L’esprit nomade, matrice de la culture underground ?

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L'état d'esprit nomade serait-il le point commun à toutes les cultures alternatives ? Nick Fewings / Unsplash

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L’esprit nomade, matrice de la culture underground ?

L'état d'esprit nomade serait-il le point commun à toutes les cultures alternatives ? Nick Fewings / Unsplash
Fabrice Raffin, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Sauriez-vous définir ce qu’on entend par « culture alternative » ou « culture underground » en Occident ? Plus d’un chercheur s’est cassé les dents sur cette question.

Qu’on situe cette culture dans les années 1970, dès la Beat Generation dans les années 1950, voire bien avant, dès les poètes romantiques et les bohèmes du XIX? siècle, on sent un petit air de famille. Mais il est ardu de le qualifier avec précision.

La culture underground se révèle difficile à cerner. Elle nous échappe, qu’elle soit appréhendée par sa dimension artistique, politique, par le prisme de l’innovation sociale ou de la critique économique.

Chez tous ceux que l’on rattache de près ou de loin à ces mouvements alternatifs, se dégage pourtant un esprit commun : l’esprit nomade tel qu’il a été conceptualisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans les années 1980.

C’est, selon mes recherches, la matrice de toute forme d’expression qualifiée de « culture alternative ».

Une multitude de courants

La culture alternative a pu être appréhendée comme un mouvement politique appartenant à la contre-culture, souvent inscrit dans l’illégalité depuis les années 1970 (mouvements antipub, squat, terrorisme d’extrême gauche pour ses composantes les plus radicales en Italie ou en Allemagne). Elle a pu être approchée par sa dimension artistique, considérée comme l’épicentre des avant-gardes. Enfin, elle a pu être qualifiée par ses tentatives d’innovation sociale, mettant au défi les institutions. Selon des proportions variables, ces trois facettes sont toujours présentes. Elles définissent en fait une multitude de courants underground.

Par-delà ces trois caractéristiques, la pensée nomade définirait une matrice commune à toutes les cultures alternatives.

Si l’on suit la réflexion menée par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Capitalisme et schizophrénie, par « nomade », il ne faudrait pas entendre une simple mobilité physique.

Deleuze sur le nomadisme.

Certes, la dimension toujours illégitime des milieux underground les empêche de s’ancrer durablement dans un lieu (de par son illégalité, un squat est toujours temporaire). Néanmoins, la pensée nomade renvoie plutôt ici à la figure de l’artiste en « trublion » apparue au XIXe siècle :

« un individu qui avec agilité, “suit une ligne de fuite qui ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces institutionnelles”, à l’image de Baudelaire, Verlaine, puis Rimbaud, ou encore Van Gogh qui, entre autres, en sont les archétypes ».

Cette forme de pensée critique n’implique donc pas systématiquement la mobilité physique. La pensée nomade est avant tout une posture de défiance à l’égard des pouvoirs et des mœurs d’une époque. Comme les scènes alternatives contemporaines, des mondes punks aux mondes techno par exemple, cette culture apparaît toujours comme un mode d’opposition au « monde bourgeois », à l’académisme, à l’État.

Une culture en équilibre précaire

S’il est difficile de saisir les mondes alternatifs, c’est qu’à l’instar de la pensée nomade définie par Deleuze et Guatarri, ils sont mouvants et en redéfinition constante.

Fonctionnant en réseau, « rhizomatiques » comme dirait Deleuze, les projets alternatifs jouent du mouvement et du processus organisationnel. Parce que leurs organisations fonctionnent avec peu de moyens, elles doivent évoluer au fil des nécessités pratiques. Fluctuantes, bricolantes, elles s’adaptent pour faire advenir un projet, politique, artistique, social. Depuis les années 1970 en Europe, c’est dans les mondes invisibles des squats que ces organisations prolifèrent.

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Ainsi, comme la pensée nomade, le flux est la consistance même de ces cultures alternatives. Elles se développent, « excentriques » disent Deleuze et Guattari, en opposition aux logiques d’ancrage pérenne. Cela permet des formes particulières d’interrogation du monde et d’expérimentations sociales. Dans cette logique nomade, le monde alternatif est en équilibre précaire, entre le mouvement qui le constitue et la permanence organisationnelle nécessaire pour mener à terme un projet.

Une culture toujours en mouvement

Flux cachés à l’émergence imprévisible, les mouvements underground peuvent jaillir en des espaces sociaux inattendus, tel un teknival dans le champ d’un agriculteur. Ces espaces peuvent acquérir sporadiquement, pour un temps indéterminé, une visibilité dans l’espace public (une performance de militants écologistes), dans le débat public (via un site Internet ou une action de hacker), ou un lieu physique.

C’est le cas des squats, des friches ou des lieux intermédiaires. Cependant, même lorsque les collectifs underground cristallisent leur projet dans un lieu, ils conservent « un modèle de devenir et d’hétérogénéité ». Ils tentent de conserver un mode d’organisation qui « s’oppose au stable, à l’éternel, à l’identique, au constant » – pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari. En lutte continue contre l’institutionnalisation, ils s’opposent ainsi aux tiers lieux culturels émanant des politiques publiques.

Dans ces lieux-projets alternatifs, le point sédentaire n’existe que pour repartir. Il est support, relais du mouvement, relais d’inspiration aussi. La métaphore tourbillonnaire revient sans cesse pour caractériser le monde underground : dispersé, non rectiligne, ouvert sur des espaces non fermés et indéfinis. On dirait que « tout un art nomade se développe excentriquement ».

Des arts alternatifs « problématiques »

Enfin, toujours en relisant Deleuze et Guattari, le modèle nomade est un modèle problématique et non plus théorématique :

« Tandis que le théorème est de l’ordre des raisons, le problème est affectif, et inséparable des métamorphoses. »

La critique est au fondement des formes artistiques spécifiques aux mondes underground. C’est une notion centrale. Les formes produites découvrent le monde au fil d’un voyage collectif. Critiques, elles dénoncent, mais selon un ordre affectif plutôt que raisonnable. Dans la logique des avant-gardes, les situationnistes par exemple, l’outrance et les passions les marquent. Les arts nomades et les mondes underground sont ainsi des arts du brouillage. Ils refusent la rationalité mathématique du technocrate ou la clarté univoque des espaces lisses à la fonction établie (les lieux culturels institutionnels par exemple).

Les réseaux underground sortent de l’art enclos montré dans un lieu unique et défini. Deleuze et Guattari le résument parfaitement. L’art nomade se joue :

« dans un espace ouvert où les choses-flux se distribuent au lieu de distribuer un espace fermé pour des choses linéaires et solides […]. Dans un cas, on occupe l’espace pour le compter, dans l’autre, on le compte pour l’occuper ».

Échapper à l’institutionnalisation

Dans leur traité de nomadologie, Deleuze et Guattari ont fait des nomades les inventeurs d’une Machine de guerre qui s’oppose à toute institution ou appareil d’État. C’est une machine en lutte contre tout ce qui empêche le mouvement, l’invention, la création, l’imagination. Que ce soit dans les domaines artistiques, politiques ou sociaux, les mouvements underground prennent la forme de cette machine en lutte.

Lorsque le monde underground quitte la pensée nomade, stoppe le mouvement, le flux, il est aspiré par des institutions en manque d’imagination. Institutionnalisé, une partie de ce monde underground est ainsi constamment récupéré et irrigue les institutions d’un flux de créativité. Pour le reste du monde underground, toujours nomade, le mouvement continue. Souterrain, il trouve toujours à se réinventer ailleurs, en des formes artistiques, politiques ou sociales nouvelles.

Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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