Non, « mal » articuler n'est pas une question de paresse

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Nous adaptons notre prononciation en fonction de l'environnement, mais pas en fonction du nombre de voyelles dans la langue d'élocution. Pixabay

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Non, « mal » articuler n'est pas une question de paresse 

Nous adaptons notre prononciation en fonction de l'environnement, mais pas en fonction du nombre de voyelles dans la langue d'élocution. Pixabay
Mathilde Hutin, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Plus il y a de sons dans une langue (ex. 5 voyelles en espagnol, 14 en français), plus on les prononce de façon précise, pour éviter de les confondre avec les autres sons de la langue. C’est ce que l’on pourrait croire, et pourtant cette hypothèse a été largement invalidée…

La liberté avec laquelle nous pouvons prononcer les sons de notre langue n’est pas conditionnée par le nombre de sons concurrents avec lesquels il faut éviter la confusion. Les recherches sur ce sujet mettent en lumière la relation entre la structure de la langue (en l’occurrence au niveau phonologique) et son usage au quotidien, et questionnent plus largement le fonctionnement du langage.

Parler : entre paresse à articuler et effort pour se faire comprendre ?

Dans les années 1970, le chercheur Björn Lindblom propose de modéliser la communication comme un continuum entre l’économie de l’effort d’une part, et l’optimisation de la transmission du message d’autre part. En somme, on ferait autant d’efforts que nécessaire pour être compris, mais pas plus, et moins on peut en faire, moins on en fait.

Ainsi, les locuteurs et locutrices d’une langue, en parlant, seraient en constante négociation entre ces deux extrémités du continuum. Lorsque la situation le permet (l’interlocuteur est proche, il n’y a pas de bruit de fond, etc.), on minimiserait l’effort, ce qui résulterait en une parole « sous-articulée » ou « hypo-articulée » (en anglais hypo-speech). Mais lorsque la situation complique la transmission du message (dans un milieu bruyant, avec un interlocuteur non natif de la langue, etc.), alors on augmente les efforts et on produit une parole plus contrastée, « hyper-articulée » (en anglais, hyper-speech).

On se réfère à ce modèle de la communication comme le modèle « H&H » (pour « Hypo- and Hyper-speech »).

L’hypothèse de la taille d’inventaire

L’une des conséquences de ce modèle serait de penser que, si le système le permet, alors les locuteurs et locutrices vont minimiser leurs efforts autant que faire se peut, notamment « mal » prononcer un son tant que celui-ci ne peut pas être confondu avec un autre. C’est ce qu’on pourrait appeler « l’hypothèse de la taille d’inventaire ».

Prenons un exemple.

Les langues n’ont pas toutes le même nombre de voyelles : l’arabe par exemple est une des langues qui en a le moins, avec seulement 3 voyelles, l’espagnol en a 5, l’italien en a 7, le français et l’allemand sont parmi celles qui en ont le plus, avec 14 voyelles minimum (le nombre peut varier selon les régions).

L’hypothèse de la taille d’inventaire prédit que, dans une langue comme l’arabe, qui a moins de voyelles, chaque voyelle peut être produite moins précisément que ses contreparties allemandes, par exemple, puisqu’elle a moins de compétition. Ainsi, la prononciation des voyelles de l’arabe serait plus « libre » que celle des voyelles de l’allemand.

Que dit la science ?

L’hypothèse de la taille d’inventaire a suscité beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs et chercheuses, mais elle est très difficile à tester car, pour ce faire, il faut des données orales, c’est-à-dire des enregistrements, et que ces enregistrements soient traités pour pouvoir repérer les voyelles et mesurer leurs paramètres acoustiques, ce qui est coûteux en énergie, en temps et en argent. De plus, il faut ces enregistrements en très grand nombre puisqu’il faut plusieurs variantes de chaque voyelle dans chaque langue pour pouvoir en mesurer la variation. Enfin, il faut des données dans un échantillon important de langues aussi diversifiées que possibles, pour éviter d’avoir des résultats qui ne seraient valables par exemple que sur une seule famille de langues.

D’ailleurs, les études sur cette question portant sur un petit nombre de langues, ont donné des résultats contradictoires. Des études sur le grec et l’allemand, sur le français et deux dialectes de l’arabe, sur trois langues allemandes, ou encore sur le français et l’inuktitut (la langue des Inuits), tendent à valider l’hypothèse. Mais d’autres sur l’anglais et l’espagnol, sur l’anglais, l’espagnol et le français, sur cinq dialectes catalans, sur cinq langues chinoises, ou encore sur les mêmes trois langues allemandes, tendent à l’invalider…

Heureusement, les avancées scientifiques et technologiques depuis les années 1990 ont permis l’accès à toujours plus de données traitées toujours plus rapidement. Ainsi, des recherches ont pu interroger l’hypothèse de la taille d’inventaire sur 7 langues de 6 familles différentes, 8 langues sur 4 familles différentes, et jusqu’à 28 langues, voire plus récemment sur 38 langues de 11 familles différentes. Une étude de 2022 utilise même les données participatives libres de Wikimédia sur une dizaine de langues indo-européennes. Aucune de ces études n’a trouvé d’effet de la taille d’inventaire.

La variation phonétique vient d’ailleurs…

Il est donc aujourd’hui communément accepté par la communauté scientifique que ce n’est pas parce qu’une langue a moins de voyelles que ses locuteurs et locutrices prononceront ces voyelles avec moins de précision.

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Pourtant, ce n’est pas parce que l’hypothèse de la taille d’inventaire est invalidée que tout le modèle H&H est bon à mettre à la poubelle… En effet, de nombreuses études montrent que les locuteurs et locutrices ajustent bien leur prononciation à la situation d’énonciation, par exemple à leur interlocuteur-interlocutrice (c’est ce qu’on appelle « l’accommodation à l’auditoire », audience accommodation en anglais), à la situation (formelle ou informelle), etc.

Mathilde Hutin, Chercheuse en sciences du langage, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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