Bécassine, l’héroïne qui avait du mal à grandir

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Bécassine, l’héroïne qui avait du mal à grandir

Cette capacité qu'a Bécassine de carnavaliser le monde, de le détraquer même, constitue sans doute l'un de ses attraits dans l'imaginaire des jeunes lecteurs. éditions Gautier-Languereau
Marie-Christine Vinson, Université de Lorraine

C'est en se heurtant au réel et en multipliant les expériences que chaque enfant dessine son chemin vers l'âge adulte. Mais sa personnalité et ses convictions, il les forge aussi à partir des imaginaires dans lesquels il baigne et des histoires qu'on lui raconte. Dans notre série « L'enfance des livres », nous vous proposons de découvrir l'extraordinaire diversité de la littérature de jeunesse. Après un premier épisode consacré à quelques grands auteurs d'aujourd'hui, retour dans ce deuxième épisode sur une figure indémodable, Bécassine.


En littérature de jeunesse, le personnage liminaire – personnage inachevé, de l’entre-deux, des marges et des frontières – offre bien souvent aux jeunes lecteurs l’image d’un personnage « reste? en enfance ». Mais, paradoxalement, son incapacité a? franchir les seuils initiatiques en fait un excellent passeur, pour les autres…

Be?cassine est un bel exemple de ce type de personnages. Elle apparait en 1905 dans le nume?ro un de La Semaine de Suzette puis dans les 27 albums qui constituent la série complète. Caumery écrit les textes, Pinchon en est le dessinateur.

Bien sûr une bécassine désigne une jeune fille nai?ve aussi dro?le qu’inoffensive, une sotte en somme que l’on se doit de conside?rer avec amusement et condescendance. Mais notre Be?cassine de papier est plus complexe que sa repre?sentation re?ductrice habituelle et que l’usage ste?re?otype? du mot le laisserait trop vite supposer. E?coutons-la un instant s’auto-analyser : « Je suis comme c?a : j’ai trop d’ide?es, j’en ai souvent plusieurs ensemble, et pas pareilles ; alors je fais des choses qui surprennent le monde. » Aussi faut-il e?viter de tomber dans le pie?ge d’une repre?sentation trop lisse du re?cit et du personnage. Et s’intéresser à ce trop-plein d’ide?es.

L’âge des ratages

Be?cassine est présentée comme engagée dans un processus classique qui voit la petite fille devenir jeune femme. Or, toutes ses cocasses mésaventures consistent a? la montrer prise dans un tourbillon de ratages successifs. C’est sur ces ratages que repose la dynamique du re?cit… et la mythologie de Be?cassine.

Couverture de l’album L’enfance de Bécassine
Gautier-Languereau, 2015

Ces ratages que le re?cit de?signe sous le nom de « bêtises » parasitent le processus normal de socialisation ou de conformisation culturelle. C’est particulièrement vrai pour les premiers albums – L’enfance de Be?cassine (1913) ou Be?cassine en apprentissage (1919) – qui jouent sur ces e?tapes impose?es mais « mal ne?gocie?es » et en exploitent le de?tournement sur le mode comique.

On le sait, Be?cassine passe particulie?rement mal les seuils symboliques et ses apprentissages pratiques sont toujours incomplets. Pas nuls mais imparfaits, et comme en deçà des injonctions pratiques ou symboliques à dire ou à faire.

Elle apprend, en ve?rite?, mais incomple?tement ; elle a toujours un temps ou un cran de retard sur les normes de re?fe?rence en usage, sur les autres et surtout sur ses petites lectrices, qui sont loin d’e?tre toutes des petites filles mode?les… Elle occupe ainsi la fonction du contre-exemple relatif, a? son corps de?fendant, et non de l’anarchiste rebelle.

Ratage natif

L’album sème le de?sordre dans l’ordre des choses, dès la naissance de notre petite he?roi?ne. Non seulement la petite « Labornez » – c’est son patronyme – voit le jour a? Clocher-les-Be?casses, un bourg breton, mais elle vient au jour au moment me?me ou? sillonne le ciel « un fort passage d’oiseaux sauvages : oies, canards, be?casses ». À ces formes (douteuses) d’ensauvagement s’ajoutent une bouche presque inexistante et l’absence d’oreille. C’est donc incomple?te et sauvageonne, mal finie, que la fillette Be?cassine entre dans la vie et dans la fiction.

Marie-Christine Vinson – Bécassine ou comment on fait les bécasses (Observatoire de l’imaginaire contemporain, 28 octobre 2010).

Vient le temps du bapte?me. Notre he?roi?ne a e?te? pre?nomme?e Annai?ck par ses parents (Sainte Anne est la patronne des Bretons). Pourtant, elle va e?tre de?baptise?e et rebaptise?e…

En fait, le re?cit s’inte?resse a? une sorte de bapte?me parodique. L’oncle Corentin, le parrain, ne peut en effet s’empe?cher de comparer le profil de sa filleule et la te?te de ces fameuses bécasses qu’il aime à chasser, pour aussito?t regretter que le nez ridiculement petit de l’une ne soit pas comparable au bec de l’autre. Dans l’assistance, quelqu’un s’e?crie : « C’est une vraie petite be?cassine » – et tout le monde d’applaudir. Voila? notre oiselle enferme?e dans le bestiaire des sots et des mots. Son nouveau nom dessine son nouveau destin.

Mais est-ce si évident ? S’agit-il d’une villageoise bretonne borne?e, force?ment borne?e et/ou d’une toute petite fille qui advient naturellement dans une culture particulie?re dont les re?gles sont a? apprendre, bon gre? mal gre?, comme pour tout un chacun et chacune ?

Ratage des initiations sexuelles

L’album propose une sce?ne pre?monitoire. Lors du mariage de la cousine Yvonne, Be?cassine a beaucoup de mal a? respecter les contraintes de la ce?re?monie : elle parle quand il faut se taire, re?pond a? la place des marie?s, bouscule les codes. Elle est peu « civilise?e »… Elle passe ainsi a? co?te? du rite des fleurs nuptiales : lorsque la marie?e distribue aux jeunes filles et aux fillettes les fleurs d’oranger de son bouquet, selon l’usage, Be?cassine, elle, s’amuse avec son ami Joe?l. Quand elle revient, il n’y a plus de ces fleurs qui, dit pudiquement le texte, portent bonheur.

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Or, depuis le XIXe sie?cle, tout le monde sait que la fleur d’oranger est le symbole de la virginite? et de la fe?condite? indispensables pour faire un mariage re?ussi. Mais Be?cassine ne semble pas avoir accès a? ce type de logique symbolique. Elle confond les signes et les choses ; elle de?symbolise le langage des choses et pragmatise le langage des mots. Elle demande alors une orange qu’elle peut manger, ravie d’avoir fait une si bonne affaire !

Jamais la? ou? il faut, quand il le faut, Be?cassine rate ainsi son entre?e (trop précoce ?) dans le processus des apprentissages symboliques fe?minins et maternels ! Elle restera dans les marges de l’enfance et du ce?libat.

Ratage des initiations professionnelles

Dans Bécassine en apprentissage, notre petite héroïne va à la ville pour apprendre un métier. Au Palais des dames, chez Mme Quiquou, elle est employée comme vendeuse. Dans cet univers urbain, elle est totalement dé-placée et comme déracinée. Elle agit à contre-temps, elle « empitre » tout.

Sa culture première incorporée enfantine, villageoise et populaire résiste. Les codes culturels des « gensses de la vil » sont effectivement bien différents de ceux des « gensses de la kampagne ». Au village par exemple, l’interconnaissance locale est de re?gle. Aussi Be?cassine s’e?tonne-t-elle que le patron de l’auberge a? Quimperne la reconnaisse point. N’est-elle pas venue ici me?me, voici trois ans, un jour de marche? !

La sottise (culturelle) de Be?cassine consiste bien a? transporter dans l’univers urbain des rapports sociaux propres a? des petites communaute?s traditionnelles.

Gautier-Languereau

Le rapport de Be?cassine au langage des autres semble représentatif de toutes ses difficulte?s. Elle n’est pas a? l’aise dans la « rhe?torique » des gens dont elle partage de gre? ou de force la compagnie. Or, « le signe qu’on est chez soi », c’est a? la fois « qu’on parvient a? se faire comprendre sans trop de proble?mes », mais aussi qu’on « réussit a? entrer dans les raisons de ses interlocuteurs sans avoir besoin de longues explications », comme le dit Vincent Descombes dans Proust. Philosophie du roman). Elle est la reine du quiproquo et s’inscrit dans la riche lignée des Jean le Sot et autres benêts des contes facétieux de la littérature folklorique orale.

Chez Bécassine le travail interpre?tatif est très souvent parasite?. Mme Bogozier envoie-t-elle sa servante au marché pour acheter des « le?gumes verts » ? Be?cassine ne rapporte e?videmment ni tomates, ni radis, etc. Elle met sens dessus dessous ordre figuré et ordre littéral : « J’pouvais t’y deviner moi ? Les carottes et les tomates, c’est rouge, les melons, c’est jaune… et Madame m’a commandé des le?gumes verts. » Charlot ou Laurel ne sont pas loin !

Réussites du ratage

Cette capacité à carnavaliser le monde, à le détraquer même, constitue sans doute aussi son attrait dans l’imaginaire des jeunes lecteurs. Rusée par hasard et comme ébahie par l’ordre du monde, elle est un peu comme le « trickster » des contes facétieux, le sot malin, le foufou qui dérange et s’arrange…

Mais ici il ne faut pas que le désordre prenne un caractère trop subversif et trop… attractif. C’est ainsi que lors de la distribution des prix, Bécassine réclame les dix francs destinés à l’élève la plus bête… et s’empresse d’ajouter qu’elle va donner cette pièce à la pauvre mère Jannick dont le mari a péri en mer.

L’album veille au grain et maintient l’ordre moral. Le dispositif idéologique doit rester sous contrôle, tout en ouvrant un espace narratif à la complicité voire à la fugace connivence du lecteur avec l’être au monde de Bécassine, héroïne éternellement mi-adulte, mi-enfant. Qui n’aurait pas mémoire de sa propre stupeur enfantine – plus ou moins tue – devant l’étrangeté du monde ?

Les enfants – petits ou grands… – ne finissent-ils pas par rire avec sympathie de l’ignorance assumée de Bécassine ? C’est ce qui s’appelle grandir, sans doute.The Conversation

Marie-Christine Vinson, Maître de conférences en littérature, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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