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Génération désenchantée : qui sont les fans de Mylène Farmer ?
Marielle Toulze, Université Jean Monnet, Saint-Étienne et Arnaud Alessandrin, Université de BordeauxCes derniers jours, Mylène Farmer était en concert au Stade de France ; trois dates qui affichaient complet. Mais qui sont les fans de Mylène Farmer ? Que traduisent leurs pratiques de fans ? Et que révèlent les grands succès de la chanteuse, comme « Désenchantée » ?
Notre ouvrage, Sociologie de Mylène Farmer (éditions Double Ponctuation), consacre une étude fouillée portant non seulement sur la chanteuse mais aussi sur ses fans. À travers des témoignages, une enquête statistique ainsi qu’une immersion lors de sa tournée « Nevermore », débutée à l’été 2023, nous pouvons aujourd’hui porter un regard sensible autant que scientifique sur 40 ans de carrière de la chanteuse la plus appréciée des français·e·s.
Génération X vs « Désenchantée »
Mylène Farmer sort « Désenchantée » en 1991. Les années 1990 imposent une nouvelle réalité : de la libre concurrence aux marchés financiers et à la libéralisation des biens et des cultures, des différentes crises économiques au chômage, du déclin du communisme et ses illusions perdues…
Ce single, « Désenchantée », pourtant, apparaît comme une bouffée de liberté plus qu’un fatalisme ; quelque chose qui parle à chacun d’entre nous. Plus de 800 000 exemplaires sont vendus. La chanson devient l’hymne de toute une génération : la génération X. Ce fameux X qu’elle reprendra sur des costumes dessinés par son ami Jean-Paul Gaultier.
Dans la chorégraphie de « Désenchantée », ce X – écarlate – sera brodé dans le dos des costumes de ses danseurs et danseuses. Le clip quasi monochrome s’inspire du ghetto de Varsovie. Il est tourné à Budapest. Comment ne pas songer à cet autre signe, l’étoile jaune, que tout un peuple a été obligé de porter pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Un sentiment de colère partagé
Cette génération désenchantée entend aussi le pape Jean-Paul II déclarer que le VIH/sida est une punition divine en réponse à tous les péchés soi-disant commis par les minorités sexuelles. Sinead O’Connor décide alors de déchirer sa photo sur scène en signe de protestation.
Palpite alors dans cette génération un sentiment de colère, une envie de crier, de tout envoyer en l’air comme elle le fait dans le clip « Désenchantée ». Renverser les tables, les chaises, l’ordre établi. Un effet miroir s’établit entre ce public pris dans la tourmente des années 90 et de ses multiples crises et ce clip qui revendique l’universalisme de la rébellion quand tout semble pourtant perdu.
C’est la génération Act-Up (association pour qui Mylène Farmer dessinera un tee-shirt en 2023), partagée entre l’engagement et la tentation du repli. Dans un monde où tout semble sens dessus dessous, est-ce que cela vaut vraiment la peine de se battre ? Et pour qui ? Pour quel prétendu gourou ou sauveur ? À cela elle répondra :
« Quand la raison s’effondre/À quel sein se vouer/Qui peut prétendre nous bercer dans son ventre ? »
Alors, s’enfuir… Mais pour aller où ? Mylène Farmer ne donne jamais à une réponse simpliste. L’horizon à la fin de du clip de la chanson n’est pas une ligne de fuite. Ciel et terre glacée s’emmêlent dans un gris neigeux.
La neige est-elle vraiment un symbole de pureté (pas plus que les enfants qui l’entourent !) ou évoque-t-elle plutôt un monde stérile ? Elle le dit :
« Pourtant, je voudrais retrouver l’innocence/Mais rien n’a de sens, et rien ne va. »
L’innocence n’est pas permise pour toutes et tous. Elle est un luxe dans un monde où ne cessent de pleuvoir les désillusions.
Se construire comme fan
Dans son article intitulé « La France désirable », la journaliste Cécile Peltier écrit :
« Les chanteurs préférés des 18-24 ans s’appellent Aya Nakamura ou Gims quand leurs parents continuent de plébisciter Mylène Farmer. »
Ce constat n’est pas sans rappeler le profil d’âge de nos répondants et répondantes qui, massivement, sont entrés dans une « carrière » de fans dans les années 1980 et 1990. Les expériences des fans sont ainsi situées à la fois dans des contextes de vie subjectives et d’apprentissage des prescriptions faites à cette communauté (savoir reconnaître les chansons, les paroles, se renseigner sur l’artiste…).
Incontestablement, on ne se construit pas de la même façon en tant que fan de Mylène Farmer aujourd’hui et dans les années 1980.
Les témoignages recueillis dans le questionnaire attestent de ces parcours de fans à travers chaque décennie, comme en témoignent nos répondants :
« Dans les années 1980 ou 90, tu disais que tu étais fan de Mylène c’était directement être considéré comme “bizarre”, surtout pour un garçon. »
« Avant l’arrivée d’Internet, y’avait des magazines sur Mylène. J’étais abonné à L’"instant Mag" et à “Mylène Farmer Magazine”. C’était comme avant les sites et les applications de rencontre, on y passait des annonces pour échanger des objets ou pour rencontrer des fans. »
Selon les chiffres de notre enquête, les fans de Mylène Farmer appartiennent plus à des minorités de sexualité (50 % dans notre étude) que la moyenne des Français·e·s. On parle aussi d’un public certes paritaire en genre mais d’un public qui a vieilli avec l’artiste, et cela se retrouve dans ses modes de consommations musicales, bien plus portées sur des supports physiques, dans une période ou le streaming domine le marché de l’industrie musical.
Nostalgie, adolescence et communauté de fans
Mais Mylène est-elle présente pour tous les fans de la même façon, et de façon aussi centrale ?
Si, très massivement, les fans répondent que la chanteuse a été importante pour elles et eux (89 %), 11 % disent qu’elle n’est ou n’a pas été importante dans leur vie. Ces personnes sont d’ailleurs plus nombreuses à ne pas s’autoqualifier de « fans ». Elles sont aussi plus nettement hétérosexuelles que le reste des répondant·e·s et appartiennent quasi exclusivement à la catégorie des « cadres » ou des « professions intellectuelles supérieures ».
Quant aux fans qui témoignent de l’importance de Mylène Farmer dans leurs vies, ils ont très largement mis en avant la chanteuse en termes de « soutien » dans « des moments difficiles », à l’adolescence ou en référence à des souvenirs adolescents.
On lit dans ces témoignages que les chansons de Mylène Farmer sont des refuges émotionnels, en écho avec des instants de tristesse et qu’elles offrent des bulles de cognition (« En l’écoutant, je me retrouve »). Mais les instants de joie sont aussi mentionnés :
« J’ai fait mon coming-out et après je n’écoutais plus que du Mylène Farmer. »
« Ce sera la chanson d’ouverture de mon mariage en avril prochain. »
« Tu me mets “Sans contrefaçon” ou “Désenchantée” et je suis en transe. Depuis peu ça me fait ça avec “Oui mais non” aussi. »
Transmissions familiales
À parler de « génération », un dernier élément nous interpelle : quelques-uns des témoignages relatent l’importance des transmissions intergénérationnelles, des émotions partagées avec les enfants et les parents. La pratique des fans se communique :
« J’ai toujours écouté Mylène et ma mère n’en pouvait plus. Maintenant, je l’amène avec moi en concert et elle adore. Je suis tellement content de partager ça avec elle. »
Enfin, dans notre enquête, cette dimension sensible du rapport à la chanteuse s’est traduite sous forme de questions en lien avec les souvenirs ou les émotions qui connectent à Mylène Farmer.
Nous demandions d’abord quels mots décrivent le mieux la chanteuse selon ses fans. Des tendances nettes apparaissent. D’une part, des superlatifs : « majestueuse », « magnétique », « exceptionnelle », « incroyable ». On s’attendait à ce que ce champ lexical apparaisse. Mais loin des préjugés attribuant aux fans une série de comportements irrationnels, on observe que ces qualificatifs sont marginaux statistiquement. Majoritairement, on assiste à la constitution de deux ensembles de mots : ceux relatifs à l’attraction, au charisme ; et ceux relatifs au secret, au mystère et à la timidité.
Deux champs lexicaux supposément incompatibles mais qui nous donnent à voir des façons d’interpréter l’univers de la chanteuse d’une part, et le monde intime des fans d’autre part.
Puis, au centre des mots qui reviennent le plus souvent, le terme de « mystérieuse », qui revient non seulement sous la plume des journalistes mais également dans les qualificatifs des fans, aussi bien des hommes que des femmes, des homosexuel·le·s que des hétérosexuel·le·s.
Ce mystère fait l’artiste, qui joue littéralement de toutes les facettes possibles sans jamais chercher à en donner une lecture lisse et complètement cohérente. Son univers est multiple, il montre autant qu’il dissimule. Il réunit ce qui semble incompatible sans jamais les confondre. En somme, il est l’expression d’un rapport poïétique au monde : une énigme dont la réponse est sa propre énigme.
Marielle Toulze, Chercheuse en communication, Université Jean Monnet, Saint-Étienne et Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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