Peut-on vraiment décrire le goût du vin ?

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Parler du vin, est-ce ce qui lui donne du goût ? Pexels, CC BY-SA

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Peut-on vraiment décrire le goût du vin ?

Parler du vin, est-ce ce qui lui donne du goût ? Pexels, CC BY-SA
Jean Szlamowicz, Université de Bourgogne – UBFC

On peut difficilement boire du vin sans en parler. Certains en font même leur métier : sommeliers et cavistes, critiques et œnologues ne pourraient exercer sans l’horizon de langage qui est celui de leurs compétences de dégustateurs. Sentir le vin tapissant les papilles et conduits olfactifs paraît un acte physiologique. Mais parler du vin est une activité sociale. Comment fait-on pour passer de la perception au discours ? Et quel rôle joue le langage dans la perception elle-même ?

La perception est une donnée qui paraît « naturelle », c’est-à-dire inscrite dans la sensation physique, mais elle s’articule à des interactions sociales. Le discours du vin est donc nécessairement multiple et s’appuie sur des intentions énonciatives. Dire « ce jus grenat s’étire sur une trame intense et concentrée » ou bien « il est costaud, ton rouquin dis-donc » ne correspond pas au même genre de discours mais cela peut décrire exactement le même vin et la même propriété gustative. Entre les deux énoncés, c’est l’intention de sens, le registre et la textualité même qui diffèrent, pas le vin…

En réalité, le goût du vin dépend peut-être moins de ses propriétés organoleptiques que des contextes discursifs qui lui donnent sens. Selon le point de vue – chimiste ou neurologue, critique gastronomique ou simple buveur – on n’a tout simplement pas les mêmes choses à dire du vin. Or, la particularité du domaine du vin est qu’il a construit dans la langue un vocabulaire particulier, entre technique et poésie, alimentation et esthétique, et que sa transmission relève d’une dimension culturelle qui dépasse la sensorialité individuelle.

Nommer les couleurs du vin

Il en va ainsi de la dimension visuelle du vin, qui s’organise sur le fond lexical de la langue. En effet, le vin « blanc » n’est pas de la couleur du lait et le vin « rouge » ne ressemble pas à une Ferrari. C’est que la tripartition rouge-blanc-rosé ne relève pas de la colorimétrie mais de la constitution culturelle de ces couleurs comme catégories définissant des types de vin, c’est-à-dire des noms de produits synthétisant des caractéristiques comme les techniques de vinification, les cépages, l’origine, l’association gastronomique, etc. Ce sont donc bien des propriétés sémantiques (saillance visuelle pour rouge, transparence pour blanc) qui sont utilisées pour parler des couleurs du vin et non pas les capacités perceptives de l’œil : les mots ne sont pas les choses…

À côté de cette catégorisation générique, on aura recours dans la dégustation à un sous-système discursif pour apprécier non plus la couleur mais la robe. Là encore, on parlera d’une robe rubis ou vieil or, jaune paille ou tuilé, utilisant des catégories qui sont des qualificatifs normalisés – et généralement flatteurs… Il est d’ailleurs notable que la couleur bordeaux provienne d’une telle valorisation des noms de couleur : dans la langue, bordeaux a remplacé pourpre ou amarante par analogie avec le vin, au XIXe siècle, notamment dans le cadre du développement des couleurs industrielles et de leurs appellations commerciales (de la même manière que burgundy en anglais).

Qualifier le vin : minéralité, concentration…

Décrire les sensations n’est pas les ressentir : il n’y a pas coïncidence morphologique possible entre « une » sensation et l’expression verbale. Un certain positivisme rêve parfois de faire correspondre une molécule à un mot, il ne saurait y avoir superposition terme à terme des molécules, des capteurs olfactifs et des mots qui sont trois ordres de phénomènes hétérogènes. Il faut donc, pour qualifier une sensation, recourir aux propriétés de la langue.

On parle parfois de minéralité sans qu’il y ait consensus sur ce que cela décrit. Sensation d’absence de fruité et de sucré ? Arômes de type « pierre à fusil » ? Acidité ? Fraîcheur ? Malgré les connotations du mot, il ne peut s’agir de « minéraux » à proprement parler dont l’existence est inférieure à nos seuils de perception. La minéralité fait bien partie des mots du vin, mais c’est par le biais de son évocation de propriétés naturelles sollicitant des motifs sémantiques valorisants et par association avec des représentations culturelles et non parce qu’elle décrirait un phénomène observable.

De même, on parle souvent de concentration, sans qu’on sache de quelle substance on noterait ainsi la caractéristique : « vin concentré », « concentration du fruit », « concentration des arômes », « concentration des tanins »… Le mot indique une forme de puissance et d’abondance mais, malgré une nuance renvoyant potentiellement à la chimie, il ne possède pas un statut technique. En réalité, il existe une forme de substituabilité des nombreux termes comme corsé, fort, intense, charpenté tandis que leurs équivalents familiers (baraqué, couillu, costaud…) se trouvent dans les conversations mais pas dans les notes de dégustation ou les textes techniques. C’est donc le registre et non une valeur terminologique particulière qui distribue certaines préférences sémantiques.

De la même manière, les qualificatifs qui permettent de parler du vin sont-ils sollicités en utilisant leur potentiel de fonctionnement discursif sans figer une véritable univocité terminologique. Un mot comme léger montre ainsi la diversité de ses profilages argumentatifs : cela peut être une qualité si on oppose un vin léger à un vin lourd mais aussi un défaut si on compare un vin léger à un vin intense, mais il peut aussi permettre de construire une catégorie esthétique non hiérarchisée où l’on distinguerait les vins légers et les vins puissants. Ces trois saisies différentes du même qualificatif montrent l’absence de stabilisation véritablement technique, tout en montrant que la signification du mot dépend de ses collocations, c’est-à-dire des associations établies avec les autres mots, dans la langue ou dans le discours.

Le vin et les langues

La langue est une pratique culturelle, parmi d’autres : elle est l’indice et l’instrument de manières d’aborder le vin et on peut voir dans le lexique comment se configurent des façons de boire… D’une certaine façon, le mot wine ne peut être porteur des mêmes connotations que vin ou vino : l’exotisme du vin comme pratique gastronomique correspondant, grosso modo, au sud de l’Europe implique un décalage culturel pour le monde anglophone, le vin s’envisageant comme produit gastronomique raffiné nécessitant une sorte d’apprivoisement.

Traduire le vin constitue donc un défi particulier sur le plan de la médiation interculturelle puisqu’il faut envisager comment « importer » un vocabulaire propre à une histoire et à des pratiques. On constate par exemple une certaine disparité dans la façon de parler des tanins en français et en anglais.

La stabilisation d’un vocabulaire à la prétention technique prescrivant l’usage de chewy(« qui se mâche »), silky (« qui rappelle la soie »), powdery (« qui a une consistance de poudre »), chalky (« qui évoque la craie »), velvety (« qui rappelle le velours »), etc. pour établir une échelle de granularité s’oppose à une description moins normée en français. Cette échelle descriptive est illusoire car elle repose sur les connotations des mots, sans qu’il n’y ait aucune nécessité perceptive à les organiser en référence au textile – pourquoi privilégier la soie au satin ou au polyester si ce sont des métaphores de la perception buccales ? L’illusion de scientificité de ce vocabulaire créé même des ambiguïtés puisque crayeux est utilisé en français pour décrire des sols alors que chalky sert à décrire une granularité des tanins, voire une dimension aromatique renvoyant à la minéralité…

L’organisation du vocabulaire du vin autour de notions comme sec, moelleux et liquoreux pour décrire la sensation du sucré témoigne également d’une spécificité du français, l’anglais se contentant de noter qu’un vin est plus ou moins sweet. On remarque d’ailleurs que dry et sweet sont des notions qui s’appliquent aussi aux vins rouges, débordant ainsi sur la description de l’intensité du fruit. L’évolution lexicale permettant à sec de décrire l’absence de sucre, à moelleux de décrire une sucrosité modérée et à liquoreux une vinification générant une concentration des sucres est l’illustration de processus sémantico-discursifs qui relèvent de la création culturelle et non de la perception sensorielle.

Perception et langage

En effet, la stabilisation du vocabulaire du vin dont sec-moelleux-liquoreux est un exemple montre comment le goût du vin relève avant tout d’un discours. Car cette lexicalisation se constitue comme fait culturel, lequel définit alors une façon de parler du vin. Comme pour tout domaine de constitution du sens, l’apprentissage social se confond avec la manipulation des signes linguistiques.

Parler du vin revient ainsi à configurer des catégories, des prédicats et des degrés, à manier des images, des notions et des connotations qui existent dans la pratique de la langue et non dans la réalité objectale du vin lui-même. Quand on lit des descriptions de vin évoquant le chant des cigales, une énergie raffinée ou une élégance solaire, ces descripteurs ne sont pas de nature organoleptique.

De fait, il n’existe pas d’expérience du vin qui se ferait hors d’un contexte social, d’une situation énonciative et de références culturelles. C’est même justement dans cet entour langagier que se dégage un horizon sémiotico-culturel dont la puissance évocative aménage le plaisir et le sens – si on n’en parlait pas, le vin n’aurait pas plus de charme qu’un haricot vert !

Jean Szlamowicz, Professeur des universités, linguiste, traducteur, Université de Bourgogne – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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