Une personne ayant entre 48 et 55 ans a trois fois moins de chance d'être rappelée pour un entretien qu'un 23-30 ans. Pexels/Kampus, CC BY-NC-ND
Seniors : comment travailler plus longtemps quand personne ne vous recrute plus ?
Jean-François Amadieu, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneIl est impossible d’avoir un débat pertinent sur la réforme du système de retraites sans prendre en compte la difficulté française à employer des travailleurs âgés. Les mesures déjà prises pour inciter au maintien en emploi ou au recrutement des seniors ont été très insuffisantes : comme le montrent plusieurs comparaisons internationales, les stéréotypes négatifs vis-à-vis des seniors sont particulièrement forts en France.
La France fait partie des pays où la population a le plus d’a priori négatifs inconscients à l’encontre des seniors : elle se classe 61? sur 68 pays. Cet âgisme ne peut rapidement changer, ni être aisément surmonté. Le rejet des seniors est considérable lors des embauches, et cette discrimination perdure d’autant qu’elle est fréquemment passée sous silence ou considérée comme compréhensible et acceptable.
Cette vision négative des salariés âgés, notamment de leur performance au travail, est profondément injuste car les travaux scientifiques en psychologie la contredisent. Par exemple, les seniors ne sont pas moins créatifs et pas plus rétifs aux changements. Malgré ces qualités, en entreprise, les seniors se sentent stigmatisés.
L’âgisme français et la stigmatisation au travail
En France, 78 % des salariés ont le sentiment d’avoir une caractéristique qui peut les marginaliser ou les pénaliser au travail. En 2022, après l’origine sociale (citée par 22 % des salariés), c’est le fait d’être senior qui est le plus mentionné (21 %).
Au-delà des moqueries, des mises à l’écart ou du harcèlement, la moitié des salariés craignent d’être un jour victime de discrimination au travail. La première crainte pour ceux-ci est de très loin l’âge (43 % l’indiquent), devant l’apparence (23 %), le diplôme (23 %) puis le sexe (21 %).
Cette inquiétude est compréhensible quand on observe la catastrophe que représente pour eux la perte d’emploi. À cause de leur âge chronologique et souvent de leur apparence physique, il leur sera en effet difficile de retrouver un travail. Sauf à être proche de la retraite, ils risquent en cas de chômage de longue durée de perdre leurs indemnités (les durées d’indemnisation des plus de 50 ans ont été réduites en 2022). Une crainte d’autant plus grande que pour quatre recruteurs sur dix on est déjà senior à 45 ans, voire à 40 ans.
La discrimination des seniors au recrutement
La difficulté des seniors à retrouver un emploi est parfaitement identifiée par les Européens et les Français : ils considèrent qu’avoir plus de 55 ans est le premier motif de rejet lors des embauches à compétences égales.
Le Défenseur des Droits a montré que l’âge est le premier critère de discrimination dont considèrent être victimes les demandeurs d’emploi (35 % des chômeurs discriminés disent l’être pour ce motif), devant l’apparence physique (25 %) et l’origine (20 %). Avoir plus de 55 ans est rarement un atout pour trouver un travail. Après le fait d’être enceinte, c’est le critère le plus rédhibitoire aux yeux des salariés comme des chômeurs (8 salariés et 9 demandeurs d’emploi sur 10 le déclarent).
Par ailleurs, les seniors sont fréquemment discriminés pour des motifs liés au vieillissement comme la prise de poids, les problèmes de santé ou le handicap. Ceux-ci ont un fort impact sur les chances d’embauche. L’apparence physique, et en particulier le poids, est le deuxième critère de discrimination à l’embauche. Or, la prise de poids est très corrélée à l’âge. Jeunesse, beauté et bonne santé sont valorisés en emploi. Il faut examiner ensemble ces facteurs aggravants pour comprendre les obstacles rencontrés par les seniors lors des recrutements.
Un ressenti corroboré par les faits
Le nombre des demandeurs d’emploi de plus de 50 ans a nettement augmenté, passant de 312 000 en 2008 (cat. A) à 809 000 fin 2022 (il a baissé chez les moins de 25 ans, passant de 355 000 à 311 000 demandeurs). De surcroit, il s’agit beaucoup plus souvent de chômeurs de longue durée : la durée moyenne de chômage des plus de 50 ans était de 370 jours début 2008. Elle atteint 665 jours fin 2022 (celle des moins de 25 ans est passée de 123 jours à 143 jours).
Des « testings », qui permettent de juger de la réaction des recruteurs face à des candidatures factices montrent une situation désastreuse et qui ne change pas. En 2006, un candidat de 48-50 ans avait en moyenne trois fois moins de chance qu’un candidat de 28-30 ans de passer le stade du tri de CV. Un candidat au nom maghrébin avait aussi à cette date environ trois fois moins de chances de recevoir une réponse positive qu’un autre.
En 2022, le résultat est quasiment le même s’agissant des candidats seniors. Une personne ayant entre 48 et 55 ans a trois fois moins de chance d’être rappelée pour un entretien qu’un 23-30 ans (75 % de réponses positives de moins). La discrimination en raison du nom porté (les origines nationales) a diminué (33 % de réponses positives de moins au lieu 75 % en 2006). Ces « testings » sur l’âge révèlent là encore les médiocres résultats de la France par rapport aux autres pays européens et aux États-Unis.
Les progrès dans la lutte contre les discriminations ont été très insuffisants s’agissant des seniors. Une des raisons qui l’explique est le fait que la question de la discrimination des candidats âgés à l’embauche suscite peu d’intérêt. On peut même parler d’une véritable « invisibilisation ».
La statistique publique peut mieux faire
Bien que la discrimination en raison de l’âge soit le premier motif de discrimination mentionnée par les demandeurs d’emploi, les pouvoirs publics ont eu d’autres priorités. Le gouvernement a mesuré les discriminations à l’embauche au moyen de « testings ». Il en a même fait un outil pour amener les grandes entreprises à modifier leurs pratiques en donnant les noms de celles ayant de mauvais résultats (stratégie dite du « name and shame », littéralement « nommer pour faire honte »). Mais ces tests concernaient les discriminations en raison des origines nationales, du sexe et du lieu de résidence. Ils n’ont jamais porté sur l’âge avancé.
Le ministère du Travail ne diligente pas non plus de « testings » concernant spécifiquement les seniors et si, incidemment, une discrimination sur ce critère apparaît, elle n’est ni relevée ni analysée lors de la publication des résultats. Seuls l’effet des origines ou du sexe suscitent l’attention.
La France n’est pas le seul pays concerné par cet oubli. Une méta-analyse publiée en 2023 recense les « testings » publiés de 2005 à 2020 dans le monde : 143 de ces tests portent sur les questions ethno-raciales (surtout en France d’ailleurs, et 17 seulement sur les seniors.
Autre exemple, lorsque l’Insee et l’INED communiquent depuis plusieurs années sur les discriminations que vivent les Français, notamment au travail, en utilisant l’enquête trajectoire et origines (TEO), ils ne risquent pas de montrer que la France maltraite ses seniors en emploi ou ses personnes retraités. Ceci pour une raison simple : lors de la première enquête, en 2008, on n’avait pas interrogé assez d’individus de plus de 49 ans. En conséquence, les exploitations de l’enquête pour rendre compte des inégalités et discriminations vont exclure des données ceux qui ont 50 ans et plus, soit la moitié des Français de plus de 18 ans.
De leur côté, les statistiques en entreprise devraient enfin progresser grâce à l’index senior annoncé par le gouvernement – s’il fixe des obligations de résultat concernant le maintien dans l’emploi et les recrutements. Il risque néanmoins d’être construit de telle sorte que les entreprises obtiennent aisément de très bons résultats, à l’instar de ce qui se passe pour l’index égalité femmes/hommes.
Mesurer et s’attaquer aux discriminations à l’encontre des seniors est un impératif de justice sociale. C’est aussi un [enjeu de santé publique] et économique : les discriminations que les seniors connaissent sur le marché du travail ont des effets sur leur santé physique et mentale. C’est enfin un moyen pour augmenter le taux d’activité des seniors et financer les retraites. Les débats sur le recul de l’âge de départ à la retraite auront peut-être ainsi le mérite de finalement sortir les discriminations à l’encontre des seniors de la pénombre.
Jean-François Amadieu, Professeur d'université, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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