Un « bra » d’honneur : comment le soutien-gorge est-il devenu un symbole politique ?

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Le lancer de soutien-gorge annuel du Pink Bra Bazaar à la Tour Eiffel. Pink Bra Spring

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Un « bra » d’honneur : comment le soutien-gorge est-il devenu un symbole politique ?

Le lancer de soutien-gorge annuel du Pink Bra Bazaar à la Tour Eiffel. Pink Bra Spring
François Hourmant, Université d'Angers

Plébiscité par certaines femmes pour des raisons esthétiques, de confort ou de santé, le rejet du soutien-gorge a accédé récemment au rang de symbole de libération des corps au point d’incarner une forme d’empowerment féminin. Il n’est ainsi pas rare de voir de plus en plus de femmes, quelle que soit la saison, de tout âge et corpulences, proscrire ce vêtement/accessoire de leur garde-robe.

Plusieurs acteurs ont popularisé ce phénomène durant la décennie 2010. Pensons au mouvement No Bra Challenge en 2018, mais aussi au travail de la féministe américaine Moira Johnson qui avait fait du sein et de son exposition une revendication en militant pour que les femmes obtiennent le droit de se promener topless dans les rues de New York sans craindre une arrestation. Une aspiration relayée par le mouvement Free the Nipple, lancé en 2012 par Lina Esco qui, dans son docu-fiction éponyme, mettait en scène un groupe de femmes osant défiler torse nu à New York afin de montrer l’absurdité de la loi.

Bande-Annonce de Free the Nipples.

En devenant viral, l’hashtag #freethenipple a favorisé la circulation des revendications. En France, les Tumultueuses dénoncèrent le port du haut de maillot de bain pour les femmes qui, en occultant les seins, œuvrait à la perpétuation d’un ordre hétérosexiste. Organisant des bains revendicatifs, elles réclamaient le droit pour les femmes à se baigner dans les piscines publiques seins nus ou demandaient aux hommes de se couvrir le torse.

« Dames parisiennes dans leurs atours complets d’hive », caricature de 1799, par Isaac Cruikshank, sur les excès de la mode des « Merveilleuses » du Directoire, qui visait à copier le style « héllénique »
« Dames parisiennes dans leurs atours complets d’hiver », caricature de 1799, par Isaac Cruikshank, sur les excès de la mode des « Merveilleuses » du Directoire, qui visait à copier le style « héllénique ». Isaac Cruikshank/Wikimedia

Érigé en vecteur de « la liberté conquise » par rapport au corset – c’est notamment le sens que lui donne le couturier Paul Poiret qui invente en 1908 une silhouette fluide, inspirée des Merveilleuses du Directoire – le soutien-gorge est devenu en Occident 120 ans plus tard celui de l’oppression et de la domination patriarcale.

Étrange volte-face qui dit bien la labilité des objets et des significations associées, la mutation des regards et des pratiques comme la nature des mobilisations et des valeurs qui les sous-tendent.

Du corset au soutien-gorge

L’histoire des sous-vêtements féminins, et notamment le passage du corset au soutien-gorge, nous raconte une progressive émancipation : celle d’une transformation des contraintes qui enserraient les corps des femmes, celle de l’appropriation de soi, entre souplesse et fluidité, dans un imaginaire renouvelé de liberté conquise.

On le sait, corsets et crinolines contribuèrent à la fin du XIXe siècle à la division des sexes, œuvrant à la promotion d’une silhouette cambrée et en sablier qui atrophiait la taille pour faire saillir les seins et les reins. Se trouvait fixé un imaginaire où le corps féminin était guindé et guidé par un carcan rigide qui fonctionnait comme un tuteur.

Il s’insérait aussi dans une économie des corps qui n’était pas dissociable de logiques distinctives et de profits mondains. Explicitement conçus pour exhiber leurs coûts et susciter l’attention, les vêtements féminins (dont les corsets) témoignaient de cette domination masculine, à la fois économique et sociale, par la médiation d’une consommation ostentatoire dont les femmes, entretenues dans une vie oisive et habillées de vêtements coûteux et entravants, en étaient l’expression.

Interactions sociales et territoire du moi

Mais dès le début de la Belle Époque, un mouvement de rejet se dessine à l’égard du corset sous le triple aiguillon de la mode, du savoir médical – qui invite à prendre conscience des déformations qu’il produit – et des féministes qui réclament sa suppression ou son adaptation au corps féminin. Le corset est progressivement remplacé au début du XXe siècle par l’architecture plus souple du soutien-gorge (dont le premier brevet est déposé en 1898).

Ce dernier insuffle des représentations plus sportives même s’il continue à surligner (voire à amplifier) les courbes, par un jeu ambivalent d’exposition/occultation. Avant d’être galbant ou pigeonnant, le soutien-gorge redessine toujours les silhouettes, lutte contre la mollesse des chairs et redresse les seins, assurant la perpétuation d’une érotologie valorisant les poitrines et figeant durablement les stéréotypes de genre. La liberté de mouvement n’est pas nécessairement synonyme de libération des corps.

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Au-delà de sa fonctionnalité supposée, ce « vêtement lisière » délimite les contours de ce « territoire du moi » et construit les identités (de genre). Invisibilisé le plus souvent, parfois annexé dans des stratégies de présentation de soi et de séduction (via le dévoilement plus ou moins contrôlé d’une bretelle ou d’une dentelle), le soutien-gorge constitue un adjuvant dans ces chorégraphies du quotidien, celles qui ponctuent, en les codifiant, les interactions sociales ordinaires. Il devient aussi, dans les long sixties, un symbole sociopolitique : celui de l’émancipation des femmes.

« Bra burner » et « freedom trash can »

Une séquence mémorable a suscité toute une mythologie largement médiatisée : celle des brûleuses de soutien-gorge (« bra burner »). Lors de la manifestation organisée en 1968 à Atlantic City contre l’élection de Miss America, 400 féministes jetèrent dans une « poubelle de la liberté » (« freedom trash can ») des objets symbolisant « les instruments de torture des femmes » parmi lesquels gaines, bigoudis, faux cils, perruques et soutien-gorge.

En 1968, 400 féministes jetèrent dans une « poubelle de la liberté » des objets symbolisant les « instruments de torture des femmes ».

Entre histoire et mémoire, l’épisode est devenu emblématique du combat mené par les féministes américaines et le soutien-gorge la figure métonymique de ce corps problématique, tout à la fois désiré, érotisé, sexualisé, opprimé, violenté et/ou réifié par le désir masculin et sa sexualité hégémonique.

Le contexte n’était pas anodin. Il intervenait lors de l’un de ces concours de Miss qui, avec leurs propensions à définir les normes acceptables et désirables du corps féminin, allaient devenir la cible de ces contestations tant ils étaient accusés de véhiculer une vision sclérosée, mutilante et stéréotypée des femmes.

Cette contestation s’inscrivait aussi dans l’horizon d’attentes de cette époque. L’un des plus fameux slogans de Mai 68 – « Vivre sans temps morts. Jouir sans entraves » – résumait bien l’humeur antiautoritaire et libertaire des années 60. Cette aspiration à l’émancipation se traduisit par une volonté farouche de libération des désirs, elle-même indissociable d’une politisation des corps.

Labilité du signe et inversion du sens

Transgressif, ce rejet du soutien-gorge l’est évidemment au regard du contexte : celui d’un conservatisme social et d’un moralisme ambiant alors prégnant dans les pays occidentaux. Le décentrement géographique et culturel est pourtant nécessaire en ce qu’il rend visible la variation des pratiques comme l’antinomie des lectures du monde social qui peuvent en être faites.

Si les seins nus furent perçus comme un symbole d’émancipation sexuelle et une provocation en Occident, ailleurs, comme au Mali, ce n’était pas forcément le cas :

« Il n’y avait rien d’extraordinaire pour une Malienne d’être en pagne, poitrine dénudée au bord du Niger. L’adoption du bikini par les jeunes filles était bien plus subversive. […] Dans les années 1970, les jeunes Maliennes s’emparèrent du soutien-gorge, exhibèrent cet attribut de mode doté d’une signification émancipatrice, tandis que les Françaises s’en débarrassaient. »

De façon comparable, stigmatisé par les féministes américaines, le soutien-gorge réapparait sur les podiums des défilés de mode dans les années 1980 lorsque des créateurs transgressifs s’imposent par le brouillage de codes. Dans les collections de Vivienne Westwood où de Jean-Paul Gaultier les soutiens-gorge s’affichent agressivement, ironiquement et iconiquement au-dessus des vêtements, dans une reprise appuyée à l’esthétique trash et carnavalesque du mouvement punk.

Enfin, et à rebours du mouvement No Bra, un soutien-gorge allait encore être réinvesti politiquement lors de la révolution égyptienne de 2011. Une scène devenue rapidement virale montrait une jeune femme voilée, agressée le 17 décembre 2011 place Tahrir par des soldats anti-émeutes. Traînée au sol sur plusieurs mètres avant d’être laissée inanimée, dénudée jusqu’à la taille, son abaya relevée exposait aux regards son soutien-gorge bleu.

Un graffiti de l’artiste Bahia Shehab a popularisé cette « Girl in the Blue Bra » et a érigé cette pièce du vestiaire féminin en symbole de cette résistance d’en bas menée par les femmes égyptiennes contre l’oppression.

Au début de l’année 2012, un groupe d’activistes Anonymous (AnonTranslator) lançait l’opération Blue Bra Girl invitant les internautes à marquer leur solidarité à l’égard des Égyptiennes en se photographiant en soutien-gorge bleu, opérant un renversement radical des codes et des significations associées à cet élément de la culture matérielle.

François Hourmant, Professeur de science politique, Université d'Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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