Gastronomie : quand les cheffes mettent du « care » en cuisine

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Gastronomie : quand les cheffes mettent du « care » en cuisine

Mathilde Jost, Université de Strasbourg et Chloé Bour--Lang, Université de Strasbourg

En 2022, la France compte 627 restaurants étoilés… dont 32 sont tenus par des femmes cheffes. Si leur représentation dans la gastronomie française tend à évoluer – en atteste par exemple la consécration de Louise Bourrat lors de l’édition 2022 de l’émission Top Chef – seuls 5 % de restaurants étoilés en France sont gérés par des femmes.

Qui sont ces femmes qui parviennent à la distinction Michelin, et quelle gastronomie celles-ci incarnent-elles dans un environnement qui leur est socialement hostile ? Existe-t-il une gastronomie différenciée selon le genre ?

Certaines de ces cheffes nous invitent à une relecture écoféministe de la gastronomie, ancrée dans les pratiques du care, comme une entrée en résilience face aux inégalités de genre.

La cuisine, une affaire de femmes ?

Si la cuisine est depuis toujours considérée comme l’apanage des femmes, c’est bien la professionnalisation de celle-ci qui est à l’origine de ces traitements de faveur différenciés. En effet, « le métier de cuisinier est lui une profession d’hommes qui s’est fondée sur des valeurs socialement “masculines” telles que la hiérarchie, le commandement, la force et la discipline » [“]. C’est ainsi que Bourdieu écrit :

« Les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles, quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; comme le rappelle la différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière […], il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent par là ennoblies et transfigurées. »

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Un changement de cap balbutiant

Il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour entrevoir les premiers balbutiements d’une nouvelle ère. Avec l’essor du tourisme, certaines cuisinières de maisons bourgeoises deviennent propriétaires d’auberges ou de cafés : c’est le début des « mères lyonnaises ». En 1933, le Guide Michelin attribue pour la première fois ses étoiles, parmi lesquelles figurent deux femmes : la Mère Brazier et la Mère Bourgeois. Cependant, la persistance cette dénomination (« mère ») indique que, malgré la professionnalisation, elles restaient enfermées symboliquement dans la sphère domestique.

Cette première consécration féminine a du mal à trouver écho près d’un siècle plus tard. Malgré une réduction des inégalités du côté des tâches domestiques, le développement du travail féminin et l’amélioration des conditions de travail qui ne permettent plus de justifier plus les inégalités de genre dans le monde de la gastronomie, la haute cuisine reste une affaire d’hommes. La cuisine et le restaurant, en tant qu’« hospitality services » sont particulièrement hostile aux femmes, avec des conditions de travail précaires, des cas de harcèlement et d’agressions physiques, des revenus instables en partie fondés sur les pourboires, et des horaires de travail décalés difficiles à allier avec leur vie privée, notamment quand elles ont des enfants.

Si les femmes sont bel et bien présentes dans le secteur des services, elles occupent surtout des positions subalternes le chemin menant au statut de cheffe étant semé d’embûches. La nécessité de gérer parallèlement carrière professionnelle et vie de famille constitue l’un des principaux obstacles à leur évolution de carrière. Les femmes doivent ainsi développer leurs propres stratégies managériales pour être respectées dans une culture d’entreprise très masculine.

Des pistes de renouvellement

Malgré ces obstacles, certaines parviennent à l’excellence. Ainsi, les pratiques de certaines cheffes étoilées (comme il n’en existe finalement que très peu) invitent à une analyse sous ce même spectre du genre, incitant à se questionner sur une éventuelle approche féminisée de la cuisine gastronomique. En observant le discours de trois cheffes, Amélie Darvas, Nadia Sammut et Claire Vallée, il émerge effectivement une volonté de pratiquer leur art différemment, aux antipodes des méthodologies traditionnelles.

Lorsque la parole leur est donnée, ces trois femmes évoquent le désir de s’éloigner d’un monde dans lequel elles ne se reconnaissent plus, que ce soit pour des raisons de santé ou d’éthique. Dans un article au titre évocateur, Amélie Darvas regrette par exemple que le milieu de la gastronomie française soit modelé par un « discours de mâle blanc dominant », qui stigmatise et empêche l’épanouissement de celles et ceux qui s’éloignent de ce modèle. Claire Vallée et Nadia Sammut, elles, évoquent un besoin de recentrer leurs pratiques pour qu’elles correspondent plus à des réalités écologiques et sanitaires.

Toutes parlent finalement de s’éloigner d’un milieu gastronomique traditionnel dans une conscience à la portée parfois militante qui invite à repenser le monde culinaire dans son intégralité.

Réinventer la gastronomie, loin du discours dominant

La première étape du changement qu’elles entreprennent semble donc être de s’éloigner physiquement de cet espace masculin, une fuite que Darvas juge nécessaire alors qu’elle affirme « c’était presque une question de vie ou de mort ». Dans ces paroles, il est difficile de ne pas entendre une conscience féministe mais aussi écologique, pour des femmes qui évoluent dans un monde d’hommes, mais dont l’idéologie partagée est aussi partiellement responsable du réchauffement climatique.

Pour ces cheffes, cet éloignement s’incarne de la même manière : elles quittent les grandes villes et leur rythme effréné pour aller installer leur restaurant à la campagne, dans une temporalité différente, pour une démarche qui s’en trouve renouvelée. Pour Claire Vallée, cela s’illustre par l’ouverture de ONA (Origine Non Animale) en pleine nature, à Arès, afin de proposer une cuisine intégralement végétale. Nadia Sammut, elle, choisit d’ouvrir un écolieu où se mêlent permaculture, recherche et cuisine. De la même manière, Amélie Darvas et sa partenaire, Gaby Benicio, quittent leur restaurant parisien et ouvrent Äponem dans le presbytère d’un petit village, où elles décident de cultiver leurs produits en biodynamie.

Ces départs vers des espaces ruraux, impulsés depuis quelques années par toute une génération de jeunes chef·fe.s, hommes et femmes, traduisent un désir de reconnexion à l’environnement et au produit, qu’elles souhaitent honorer tout au long du processus, comme l’exprime ici Sammut : « On ne peut plus nourrir quelqu’un […] sans respecter la terre, les saisons, les hommes… Il faut alors remonter à l’origine du produit qu’on va cuisiner, comprendre dans quel écosystème il est élevé, puis apprendre à écouter celui qui le produit et la façon dont ce dernier travaille pour que ce produit voie le jour, animal ou végétal », une philosophie partagée par ses consœurs, comme l’explique Darvas : « c’est désormais le jardin qui dicte sa loi et les fruits et les légumes sont majoritaires dans l’assiette ».

Proposer des produits respectueux de l’environnement, locaux et majoritairement végétaux, voilà ce vers quoi elles se sont tournées, transformant au passage la base de leur créativité. S’il ne s’agit pas d’essentialiser cette sensibilité en liant le genre de ces femmes et leur approche culinaire, elle naît en partie d’un rejet du système dominant, indiscutablement masculin tant par le nombre que par l’analyse genrée que l’on peut faire de ses pratiques.

Une gastronomie à portée philosophique

De même, la philosophie de Nadia Sammut s’inscrit dans sa volonté de soigner le corps comme la planète, une démarche qui rappelle l’éthique du care. Si le traitement de la matière première de ces cheffes en semble donc intégralement modifié, il apparaît dans leur discours qu’elles se positionnent également différemment vis-à-vis de la communauté qu’elles ont décidé d’intégrer, alors qu’elles prennent part à la vie rurale.

D’après leur discours, ces femmes se positionnent donc en marge d’un milieu à l’apparence rigide, à l’ADN marqué par une certaine vision de la masculinité, pour réinventer une gastronomie qui prend soin de soi, des autres comme de la planète. La pratique de ces cheffes peut donc, sans surprise, se lire comme écologique, mais aussi féministe, et par cet intérêt accru pour le soin, comme réminiscente de l’écoféminisme. Le choix de cultiver en permaculture, de privilégier des pratiques respectueuses des écosystèmes dans lesquels ces établissements culinaires s’inscrivent, comme de repenser la responsabilité des chef·fe.s dans leur communauté évoquent un réel changement paradigmatique, au potentiel créatif qui mérite d’être observé, et salué.

Mathilde Jost, Doctorante en Sciences de Gestion, Université de Strasbourg et Chloé Bour--Lang, Doctorante en Etudes Culturelles, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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