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Des livres de plus en plus voyageurs

Traduit en cinq cent cinq langues et dialectes différents, Le Petit Prince est l'ouvrage le plus traduit au monde après la Bible et le Coran. Emilita /Shutterstock
François Lévêque, Mines Paris

Qu’avez-vous lu cet été ? Je ne vous demande pas de citer un livre parmi les 100 millions de titres jamais publiés au monde, mais de préciser sa provenance. S’agit-il d’un livre numérique descendu du nuage ? Importé ou fabriqué en France s’il est imprimé ? En français langue originale ou traduit d’une langue étrangère ? Au moment même où la mondialisation marque le pas, le livre poursuit son internationalisation. Et c’est heureux ! Le Petit Prince a conquis le cœur de 200 millions de petits et de grands. « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton ! » se murmure désormais dans plus de 300 langues.

La planète compte également près d’une centaine de traductions d’Harry Potter and the Philosopher’s Stone (Harry Potter à l’école des sorciers) ou, pour rester dans le registre des aventures initiatiques, d’O Alquimista (L’Alchimiste) du Brésilien Paulo Coelho. Le livre voyage par traduction plutôt qu’en conteneur. La traduction est l’équivalent pour les textes du coût de transport des marchandises.

C’est quoi un livre ?

Le livre traverse les frontières, mais pour en prendre l’exacte mesure il faut s’accorder sur sa définition. En 1964, l’Unesco le décrit ainsi : une publication imprimée, non périodique, offerte au public, et comptant au moins 49 pages, pages de couverture non comprises est-il précisé.

Difficile à adopter à l’ère du livre numérique téléchargeable. Remarquez que même sans cela, cette définition écartait déjà les courts recueils de poèmes aussi bien que le livre audio. La définition de la poste américaine ne fait pas mieux même si elle retient un seuil de 22 pages en ajoutant qu’elles doivent être composées principalement de texte et ne pas comporter de publicité autre que celle pour d’autres ouvrages. Le type de texte dont il s’agit n’est naturellement pas spécifié. À propos, rappelons d’emblée qu’il ne faut pas confondre livre et littérature. En France, par exemple, cette catégorie éditoriale représente moins du quart des ventes.

Pour inclure sa version numérique, certains ont proposé de définir le livre par sa composition : un titre, une couverture, des pages numérotées, des chapitres, etc. ; ou, de façon plus savante, par sa double nature d’objet matériel et de discours.

D’autres ont mis l’accent sur la lecture que le livre réclame par opposition aux textes courts que nous parcourons chaque jour sur nos téléphones et tablettes – souvent d’ailleurs en regrettant d’y consacrer trop de temps. Une lecture longue dans tous les cas, immersive et absorbante pour certains livres comme les romans ou les bandes dessinées, approfondie lorsqu’il s’agit d’acquérir de nouvelles connaissances ou d’enrichir sa pensée ou son vocabulaire. Le support du livre, écran ou papier, n’est plus alors distinctif. À noter tout de même que les recherches sur la lecture tendent à montrer une infériorité du numérique en termes de compréhension des textes longs…

Ces difficultés de définition n’aident pas le recueil et l’agrégation de données sur le livre. De plus, dans de nombreux pays, les statistiques professionnelles et nationales sont lacunaires. Difficile d’avancer des chiffres exacts qui valent pour la planète. Donnons simplement trois ordres de grandeur. Nombre d’ouvrages parus : autour de 100 millions. Il est issu d’un comptage par Google qui aboutit précisément à 129 864 880. Nombre de nouveaux titres publiés par an : de l’ordre d’un million ; une compilation de données nationales par Wikipedia conclut à un total de 2,2 millions, mais ce chiffre comprend les rééditions. Montant des ventes annuelles de livres : environ 100 milliards de dollars, soit plus que la musique ou le jeu vidéo. Impressionnant, non ?

Un produit d’import-export ?

Comme pour n’importe quelle marchandise, les douanes veillent à comptabiliser les entrées et sorties du territoire du livre physique, mais allez savoir pourquoi elles distinguent les atlas et les encyclopédies des livres proprement dits. La France exporte un peu moins d’ouvrages qu’elle n’en importe.

Attention toutefois, les sorties du territoire sont des livres destinés à l’étranger alors que les entrées sont des livres fabriqués à l’extérieur pour des raisons économiques, par exemple en provenance de Belgique et d’Italie, plus rarement d’Asie. Le livre, bon marché pour son poids, ne repose pas sur de longues chaînes d’approvisionnement. La Chine n’est pas devenue l’imprimerie du monde ! Le Royaume-Uni est le plus grand exportateur, juste devant les États-Unis. Ces deux pays bénéficient du vaste marché de la population anglophone de naissance (près d’un demi-milliard d’hommes et de femmes) ou formée à l’anglais par les études.

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Dématérialisé, le livre électronique traverse les frontières à l’insu des douaniers. La numérisation facilite l’accès aux ouvrages venus d’ailleurs, mais elle empêche d’en connaître les flux pour qui veut rendre compte plus précisément du commerce international.

Le voyage par la traduction

Heureusement, l’échange d’ouvrages prend également une autre forme, plus importante sans doute, mieux comptabilisée en tout cas : le passage des frontières par la traduction. La traduction est en effet une autre façon de faire voyager et circuler le livre. Sans elle qui aurait lu en France L’amica geniale (L’amie prodigieuse) d’Elena Ferrante ou Man som hatar kvinnor (Millénium Tome 1) de Stieg Larsson ? Sans elle, la bande dessinée japonaise n’aurait pas quitté son archipel.

La mondialisation du livre par la traduction a pu être finement pistée pendant quelques décennies de l’entre-deux siècles grâce à l’Index translationum. Il recense près de 2 millions d’ouvrages traduits, de et vers, à peu près toutes les langues écrites de la planète.

On sait ainsi que le nombre total annuel de nouvelles traductions a plus que doublé entre 1979 et 2007. L’évolution depuis n’est pas connue. La mise à jour de ce catalogue universel des traductions par l’Unesco a pris fin faute de moyens pour faire face à l’ampleur croissante de la tâche. C’est bien dommage, notamment car l’Index translationum a permis d’observer un début de retournement : à la fin des années 1990, la part des traductions de l’anglais, largement dominante, cesse de progresser ; elle diminue même légèrement.

Cette tendance à une plus grande place des langues originales traduites autres que l’anglais s’est-elle poursuivie depuis ? Oui, si l’on se fie aux données disponibles de quelques pays d’Europe. Pour l’Allemagne, la France ou encore l’Espagne, la part des traductions à partir de l’anglais régresse.

Phénomène remarquable : une partie de cette baisse s’explique par la croissance des traductions de textes de langues originales peu courantes. C’est le cas du japonais et du suédois. Un mouvement aidé bien sûr par l’essor des mangas et des polars scandinaves.

Un autre indice est fourni par la place de l’anglais d’origine parmi les livres traduits à succès. Elle décline aussi légèrement en tendance. Oui, mais ne partait-elle pas de très haut ? Eh bien non, les traductions de l’anglais représentent seulement le tiers des 20 best-sellers traduits répertoriés depuis 2006 dans les listes d’une petite dizaine de pays occidentaux. Comparaison instructive, la proportion des traductions de l’anglais dans tous les livres traduits, qu’ils aient connu un grand succès commercial ou non, est de l’ordre de deux tiers. Contrairement à des craintes parfois exprimées, la mondialisation n’est pas vouée à une marginalisation inexorable des livres de langue originale de l’Europe continentale.

L’internationalisation du livre par la traduction s’arrête néanmoins à la porte des États-Unis. Seuls 3 % des titres publiés outre-Atlantique proviennent de traductions, soit dix fois moins que pour la France et près de vingt fois moins que pour l’Italie.

Traduit en cinq cent cinq langues et dialectes différents, Le Petit Prince est l'ouvrage le plus traduit au monde après la Bible et le Coran. Emilita /Shutterstock

Il est vrai qu’il est plus facile pour un éditeur français ou italien de lire un ouvrage en anglais avant de se décider à le publier que pour un éditeur américain d’aller au-delà du titre français ou italien. Le progrès de la traduction par les machines pourrait changer la donne. Il pourrait entraîner une formidable baisse de son coût et faciliter encore les échanges du livre. Les algorithmes ne remplaceront sans doute jamais totalement les cerveaux des traducteurs. C’est une évidence pour la littérature, moins cependant pour les textes de bandes dessinées ou de récits de vedettes.

Dans tous les cas les machines, par leur utilisation partielle et complémentaire, promettent des gains de productivité. Pour un texte simple comme celui que vous venez de lire par exemple, un passage initial par Google Translate réduit d’environ un tiers le temps nécessaire à sa traduction vers l’anglais.

Cet été, j’ai lu Lonesome Dove un roman western de Larry McMurtry en version papier, imprimé en France et traduit de l’américain par Laura Derajinsky. Je vous le recommande chaudement si vous avez envie de mener un troupeau dans la peau d’un Texas Ranger du Mexique au Montana et d’échapper aux Indiens sans quitter votre transat.

François Lévêque a publié chez Odile Jacob « Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ? ». Son ouvrage a reçu le prix lycéen du livre d'économie.

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Les premiers textes que l’on met entre les mains des enfants sont des « outils » scolaires, des abécédaires, des extraits d’œuvres littéraires…

Trois questions sur l’histoire des livres pour enfants

Les premiers textes que l’on met entre les mains des enfants sont des « outils » scolaires, des abécédaires, des extraits d’œuvres littéraires…
Michel Manson, Université Sorbonne Paris Nord

C'est en se heurtant au réel et en multipliant les expériences que chaque enfant dessine son chemin vers l'âge adulte. Mais sa personnalité et ses convictions, il les forge aussi à partir des imaginaires dans lesquels il baigne et des histoires qu'on lui raconte. Notre série « L'enfance des livres  » vous invite à découvrir la complexité et l'extraordinaire diversité de la littérature de jeunesse. Après un retour sur quelques grands auteurs d'aujourd'hui, une figure indémodable, Bécassine, puis l'écriture de Timothée de Fombelle, ce quatrième épisode vous offre une plongée dans son histoire.


Il est nécessaire de distinguer ce qu’on appelle « livres pour enfants » de ceux qui forment une « littérature pour l’enfance et la jeunesse ». Il faudra des siècles pour passer des premiers aux seconds, et cette littérature ne cessera ensuite de se transformer. Posons quelques jalons dans cette histoire complexe, qu’on nous pardonnera de simplifier ainsi.

Les premiers textes que l’on met entre les mains des enfants sont des « outils » scolaires, des abécédaires, des extraits d’œuvres littéraires… Cela existe dès l’antiquité. Les enfants sont aussi nourris par une littérature orale de contes et fables mythologiques. Le Moyen Âge va produire le même genre de textes qui vont devenir des livres, manuscrits d’abord, imprimés ensuite.

Le tout premier livre écrit pour un jeune de quinze ans et son frère plus petit a été écrit entre 841 et 843 à Uzès par Dhuoda, duchesse de Septimanie, intitulé Manuel pour mon fils (traduction de Pierre Riché, 1975). Cette mère écrit ce livre pour faire de son fils un parfait aristocrate chrétien : c’est un manuel d’éducation civique et religieuse. À partir du XIIIe siècle, on trouvera aussi des ouvrages didactiques écrits par des laïcs pour leurs enfants, et des livres religieux leur sont clairement destinés : « Heures à fille » ou « à garçon », et aussi un « psautier d’enfant ».

Quand la littérature de jeunesse apparaît-elle ?

Dans la fiction produisant une morale à inculquer à l’enfance, il faut signaler le rôle des fables d’Ésope. Dès le XVe siècle, on en imprime en petit format, avec de gros caractères et des gravures sur bois, un texte traduit en français, pour un lectorat populaire et un public enfantin, lequel n’est pas encore la cible unique de ces premiers éditeurs. Signalons cependant un incunable imprimé à Lyon en 1484 qui porte des marques d’appropriation par un enfant, qui dessine et fait des commentaires sur le livre.

Le loup et le renard, Fables d’Ésope, précédées de sa vie, traduites de latin en français par frère Julien, des Augustins de Lyon, 1484. BNF, Gallica, Fourni par l'auteur

Aux XVIe et XVIIe siècles le répertoire des livres pour enfants, scolaires, religieux, moraux, fictionnels, ne cesse de s’élargir jusqu’à ce qu’apparaisse la littérature pour la jeunesse.

La naissance de cette littérature se fait en France en deux étapes, fin XVIIe et milieu XVIIIe siècle. Nous n’évoquerons que la première étape, qui préfigure la littérature de jeunesse à propos d’une éducation princière et de jeux littéraires de salons, alors que la seconde diffusera largement des livres pour l’enfance dus à des auteurs de plus en plus spécialisés dans l’écriture pour un jeune public.

Deux noms symbolisent la première étape : Fénelon et Perrault. François de Salignac de la Motte Fénelon (1651-1715) publie en 1687 son Traité de l’Éducation des filles, dans lequel il conseille, pour que les enfants aient envie d’apprendre à lire, de

« leur raconter des choses divertissantes qu’on tire d’un livre en leur présence […]. Il faut leur donner un livre bien relié, doré même sur la tranche, avec de belles images et des caractères bien formés. Tout ce qui réjouit l’imagination facilite l’étude : il faut tâcher de choisir un livre plein d’histoires courtes et merveilleuses […] ».

Les Aventures de Télémaque par Fenelon ornées de figures gravées d’après les desseins de C. Monnet, peintre du roi, par Jean Baptiste Tilliard. INHA, Augustin de Saint-Aubin/Wikimedia

Il devient en 1689 le précepteur du Duc de Bourgogne âgé de sept ans et de ses frères le duc d’Anjou, six ans, et le duc de Berry, trois ans, les petits-fils de Louis XIV. Il écrit alors pour eux une littérature graduée selon les âges. Pour les petits il produit des contes et des fables dont Voyage dans l’Ile des Plaisirs (Fables, VIII), l’un des archétypes des contes sur la gourmandise, avec une île en sucre, des montagnes de compote et des fleuves de sirop et le dormeur est réveillé la nuit par la terre qui vomit « des ruisseaux bouillants de chocolat mousseux ».

Ensuite, il raconte la vie des philosophes (Abrégé de la vie des Anciens philosophes) et il écrit des entretiens imaginaires entre de grands hommes (Dialogues des Morts) enseignant ainsi l’histoire et la morale, et il termine par le premier roman pour adolescents de notre littérature, les Aventures de Télémaque (1699). Il a choisi la fiction pour séduire son élève par la douceur, contournant ainsi le caractère orgueilleux et irascible du Duc de Bourgogne. Si le Télémaque eut un succès de librairie considérable, il reste que cette construction d’une littérature pour enfants et adolescents est au départ située dans une éducation princière, privée.

Illustration des Contes de ma Mere l’Oye, datant de 1695. Morgan Library/Wikimedia

Charles Perrault inscrit ses Contes de ma Mère l’Oye (1697) dans un jeu littéraire de salon, pour adultes, comme le fait Madame d’Aulnoy dans ses recueils de 1697 et 1698. Pourtant, ces deux auteurs affichent officiellement le désir de toucher un public enfantin. Perrault, dans sa préface de 1695 conseille aux parents d’envelopper des vérités solides « dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ». Il montre qu’il a finement observé les réactions des auditoires enfantins.

Quant à Madame d’Aulnoy, pour se mettre à la portée des enfants, elle utilise un style qui a souvent été qualifié de niais et puéril. Mais les contes de Perrault et ceux de Madame d’Aulnoy sont effectivement devenus une partie du patrimoine littéraire pour l’enfance.

Qui sont les premiers éditeurs pour enfants ?

À partir du milieu du XVIIIe siècle, des livres sont véritablement écrits pour les enfants par des auteurs et des libraires éditeurs en voie de spécialisation. Il s’agit d’offrir aux enfants des fictions qui soient leur littérature et, pour cela, des personnages d’enfants sont mis en scène par de nouveaux auteurs : Madame Leprince de Beaumont, Madame d’Épinay, Madame de Genlis, Arnauld Berquin.

En une cinquantaine d’années, un grand progrès est accompli dans la qualité d’observation des enfants, dans les réflexions sur leur psychologie et sur l’éducation. Cela entraîne une fièvre éditoriale pour publier en abondance des livres pour enfants, comme le constate en 1787, à la foire de Leipzig, un instituteur allemand, L.F. Gedike.

Mais cela ne suffit pas pour créer de grands éditeurs spécialisés. Pour cela, il faut attendre le premier tiers du XIXe siècle, avec deux éditeurs spécialisés dans le livre de jeunesse, et qui sont aussi des auteurs, Pierre Blanchard (1772-1856) et Alexis Blaise Eymery (1774-1854). Cependant, leur assise économique et industrielle reste encore assez faible et ce n’est qu’un peu plus tard que s’imposent sur le marché du livre d’enfance de grands éditeurs.

Rouen, le livre et l’enfant de 1700 à 1900, Armelle Sentilhes. ENS Éditions

Alors que s’invente une nouvelle littérature pour la jeunesse dans les années 1830, la loi Guizot du 28 juin 1833 augmente la scolarisation et donc le lectorat enfantin. À cette demande accrue de livres pour enfants, il y a d’abord une réponse « industrielle », qui est d’abord le fait des éditeurs catholiques de province, dont certains existaient déjà dans l’Ancien Régime (Barbou à Limoges, Mame à Tours, Lefort à Lille, Mégard à Rouen, Périsse à Lyon, Aubanel à Avignon, Douladoure à Toulouse) ou sont apparus dans le premier tiers du XIXe siècle (Ardant à Limoges, en 1804, Lehuby à Paris succédant à Blanchard en 1833).

Ces maisons créent des Bibliothèques pour la jeunesse, elles occupent des milliers d’ouvriers, s’équipent en machines modernes et concentrent toutes les tâches – impression, reliure, illustration. Mame a, en 1855, 1500 ouvriers et il relie 10 à 15 000 volumes par jour. Mégard produit six millions de volumes durant le Second Empire alors que Mame en produit autant par an. En 1862 six maisons provinciales, Mégard, Barbou, Ardant, Périsse, Mame et Lefort, publient près de dix millions de volumes. Les maisons parisiennes n’ont pas de telles productions, mais elles sont plus innovantes dans le domaine de la qualité littéraire et des collections créées.

Louis Hachette crée le périodique La Semaine des Enfants en 1857 et la Bibliothèque rose illustrée en 1858. Hetzel publie le premier numéro du Magasin d’éducation et de récréation en 1864. Les grands noms de la littérature de jeunesse publient à Paris, la comtesse de Ségur chez Hachette, Jules Verne chez Hetzel, et bien d’autres encore. Cette distorsion entre le monde éditorial provincial et celui de Paris s’accompagne de débats sur ce que doit être un livre pour enfants.

Ces premiers livres jeunesse avaient-ils pour but de divertir ou d’éduquer les enfants ?

Les débats sur les livres pour enfants dépendent des positions idéologiques et des différentes visions de l’enfance. Pour les éditeurs catholiques, il s’agit de former une jeunesse aux valeurs chrétiennes selon une vision d’une enfance et d’une jeunesse passives qu’il faut sauver en la formant par l’enseignement et par des lectures approuvées par l’épiscopat.

Pierre Jules Hetzel proclame son mépris pour ce genre de littérature industrielle, avec des auteurs payés à la quantité de livres, et des ouvrages qu’il considère comme « sans goût ni parfum, ces livres plats et sans relief, ces livres bêtes, je veux dire le mot, auxquels semble réservé le privilège immérité de parler les premiers à ce qu’il y a de plus fin, de plus subtil et de plus délicat au monde, à l’imagination et au cœur des enfants » (Préface à Louis Ratisbonne, La Comédie enfantine, Hetzel, 1860).

Semaine des enfants, Mlle Lili aux tuileries. Lorenz Frølich/Wikimedia

Dans ses Albums Stahl, Hetzel met en scène de petits enfants illustrés par les dessins pleins de tendresse de Frölich, et, par ailleurs, en publiant Jules Verne, il offre aux adolescents le parfum de l’aventure et des territoires exotiques. De son côté, Hachette, en publiant la comtesse de Ségur ne donne pas une représentation d’enfants toujours sages et pieux, et il va même jusqu’à offrir à ses jeunes lecteurs des enfants terribles, ceux dont Trim nous raconte les exploits avec les illustrations de Bertall, dans des albums pour les trois à six ans. Ainsi commence-t-on à s’intéresser aux plus jeunes.

Et l’on va jusqu’à destiner des livres aux « bébés » pour lesquels une offre dédiée s’élargit dans les années 1860, sachant que le terme emprunté à l’anglais « Baby », concerne les enfants petits, pas les nourrissons. On observe des tentatives de périodiques pour les Bébés entre 1862 et 1878, et l’éditeur Théodore Lefevre qui écrit sous le pseudonyme de Madame Doudet, publie une « Bibliothèque de Bébé », avec vingt titres entre 1871 et 1900, qui s’adresse aux enfants de quatre à huit ans. On commence aussi à utiliser l’expression de livres « pour les tout-petits », qui deviendra majoritaire après la Première Guerre mondiale. Mais c’est seulement dans la deuxième moitié du XXe siècle que les « vrais » bébés auront droit à leurs livres.

Michel Manson, Historien, professeur émérite en sciences de l'éducation, Université Sorbonne Paris Nord

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Bécassine, l’héroïne qui avait du mal à grandir

Cette capacité qu'a Bécassine de carnavaliser le monde, de le détraquer même, constitue sans doute l'un de ses attraits dans l'imaginaire des jeunes lecteurs. éditions Gautier-Languereau
Marie-Christine Vinson, Université de Lorraine

C'est en se heurtant au réel et en multipliant les expériences que chaque enfant dessine son chemin vers l'âge adulte. Mais sa personnalité et ses convictions, il les forge aussi à partir des imaginaires dans lesquels il baigne et des histoires qu'on lui raconte. Dans notre série « L'enfance des livres », nous vous proposons de découvrir l'extraordinaire diversité de la littérature de jeunesse. Après un premier épisode consacré à quelques grands auteurs d'aujourd'hui, retour dans ce deuxième épisode sur une figure indémodable, Bécassine.


En littérature de jeunesse, le personnage liminaire – personnage inachevé, de l’entre-deux, des marges et des frontières – offre bien souvent aux jeunes lecteurs l’image d’un personnage « reste? en enfance ». Mais, paradoxalement, son incapacité a? franchir les seuils initiatiques en fait un excellent passeur, pour les autres…

Be?cassine est un bel exemple de ce type de personnages. Elle apparait en 1905 dans le nume?ro un de La Semaine de Suzette puis dans les 27 albums qui constituent la série complète. Caumery écrit les textes, Pinchon en est le dessinateur.

Bien sûr une bécassine désigne une jeune fille nai?ve aussi dro?le qu’inoffensive, une sotte en somme que l’on se doit de conside?rer avec amusement et condescendance. Mais notre Be?cassine de papier est plus complexe que sa repre?sentation re?ductrice habituelle et que l’usage ste?re?otype? du mot le laisserait trop vite supposer. E?coutons-la un instant s’auto-analyser : « Je suis comme c?a : j’ai trop d’ide?es, j’en ai souvent plusieurs ensemble, et pas pareilles ; alors je fais des choses qui surprennent le monde. » Aussi faut-il e?viter de tomber dans le pie?ge d’une repre?sentation trop lisse du re?cit et du personnage. Et s’intéresser à ce trop-plein d’ide?es.

L’âge des ratages

Be?cassine est présentée comme engagée dans un processus classique qui voit la petite fille devenir jeune femme. Or, toutes ses cocasses mésaventures consistent a? la montrer prise dans un tourbillon de ratages successifs. C’est sur ces ratages que repose la dynamique du re?cit… et la mythologie de Be?cassine.

Gautier-Languereau, 2015

Ces ratages que le re?cit de?signe sous le nom de « bêtises » parasitent le processus normal de socialisation ou de conformisation culturelle. C’est particulièrement vrai pour les premiers albums – L’enfance de Be?cassine (1913) ou Be?cassine en apprentissage (1919) – qui jouent sur ces e?tapes impose?es mais « mal ne?gocie?es » et en exploitent le de?tournement sur le mode comique.

On le sait, Be?cassine passe particulie?rement mal les seuils symboliques et ses apprentissages pratiques sont toujours incomplets. Pas nuls mais imparfaits, et comme en deçà des injonctions pratiques ou symboliques à dire ou à faire.

Elle apprend, en ve?rite?, mais incomple?tement ; elle a toujours un temps ou un cran de retard sur les normes de re?fe?rence en usage, sur les autres et surtout sur ses petites lectrices, qui sont loin d’e?tre toutes des petites filles mode?les… Elle occupe ainsi la fonction du contre-exemple relatif, a? son corps de?fendant, et non de l’anarchiste rebelle.

Ratage natif

L’album sème le de?sordre dans l’ordre des choses, dès la naissance de notre petite he?roi?ne. Non seulement la petite « Labornez » – c’est son patronyme – voit le jour a? Clocher-les-Be?casses, un bourg breton, mais elle vient au jour au moment me?me ou? sillonne le ciel « un fort passage d’oiseaux sauvages : oies, canards, be?casses ». À ces formes (douteuses) d’ensauvagement s’ajoutent une bouche presque inexistante et l’absence d’oreille. C’est donc incomple?te et sauvageonne, mal finie, que la fillette Be?cassine entre dans la vie et dans la fiction.

Marie-Christine Vinson – Bécassine ou comment on fait les bécasses (Observatoire de l’imaginaire contemporain, 28 octobre 2010).

Vient le temps du bapte?me. Notre he?roi?ne a e?te? pre?nomme?e Annai?ck par ses parents (Sainte Anne est la patronne des Bretons). Pourtant, elle va e?tre de?baptise?e et rebaptise?e…

En fait, le re?cit s’inte?resse a? une sorte de bapte?me parodique. L’oncle Corentin, le parrain, ne peut en effet s’empe?cher de comparer le profil de sa filleule et la te?te de ces fameuses bécasses qu’il aime à chasser, pour aussito?t regretter que le nez ridiculement petit de l’une ne soit pas comparable au bec de l’autre. Dans l’assistance, quelqu’un s’e?crie : « C’est une vraie petite be?cassine » – et tout le monde d’applaudir. Voila? notre oiselle enferme?e dans le bestiaire des sots et des mots. Son nouveau nom dessine son nouveau destin.

Mais est-ce si évident ? S’agit-il d’une villageoise bretonne borne?e, force?ment borne?e et/ou d’une toute petite fille qui advient naturellement dans une culture particulie?re dont les re?gles sont a? apprendre, bon gre? mal gre?, comme pour tout un chacun et chacune ?

Ratage des initiations sexuelles

L’album propose une sce?ne pre?monitoire. Lors du mariage de la cousine Yvonne, Be?cassine a beaucoup de mal a? respecter les contraintes de la ce?re?monie : elle parle quand il faut se taire, re?pond a? la place des marie?s, bouscule les codes. Elle est peu « civilise?e »… Elle passe ainsi a? co?te? du rite des fleurs nuptiales : lorsque la marie?e distribue aux jeunes filles et aux fillettes les fleurs d’oranger de son bouquet, selon l’usage, Be?cassine, elle, s’amuse avec son ami Joe?l. Quand elle revient, il n’y a plus de ces fleurs qui, dit pudiquement le texte, portent bonheur.

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Or, depuis le XIXe sie?cle, tout le monde sait que la fleur d’oranger est le symbole de la virginite? et de la fe?condite? indispensables pour faire un mariage re?ussi. Mais Be?cassine ne semble pas avoir accès a? ce type de logique symbolique. Elle confond les signes et les choses ; elle de?symbolise le langage des choses et pragmatise le langage des mots. Elle demande alors une orange qu’elle peut manger, ravie d’avoir fait une si bonne affaire !

Jamais la? ou? il faut, quand il le faut, Be?cassine rate ainsi son entre?e (trop précoce ?) dans le processus des apprentissages symboliques fe?minins et maternels ! Elle restera dans les marges de l’enfance et du ce?libat.

Ratage des initiations professionnelles

Dans Bécassine en apprentissage, notre petite héroïne va à la ville pour apprendre un métier. Au Palais des dames, chez Mme Quiquou, elle est employée comme vendeuse. Dans cet univers urbain, elle est totalement dé-placée et comme déracinée. Elle agit à contre-temps, elle « empitre » tout.

Sa culture première incorporée enfantine, villageoise et populaire résiste. Les codes culturels des « gensses de la vil » sont effectivement bien différents de ceux des « gensses de la kampagne ». Au village par exemple, l’interconnaissance locale est de re?gle. Aussi Be?cassine s’e?tonne-t-elle que le patron de l’auberge a? Quimperne la reconnaisse point. N’est-elle pas venue ici me?me, voici trois ans, un jour de marche? !

La sottise (culturelle) de Be?cassine consiste bien a? transporter dans l’univers urbain des rapports sociaux propres a? des petites communaute?s traditionnelles.

Gautier-Languereau

Le rapport de Be?cassine au langage des autres semble représentatif de toutes ses difficulte?s. Elle n’est pas a? l’aise dans la « rhe?torique » des gens dont elle partage de gre? ou de force la compagnie. Or, « le signe qu’on est chez soi », c’est a? la fois « qu’on parvient a? se faire comprendre sans trop de proble?mes », mais aussi qu’on « réussit a? entrer dans les raisons de ses interlocuteurs sans avoir besoin de longues explications », comme le dit Vincent Descombes dans Proust. Philosophie du roman). Elle est la reine du quiproquo et s’inscrit dans la riche lignée des Jean le Sot et autres benêts des contes facétieux de la littérature folklorique orale.

Chez Bécassine le travail interpre?tatif est très souvent parasite?. Mme Bogozier envoie-t-elle sa servante au marché pour acheter des « le?gumes verts » ? Be?cassine ne rapporte e?videmment ni tomates, ni radis, etc. Elle met sens dessus dessous ordre figuré et ordre littéral : « J’pouvais t’y deviner moi ? Les carottes et les tomates, c’est rouge, les melons, c’est jaune… et Madame m’a commandé des le?gumes verts. » Charlot ou Laurel ne sont pas loin !

Réussites du ratage

Cette capacité à carnavaliser le monde, à le détraquer même, constitue sans doute aussi son attrait dans l’imaginaire des jeunes lecteurs. Rusée par hasard et comme ébahie par l’ordre du monde, elle est un peu comme le « trickster » des contes facétieux, le sot malin, le foufou qui dérange et s’arrange…

Mais ici il ne faut pas que le désordre prenne un caractère trop subversif et trop… attractif. C’est ainsi que lors de la distribution des prix, Bécassine réclame les dix francs destinés à l’élève la plus bête… et s’empresse d’ajouter qu’elle va donner cette pièce à la pauvre mère Jannick dont le mari a péri en mer.

L’album veille au grain et maintient l’ordre moral. Le dispositif idéologique doit rester sous contrôle, tout en ouvrant un espace narratif à la complicité voire à la fugace connivence du lecteur avec l’être au monde de Bécassine, héroïne éternellement mi-adulte, mi-enfant. Qui n’aurait pas mémoire de sa propre stupeur enfantine – plus ou moins tue – devant l’étrangeté du monde ?

Les enfants – petits ou grands… – ne finissent-ils pas par rire avec sympathie de l’ignorance assumée de Bécassine ? C’est ce qui s’appelle grandir, sans doute.

Marie-Christine Vinson, Maître de conférences en littérature, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Cinq auteurs de jeunesse à faire absolument découvrir aux enfants

Eléonore Cartellier, Université Grenoble Alpes (UGA); Anne-Marie Monluçon, Université Grenoble Alpes (UGA); Chiara Ramero, Université Grenoble Alpes (UGA) et Fanny Rinck, Université Grenoble Alpes (UGA)

C'est en se heurtant au réel et en multipliant les expériences que chaque enfant dessine son chemin vers l'âge adulte. Mais sa personnalité et ses convictions, il les forge aussi à partir des imaginaires dans lesquels il baigne et des histoires qu'on lui raconte. Dans notre série « L'enfance des livres », nous vous proposons de découvrir l'extraordinaire diversité de la littérature de jeunesse. Retour sur quelques grands auteurs d'aujourd'hui dans ce premier épisode.

Lisa Antoine-Pénelon, bibliothécaire à Grenoble, a contribué à cet article aux côtés d’Éléonore Cartellier, Anne-Marie Monluçon, Chiara Ramero et Fanny Rinck.


La littérature de jeunesse est un secteur particulièrement dynamique, ce qui multiplie les possibilités de découvertes pour les lecteurs en herbe ou confirmés. Mais comment s’orienter alors entre tous ces contes, romans, albums, fictions historiques ou séries pour repérer les titres qui interpelleront votre enfant ? Les œuvres de ces cinq auteurs et illustrateurs, désormais incontournables auprès du jeune public, offrent de nombreuses pistes pour commencer le voyage.

Beatrice Alemagna

Cette autrice et illustratrice est née à Bologne. Bercée par les aventures de Fifi Brindacier et le roman Le Baron Perché, d’Italo Calvino, Beatrice Alemagna décide à 8 ans de devenir peintre et autrice de livres. Ce qu’elle a parfaitement réussi à faire avec une cinquantaine de livres édités, dont le multi-traduit Mon amour, aux éditions Hélium.

Son album Un grand jour de rien, chez Albin Michel jeunesse, plusieurs fois récompensé, met en scène un enfant obligé de sortir sous la pluie au lieu de jouer à son jeu vidéo. On y retrouve le style « fondu » de Beatrice Alemagna, où les matières ont l’air de se mêler, tout en donnant du relief et de la texture. Les pointes de couleurs vives semblent illuminer ses illustrations.

Présentation de l’album « Un grand jour de rien » lors de sa sortie, en 2016.

Ses livres sont pensés comme des objets avec des calques, des collages, des formats atypiques et parfois très peu de texte mais qui laissent toute la place à l’interprétation de l’adulte lecteur et de l’enfant écoutant. Son dernier livre Adieu Blanche-Neige revisite le conte laissant la parole à la belle-mère dans toute sa cruauté, son ambivalence et sa douleur. Le propos a toujours plusieurs niveaux de lecture ce qui rend son œuvre accessible pour plusieurs âges et permet des interprétations diverses.

Marie-Aude Murail

Membre de la « Charte des Auteurs et des Illustrateurs de Jeunesse » et décorée de plusieurs prix dont le prestigieux « Prix Hans Christian Andersen », qui lui a été décerné en 2022, Marie-Aude Murail est un des piliers de la littérature française de jeunesse.

Elle naît en 1954 au Havre, dans une famille d’artistes. Plus tard, à la demande « Comment on devient auteur pour les enfants ? », elle répondra : « On le devient par hasard et on le reste par conviction. » La majeure partie de son œuvre, publiée à L’École des loisirs s’adresse aux adolescents. Elle se rapproche de leur monde et fait vivre des personnages auxquels ils peuvent s’identifier, avec un mouvement de balancier entre identification et projection, pour imaginer d’autres possibles et d’autres horizons. Elle soutient l’idée que le public doit sentir qu’elle aime ses personnages et ses lecteurs.

L’école des loisirs

Parmi ses romans les plus célèbres, comme Oh, boy ! (2000), Simple (2004), Vive la République ! (2005) ou Miss Charity (2008), les séries se succèdent : Émilien (1989-1992), Nils (1991-1998) et Malo de Lange (2009-2012) conquièrent le cœur des adolescents, L’espionne, publiée chez Bayard depuis 2001, celui des lecteurs plus jeunes.

Aujourd’hui, Sauveur & Fils, autour d’un psychologue qui aide des jeunes en souffrance, en est à sa septième saison, le deuxième volet de l’adaptation en bande dessinée de Miss Charity, contant les aventures d’une petite fille pleine de curiosité de la bonne société anglaise du XIXe siècle, va bientôt paraître et les enquêtes policières dans les rues du Havre (co-écrites avec son frère Lorris) sont désormais trois : Angie, Souviens-toi de septembre et À l’hôtel du pourquoi pas ?.

Jean-Claude Mourlevat

Recommander la lecture des livres pour la jeunesse de Jean-Claude Mourlevat est-ce si original ? Cet ancien professeur d’allemand, passé par le théâtre, comme interprète et metteur en scène, traduit dans une vingtaine de langues ainsi qu’en braille, récompensé par le prestigieux prix Astrid-Lindgren en 2021, jouit d’une renommée internationale.

Nombre d’adultes ont lu à leurs enfants et petits-enfants, ou fait lire à leurs élèves, quelques-uns de ses livres mémorables. En fin de primaire, on peut lire L’Enfant Océan, réécriture par transposition à l’époque contemporaine du Petit Poucet de Perrault, combiné – les spécialistes parlent de « contamination », lorsque l’on tresse plusieurs sources littéraires – à des réminiscences de Hansel et Gretel, des frères Grimm. Mais la vraie prouesse de l’auteur est ailleurs. Celui-ci renouvelle l’exploit de Faulkner dans son roman polyphonique Tandis que j’agonise. Mourlevat écrit dans les silences du conte de Perrault, il donne la parole à tous les personnages, y compris, de manière virtuose, à tous les frères de ce petit taiseux de Poucet.

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D’autres se souviennent d’avoir dû relire plusieurs soirs de suite le chapitre du concours de jurons de La Ballade de Cornebique à leurs enfants trépignant de joie et s’empressant de réemployer ces insultes archaïques et savoureuses.

Gallimard Jeunesse/Folio Junior

Le récent roman Jefferson, destiné aux enfants de 9 ans et plus, traite de sujets sérieux, avec nuances, et une agilité tonale qui permet de passer du suspense le plus angoissant à la franche rigolade ou à l’humour subtil. Le récit démarre à la suite du meurtre d’un coiffeur, un blaireau dénommé Edgar, dont est accusé le héros, Jefferson, un jeune hérisson. L’enquête, lancée avec son ami, le cochon Gilbert, pour échapper à une erreur judiciaire, constitue le nœud de l’intrigue. Elle ne s’articule à la cause animale que dans un second temps : il s’avère que la victime militait secrètement en faveur de cette cause, dénonçant la manière dont les animaux souffrent dans les abattoirs.

Les dialogues entre les personnages valent leur pesant d’or, notamment grâce à l’emploi récurrent par ces personnages animaux d’expressions humaines, le sens figuré venant doubler le sens propre. Ainsi « la vieille bique » est-elle une vieille chèvre, épouse d’un juge…

Claude Boujon

Claude Boujon a aussi été peintre, sculpteur et marionnettiste. Auteur et illustrateur, il fait partie des figures incontournables auprès du jeune public, à l’âge de la maternelle. Ce qui frappe, dans les textes comme dans les dessins, c’est leur simplicité, alliée à une grande expressivité. Tout tient dans une posture, un regard, une onomatopée.

Son univers est d’une extrême richesse et faussement facile, car entrer dans un album de C. Boujon, c’est entrer en littérature, passer par une petite porte pour s’ouvrir aux relations entre personnages, au pouvoir des mots, aux questions du lecteur. C’est lui que le renard regarde, droit dans les yeux, sur la couverture de Bon appétit ! Monsieur Renard.

L’école des loisirs

Les incipit déclenchent une quête, toujours avec humour : « Il était une fois un jeune loup qui ne savait pas qu’il était un loup », dans L’apprenti-loup, ou « Quand la sorcière Ratatouille se compara à la photo du magazine, elle se trouva moche », dans Ah ! Les bonnes soupes.

Chez Claude Boujon, il est question du vivre ensemble, comme dans La brouille, savoureuse histoire de voisinage, et dans L’intrus, où les Ratinos font face à une « montagne de chair ». Il est aussi question de livres, dans Un beau livre, et dans Le Crapaud perché, où le héros « aurait pu passer des jours entiers le nez dans un bouquin ». Un de ses textes les plus drôles, La chaise bleue, est l’histoire d’une amitié et une ode à l’imaginaire car « Une chaise c’est magique. On peut la transformer. »

Susie Morgenstern

Née aux États-Unis en 1945, écrivant depuis la fin des années 1970, Susie Morgenstern est une autrice incontournable en littérature de jeunesse. Ses œuvres sont à la fois touchantes et complexes. Ayant beaucoup écrit pour les lecteurs de l’âge du primaire, elle s’est tournée ces dernières années vers un public plus mûr avec des textes sur le désir adolescent tels que Touche-Moi, publié en 2020, ou encore sur la technologie et les relations inter-générationelles avec iM@mie.

Ses œuvres les plus emblématiques s’adressent aux lecteurs de 8 à 12 ans avec La Sixième, Joker, Lettres d’amour de 0 à 10, ou encore Les deux moitiés de l’amitié. Alors que les deux premiers ouvrages se concentrent sur l’école, les deux derniers de la liste sont de belles réflexions sur l’amour et l’amitié entre les générations et entre les religions.

Eléonore Cartellier, Docteur en littérature britannique, Université Grenoble Alpes (UGA); Anne-Marie Monluçon, Maîtresse de conférences en littérature comparée, Université Grenoble Alpes (UGA); Chiara Ramero, Docteur en littérature française, Université Grenoble Alpes (UGA) et Fanny Rinck, Maîtresse de conférences en Sciences du langage, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.