avec d’autres activités humaines.
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Ainsi les années 1970 sont synonymes de répression. Certaines villes de Californie et la Norvège interdisent la pratique libre du skateboard pendant plusieurs années, la déclarant comme trop dangereuse en raison de certains accidents, parfois mortels. Ce qui n’a pas empêché les plus irréductibles de continuer à “rider” en secret. Inévitablement la ville est restée leur espace de jeu.
Ces dernières années, le skateboard s’est popularisé davantage en devenant une discipline olympique (Tokyo 2020), une décision qui divise sa communauté mais qui demeure le symbole d’une reconnaissance sociale et économique (tardive…).
Face à la popularité actuelle de la pratique (20 millions de skateboarders dans le monde dont 1 million en France), les skateparks se sont multipliés (3500 en France).
Les municipalités souhaitent, d’une part, soutenir l’activité sportive et sociale des pratiquants, et, d’autre part, éviter d’éventuels problèmes de sécurité, de nuisances et de conflits avec les autres usagers. Cet encadrement du skateboard fait écho au modèle traditionnel de « la ville fonctionnelle » théorisée par Le Corbusier : se loger, travailler, circuler et se récréer (via les loisirs). Dans cette logique, la construction d’un skatepark est fréquemment accompagnée d’une politique publique contre la pratique libre du skateboard (arrêtés municipaux, dispositifs anti-skate, amendes, etc.), occasionnant parfois la disparition de « spots » historiques et de leur contribution sociale et culturelle à la ville.
Néanmoins, le skateboard a continué de bâtir son identité à travers son rapport singulier à l’environnement urbain. Son environnement est composé des formes, des surfaces et des matériaux (courbes, béton, métal, etc.) issus de courants architecturaux souvent sources d’inspiration pour les pratiquants comme le
Par conséquent, le skatepark reste une reproduction de la rue, un lieu clôturé dédié à une pratique plus normée et plus athlétique que créative et artistique. Néanmoins, les décideurs publics ont constaté que substituer le skatepark à la rue était une décision inefficace. Ainsi, la ville demeure le lieu de consolidation d’une expérimentation spatiale portée aujourd’hui par le mouvement skate urbanisme soutenu par de nombreuses municipalités « skate friendly » conscientes de ses potentiels bénéfices pour la collectivité.
Le skate urbanisme est né de la volonté des communautés activistes et des mairies de planifier ensemble l’intégration du skateboard dans l’environnement urbain. Plusieurs villes européennes (comme Malmö, Copenhague et Bordeaux) sont avant-gardistes dans l’application de programmes d’aménagement d’espaces hybrides ouverts au skateboard. Bordeaux (recensant 35000 pratiquants) applique depuis 2019 un schéma directeur dont les grands principes sont l’installation d’un mobilier urbain spécifique, la distribution d’un guide du skateboard, une démarche de médiation entre les skateboarders et la population, ou encore la création d’évènements culturels.
La popularité naissante du skate urbanisme au sein des équipes municipales s’explique par l’espoir d’en récolter des bénéfices économiques, environnementaux et sociaux. Le skateboard est devenu un marché important (740 millions d’euros en Europe) au potentiel de développement territorial non négligeable. Pour exemple, Bordeaux accueille le premier magazine français, l’unique formation diplômante dédiée, quatre sièges de marques mondialement connues, une vingtaine de distributeurs, six associations et plusieurs skateboarders professionnels. Enfin, la
Le skate urbanisme s’inscrit dans la tendance de « l’urbanisme circulaire », un modèle qui répond au défi de la transition écologique en souhaitant créer des villes sobres et durables grâce à la réinterprétation du bâti existant, 80 % de la ville de 2050 existerait déjà. Il s’agit non pas de créer ex nihilo de nouveaux espaces mais de capitaliser sur l’actuel. En ce sens, le skate urbanisme prône le recyclage urbain et la frugalité budgétaire en réhabilitant des lieux de pratique en déshérence ou en améliorant des « spots » existants, par exemple via la recommandation d’horaires de pratique afin de limiter les nuisances sonores. Il permet également de sécuriser et d’intensifier l’utilisation de ces espaces via l’ancrage de la communauté et la fréquentation de nouveaux pratiquants par exemple les femmes qui sont de plus en plus nombreuses dans un environnement traditionnellement masculin. De plus, il propose une solution de mobilité douce, non polluante et physique au même titre que le vélo et la trottinette.
Enfin, ce mouvement contribue à la transition des modes de vie. La ville est désormais pensée selon ses usagers et l’accès facilité à leurs besoins fondamentaux comme le travail, les soins et les loisirs. Dans cette dynamique citoyenne, le skate urbanisme apporte aux mairies des solutions à cette transition en encourageant une activité physique de proximité gratuite, en stimulant l’engagement citoyen via des projets d’aménagement (par exemple portés par les budgets participatifs) ou encore en favorisant le vivre ensemble à travers des évènements culturels et sportifs propices à l’expérience artistique et à la mixité des populations.
Par conséquent, les décideurs publics changent progressivement leur appréhension négative du skateboard libre et urbain pour le considérer comme un acteur vertueux de la ville durable et inclusive de demain.
Jean-Sébastien Lacam, Professeur en Management, ESSCA School of Management et Juliette Evon, Professeure en Management, ESSCA School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Chaque semaine, nos scientifiques répondent à vos questions.
N’hésitez pas à nous écrire pour poser la vôtre et nous trouverons la meilleure personne pour vous répondre.
Et bien sûr, les questions bêtes, ça n’existe pas !
La vitamine B12 est essentielle au bon fonctionnement de notre organisme et comme notre corps n’est pas capable d’en produire, nous devons donc l’apporter par l’alimentation. À l’heure actuelle les produits animaux sont notre seule source de vitamine B12. Cette vitamine se retrouve dans la viande car les microorganismes présents dans le tube digestif des animaux herbivores synthétisent la vitamine qui est ensuite absorbée et se retrouve dans la viande. Comme les autres vitamines B, il n’y a pas de risque à en ingérer trop car elle est éliminée naturellement par l’organisme si l’on en consomme trop. Elle se retrouve aussi dans le fromage, un aliment fabriqué à partir du lait par la fermentation, c’est-à-dire de l’action des micro-organismes.
Il n’y a pas que le lait qui est fermenté. Qu’en est-il des produits végétaux fermentés ? Et bien c’est l’inconnu. Comme les végétaux ne contiennent pas de vitamine B12, personne ne recherche leur présence. En plus, cette vitamine est assez compliquée à mesurer car il existe plusieurs formes qui ne sont pas toutes actives pour l’humain.
Nous travaillons en collaboration avec l’Éthiopie. Dans ce pays, une majorité de personnes mange de l’injera tous les jours. Il s’agit d’une galette fermentée faite à partir de teff (une toute petite céréale). Le teff est moulu en farine, de l’eau est rajoutée pour obtenir une pâte un peu liquide comme la pâte à crêpe. Après trois ou quatre jours de fermentation, l’injera est cuit sur une grande plaque, comme les galettes de sarrasin.
Aucune donnée sur la quantité de vitamine B12 dans l’injera n’existe. Nous avons tout de même cherché, après tout, l’injera est un aliment fermenté et la fermentation peut permettre la production de vitamine B12. Bingo ! L’injera était très riche en vitamine B12, si bien qu’elle pouvait même dans certains cas couvrir les apports nutritionnels journaliers. Une fois cette découverte réalisée il nous fallait encore comprendre pourquoi cette galette de teff contenait de la vitamine B12.
Nous avons alors regardé si les microorganismes qui fermentent l’injera étaient connus pour être capable de fabriquer la vitamine. La réponse est oui. Des bactéries aux jolis noms comme Propionibacterium freudenreichii ou Lactobacillus coryniformis sont connues pour leurs capacités de synthèse. La première bactérie, qui se trouve habituellement dans le fromage ou dans le sol, a même été retrouvée directement dans la farine de teff. En Éthiopie, pas de moissonneuse-batteuse, après la récolte, les grains sont séparés de la paille à laquelle ils sont attachés en les battant à même le sol. Nous pensons que c’est à cette étape que les bactéries sont apportées sur la farine.
Donc si l’on revenait en France à ces méthodes anciennes de battage des céréales, qu’on les consommait après fermentation, les végétaliens pourraient arrêter de prendre des compléments alimentaires pour couvrir leurs besoins. Une idée difficile à imaginer.
Pour satisfaire votre curiosité :
Tout n’est pas perdu, il existe un autre moyen. Si nous ajoutons les bactéries nous-mêmes lors de la préparation des végétaux fermentés, il serait possible d’obtenir des aliments végétaux riches en vitamine B12.
Des chercheurs ont mené cette expérience et ont fabriqué du pain au levain à partir de ces bactéries. Les résultats sont très encourageants puisqu’ils ont calculé que 2 tranches de pain suffiraient à couvrir les besoins journaliers en vitamine B12 d’une personne. Par contre, le pain avait un arrière-goût de fromage, car Propionibacterium freudenreichii est une bactérie qui se retrouve dans le gruyère.
Tout n’est pas encore parfait, quelques mises au point sont encore nécessaires pour pouvoir trouver sur le marché des aliments fermentés végétaux naturellement riches en vitamine B12, mais les pistes sont prometteuses.
Christèle Humblot, Directrice de Recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Image by Marcel Langthim from Pixabay
Les chauves-souris ont fait la une des médias avec l’émergence du SARS-CoV-2 qui aurait pour origine l’un de leurs coronavirus. Ce n’est pas la première émergence imputable à ces mammifères volants. En effet, lors de l’émergence du premier SARS-CoV en 2002 et d’un coronavirus voisin le MERS-CoV, en 2012, le réservoir a été identifié parmi les chauves-souris. Au-delà des coronavirus, d’autres virus tels que les paramyxovirus Hendra et Nipah ont émergé en Asie touchant respectivement les chevaux et les porcs mais aussi les hommes pour les deux virus.
Le monde de la recherche s’est alors beaucoup préoccupé des virus ou bactéries que les chauves-souris hébergent, créant un biais laissant à penser qu’elles sont une des principales sources de pathogène pour l’humain. Elles sont supposées être réservoir de nombreux pathogènes qui ne les affectent pas mais qui sont graves voire mortels pour d’autres espèces. C’est l’étude de leur système immunitaire qui permet de mieux comprendre comment il leur permet de contenir suffisamment les pathogènes pour limiter leur effet nocif tout en ne les éliminant pas complètement, ce qui fait des chauves-souris un réservoir de certains pathogènes.
D’une manière générale, le système immunitaire est le moyen de défense d’un organisme face à un agent pathogène. Il existe à des niveaux de complexité différents chez tous les vertébrés. Chez les mammifères, il fait intervenir différents mécanismes qui, globalement, peuvent se résumer à une immunité innée qui ne dépend pas de l’agent pathogène et une immunité spécifique qui y est adaptée.
L’immunité innée permet une réaction plus rapide face à une infection en reconnaissant des molécules qui ne sont retrouvées que chez les agents pathogènes ou qui résultent des dégâts cellulaires qu’ils provoquent. Les évènements principaux de l’immunité innée sont l’activation de cellules spécialisées qui vont pouvoir « phagocyter » les agents pathogènes, libérer des molécules permettant la lyse des cellules atteintes et recruter d’autres cellules de l’immunité spécifique. Les lymphocytes T et B sont des cellules qui reconnaissent spécifiquement un agent pathogène qu’ils ont déjà rencontré. Les anticorps sécrétés par les lymphocytes B vont permettre la destruction ou la neutralisation des pathogènes alors que les lymphocytes T vont détruire spécifiquement les cellules infectées par le pathogène.
Le système immunitaire des chauves-souris fait intervenir les mêmes composants que ceux des autres mammifères avec une immunité innée et une immunité spécifique. Il est encore imparfaitement connu par rapport à celui de certains autres mammifères, particulièrement les espèces domestiques.
Il faut d’ailleurs ne pas extrapoler les connaissances acquises pour quelques espèces de chauves-souris au plus des 1400 espèces connues à travers le monde.
Elles sont en effet différentes sur de nombreux points : morphologiques, physiologiques et génétiques. Elles vivent dans des milieux très divers : de la forêt jusqu’aux toits des habitations humaines. Elles ont des régimes alimentaires très variés : exclusivement insectivores en Europe ou frugivores sur d’autres continents avec certaines espèces plus spécialisées (piscivores ou hématophages par exemple).
Ainsi, la plus petite, dite chauve-souris bourdon (Craseonycteris thonglongyai) pèse 2 grammes, mesure 3 cm de long et mange des insectes. Une des plus grosses est le Renard volant (Pteropus giganteus) dont l’envergure est de plus de 1,5 m pour un poids de 1,5 kg et une taille d’une trentaine de centimètres. Elle est frugivore.
Malgré toutes ces différences, elles ont un point commun, le vol battu qui serait un élément clef pour expliquer l’évolution de leur système immunitaire. Le vol battu nécessite de battre des ailes comme de nombreux oiseaux par opposition au vol plané comme un vautour par exemple qui se laisse porter par l’air. Le vol battu mobilise une énergie très importante par leur organisme.
Cette consommation énergétique aboutit à la formation dans leurs cellules de composés oxydant néfastes s’ils s’accumulent en trop grande quantité. Ainsi au cours de l’évolution, l’organisme des chauves-souris s’est adapté à fonctionner malgré la présence des métabolites oxydants qui provoqueraient des dégradations cellulaires importantes comme celles de l’ADN chez un autre Mammifère. Or, ces métabolites sont aussi ceux qui sont produits par des cellules agressées par une infection, particulièrement virale. Les pathogènes peuvent donc se répliquer sans que cela entraîne de dégâts trop importants : c’est la tolérance acquise en même temps que l’adaptation au vol. Dans le même temps, l’organisme de la chauve-souris doit tout de même empêcher que la réplication du pathogène ne devienne incontrôlable car le risque est qu’il prenne le dessus et envahisse complètement son organisme. D’autres mécanismes entrent alors en jeu.
Une fois de plus, les éléments qui vont être mis en œuvre sont les mêmes que pour les autres Mammifères mais le fonctionnement diffère. L’acteur clef est alors la molécule d’interféron. L’interféron a un rôle central dans l’immunité en réponse aux pathogènes, c’est une cytokine c’est-à-dire une des molécules qui permettent aux cellules de l’immunité d’échanger des signaux. Il est sécrété par les cellules du système immunitaire inné en réponse à une grande quantité d’acide nucléique étranger reconnu comme tel du fait de sa localisation et de sa structure.
L’interféron a une action directe contre les pathogènes et des actions indirectes par activation de certaines cellules comme les Natural Killers qui détruisent les cellules infectées et par initiation de l’immunité spécifique. Pour les chauves-souris, chez qui cela a pu être étudié, l’interféron n’a pas besoin d’être sécrété en réponse à une infection, son niveau est déjà élevé. L’impact sur le pathogène est donc immédiat, ce qui empêche le débordement de l’organisme par une multiplication précoce du pathogène. Le niveau d’interféron toléré par l’organisme de la chauve-souris ne le serait pas par un autre Mammifère. Chez l’humain, par exemple, un niveau d’interféron trop élevé provoque des effets secondaires directs comme la fatigue, l’arythmie cardiaque, l’hyperthermie et des effets plus indirects liés à la dérégulation du système immunitaire avec des phénomènes auto-immuns type lupus.
Tout n’est pas connu concernant le fonctionnement du système immunitaire des chauves-souris, loin s’en faut. Ainsi, le rôle de l’interféron pour l’ensemble des chauves-souris n’est pas équivalent avec d’autres cytokines qui pourraient intervenir en fonction des espèces et du pathogène incriminé.
Il semblerait que l’activation du système immunitaire innée soit régulée plus finement chez la chauve-souris limitant l’inflammation trop importante qui si elle détruit complètement le pathogène, a des effets délétères sur l’organisme. L’acteur principal en est l’inflammasome, association de récepteurs et d’enzymes permettant la production de diverses cytokines intervenant dans la réponse immunitaire innée. Cet inflammasome présent chez les chauves-souris et les autres mammifères fonctionne différemment avec un moindre emballement de celui des chauves-souris empêchant par exemple, l’orage cytokinique qui est la libération massive de ces molécules provoquant une atteinte de tous les organes et qui est présent pour certaines infections, dont le Covid-19.
De même, la réponse du système immunitaire spécifique n’est encore que très partiellement étudiée. Les études à son sujet chez la chauve-souris ont une approche génomique, c’est-à-dire que la présence des différents gènes est explorée mais sans pouvoir examiner le fonctionnement des différents produits de ces gènes. De nombreuses découvertes restent encore à venir.
Les connaissances acquises sur le système immunitaire des chauves-souris bien qu’imparfaites laissent supposer que la réponse à une infection est plutôt orientée vers la tolérance des pathogènes. Un équilibre se crée ainsi entre l’infection maintenue à un niveau acceptable par l’organisme tolérant de par son adaptation au vol et une réponse immunitaire finement régulée pour éviter un coût important en énergie et des effets délétères.
Ce fonctionnement aurait des conséquences au-delà des infections. Ainsi, les chauves-souris ont des durées de vie bien supérieures à ce qui est normalement retrouvé chez des mammifères de cette taille. Par exemple, une de nos espèces communes en Europe est la Pipistrelle (Pipistrellus pipistrellus) dont le poids moyen est de 5 ou 6 grammes et dont la durée de vie peut atteindre plus de 15 ans alors qu’une souris (Mus musculus) qui pèse 15 à 30 grammes aura une durée de vie maximale de 2 ans. Plusieurs pistes pour expliquer cette longévité sont encore en train d’être explorées et le processus de vieillissement est un phénomène très complexe. Les caractéristiques du vieillissement chez les mammifères sont entre autres, une moindre faculté de réparation de l’ADN des cellules et un phénotype inflammatoire exacerbé.
Les régulations immunitaires des chauves-souris orientées vers la tolérance et des réponses inflammatoires plus légères laissent pressentir un lien avec leur longévité. Associé à cette longévité, le fait que les chauves-souris ne présentent pas de tumeurs et qu’elles présentent une capacité de réparation de leur ADN qui ne s’altère pas avec l’âge ouvre un grand champ de découvertes à venir dont l’humanité aurait à apprendre.
Élodie Monchâtre-Leroy, Docteur vétérinaire, docteur de Microbiologie-Epidémiologie, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)
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