Piscine et nudité : le maillot de la discorde

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Piscine et nudité : le maillot de la discorde

Sylvain Villaret, Le Mans Université

Depuis le premier mai 2022, la ville allemande de Göttingen autorise à titre d’essai les femmes à se baigner la poitrine nue dans les piscines municipales. À quelques jours de cette décision, le 16 mai précisément, c’est au tour de la ville de Grenoble de légiférer à propos du costume de bain. Cette fois, c’est le port du burkini, un maillot de bain couvrant intégralement le corps, qui fait l’objet d’un vote favorable. L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais les esprits s’échauffent.

En France, le vote du conseil municipal de Grenoble nourrit le débat politique sur la laïcité dans le contexte des élections législatives de juin 2022. Le tribunal administratif de Grenoble en suspend l’application, ce qui conduit la ville à porter l’affaire devant le Conseil d’État.

Ces deux exemples laissent entrevoir les enjeux de premier plan, relatifs au contrôle social des apparences et à la mise en scène du genre notamment, qui se cachent derrière la plus ou moins grande nudité des corps dans l’espace public. Car c’est bien de nudité, féminine en l’occurrence, dont il est question ici. D’un côté, face à la pression des usagers, les pouvoirs publics autorisent son extension, de l’autre sa réduction.

Pour aller plus loin, ces choix divergents interrogent sur la place et le rôle conférés à la nudité dans nos sociétés, en fonction du genre des individus notamment. Comment expliquer la puissance transgressive de la nudité féminine encore de nos jours ? Enfin, quelle position les municipalités ont-elles adoptée au cours du temps pour faire face aux différentes formes de maillot, et donc de nudité, qui ont trouvé leur place dans les piscines publiques ?

La nudité : une question de regard

Comme on a pu s’en rendre compte, la nudité est avant tout une question de perception, de représentations qui se construisent au travers d’un cadre politique et socioculturel précis. Dans des sociétés de plus en plus individualisées, fragmentées, cette donnée explique la diversité des positions défendues et les affrontements qui en résultent.

En 2004, la création du burkini par la créatrice australienne Aheda Zanetti est venue ainsi répondre à la demande d’une partie de la communauté musulmane. L’objectif revendiqué était de permettre aux femmes musulmanes « actives » d’accéder à des espaces auxquels elles avaient renoncé en raison d’un dévoilement du corps jugé contraire aux valeurs islamiques.

À Grenoble, s’affrontent ainsi dans les piscines nudité « religieuse », limitée aux visages et aux mains avec le burkini, et nudité « républicaine », séculaire. Face à la polémique, la réponse de la mairie est de faire valoir le respect de la liberté individuelle : burkini et seins nus doivent ainsi cohabiter dans les piscines communales. Ce respect s’inscrit également dans la volonté d’œuvrer en faveur de l’égalité hommes femmes, en s’émancipant d’injonctions différenciées de genre.

Naturaliser la nudité

On déduit de cet exemple que c’est le regard qui, in fine, habille ou déshabille le corps, même s’il est déjà dépourvu de vêtement. Et, pour aller plus loin, c’est le regard qui « sexualise » ou non la nudité, cette sexualisation motivant l’injonction à la cacher plus ou moins.

Ce fait met en lumière le combat mené par les mouvements naturistes depuis le XIXe siècle pour « naturaliser » la nudité, c’est-à-dire la normaliser dans un cadre collectif voire public, en l’émancipant des considérations sexuelles.

Ce raisonnement nous amène donc à un second constat : la nudité est plus qu’une perception, elle est aussi une sensation qui renvoie à la pudeur, un sentiment de soi se construisant dans la relation aux autres et à soi-même. C’est ce qui fait dire à Francine Barthe Deloisy que la nudité est « toujours en situation », en contexte. Se sentir nu est donc à la fois subjectif et social. Au vu de ses éléments, il est d’ailleurs plus juste de parler de nudité au pluriel qu’au singulier.

Le pouvoir de la nudité

La nudité est donc, avant tout, un construit culturel témoignant de l’évolution des sociétés. Comme le souligne Claire Margat, c’est finalement le port du vêtement qui est naturel car, « quelle que soit la culture, un vêtement même minime se superpose au corps […] ». Et :

« plus nos vêtements s’interposent entre nos corps nus et la bienséance qu’exige notre apparence sociale, plus la nudité fait scandale ».

Hormis dans la sphère artistique, le fait qu’elle soit le plus souvent cachée au quotidien, en particulier du XIXe siècle aux années 1960, lui confère une forte puissance transgressive. Cette dernière s’apprécie également au regard d’un cadre juridique qui la sanctionne lourdement lorsqu’elle est en public en la qualifiant d’outrage à la pudeur, d’atteinte aux bonnes mœurs, ou, plus récemment, d’exhibition sexuelle. La nudité s’est ainsi constituée en attrape-regard, en attrape-rêves, plus encore en attrape-fantasmes.

Ce faisant, elle se prête non seulement aux polémiques mais aussi à des usages militants. C’est parce qu’elle suscite le scandale qu’elle peut être mise au service d’une cause et devenir le support d’un message politique interpellant les pouvoirs publics. Les Femen en ont fait ainsi le pilier de leurs actions « sextrémistes » visant notamment à dénoncer les violences faites aux femmes et les stéréotypes de genre). Les manifestations écologistes jouent régulièrement de cette corde. On pensera encore à l’usage qu’en fait Corinne Masiero, lors de la 46e cérémonie des Césars, afin de dénoncer la situation dramatique que traverse le secteur culturel.

Rompant avec le sentiment de honte et donc de fragilité, la nudité devient le symbole et le moyen d’un empowerment. Les féministes y trouvent le biais pour rompre avec un corps féminin érotisé, assigné à la sexualité, au profit d’un corps avant tout politique qui prend en otage le regard du public.

Ces derniers éléments viennent éclairer les enjeux et usages de la nudité, notamment transgressifs, qui se déploient dans les piscines au travers du choix du costume de bain.

La piscine, miroir de l’évolution des mœurs

Du point de vue de la nudité, la piscine est un lieu à part. Elle autorise et rend naturel un dévoilement public des corps relevant habituellement du domaine privé ou de la médecine. Dès lors, en tant qu’espace organisant des formes diverses de nudités collectives, elle se présente comme un point d’observation privilégié pour saisir les évolutions d’une société, que celles-ci concernent les loisirs, la mode, le genre mais aussi la politique. Cet intérêt ne fait que se renforcer avec le XIXe siècle et l’essor des bassins municipaux. Leur vocation hygiénique, héritière d’une longue tradition, est première. Pour autant, elle se voit progressivement concurrencée par une perspective sécuritaire, liée à l’apprentissage de la nage, puis sportive à partir de 1898.

Les bassins de natation succèdent aux bains publics. D’espaces le plus souvent aménagés dans un cours d’eau, on en vient à des structures fermées aux dimensions strictement définies (25m, 50m). Depuis les années 1960, les espaces aquatiques n’ont de cesse de diversifier et de se spécialiser. Les piscines deviennent des complexes aquatiques, disposant de multiples bassins (ludique, sportif, balnéo, etc.) mais aussi de « plages extérieures ».

Différents types d’usagers et d’usages se côtoient donc dans les piscines au fil du temps. Différents enjeux et pouvoirs s’y expriment, comme en témoignent les multiples réglementation dont elles font l’objet. Soumis à la norme sociale, les piscines sont non seulement régies par les lois de la République française, notamment celle du 24 août 2021, le code du Sport, le code des collectivités territoriales, mais sont aussi soumises à des arrêtés préfectoraux et municipaux. Elles sont, par là même, des lieux où s’exerce de façon renforcée le contrôle social des apparences et où se manifeste, au travers des tenues autorisées, l’ordre social et moral. En conséquence de quoi ces espaces aquatiques sont aussi des lieux de contestation et de renégociation des normes, notamment celles relatives aux identités sexuées.

Cacher ce corps que je ne saurai voir

L’évolution du costume de bains féminins au sein des piscines, et les polémiques qui l’accompagnent, témoignent ainsi de l’émancipation progressive des femmes vis-à-vis de normes de genre différentialistes, structurant la hiérarchisation des sexes.

À un corps empêché et quasi intégralement dissimulé par un costume de bain aux multiples couches lors du XIXe siècle succède, principalement à partir de l’entre-deux-guerres, un corps « actif », caractérisé par un maillot dévoilant bras et jambes tout en épousant les formes afin de faciliter la nage. Ce maillot féminin se rapproche alors de la tenue des hommes, couvrant également la poitrine jusqu’aux aisselles. Pour autant, avec les années 1930, les maillots masculins sans haut et les maillots deux pièces féminins font irruption sur les plages.

Ces évolutions ne manquent pas de susciter la réprobation des représentants de l’Église catholique soutenus par les ligues de défense de la famille et de la moralité publique. À l’instar de l’abbé Bethléem, celles-ci font pression sur l’état et les municipalités afin d’en finir avec le « libertinage des costumes » (Revue des lectures, 15 avril 1934, p. 521-528) laissant apparaître toujours plus de chair.

Dans les communes « réactionnaires », comme à la Rochelle dans les années 1930, les agents municipaux veillent donc à ce que les maillots de bain remontent jusqu’aux aisselles. À Deauville, ils vérifient même qu’un peignoir est bien enfilé une fois sorti de l’eau. Comme le rapporte Audrey Millet, entre 1925 et 1935, près de 250 règlements sont promulgués pour codifier les comportements balnéaires).

Outre-Atlantique c’est la politique du « mètre mesureur » qui est appliquée. En effet, sur certaines plages, comme au bord du bassin de Tidal (Washington) ou à Coney Island (New-York), la législation locale définit précisément l’écart autorisé entre le costume de bain et le genou, 15 centimètres maximum. Les représentants de l’ordre ont dû ainsi ajouter un nouvel accessoire à leur panoplie afin que force reste à la loi : un mètre ruban.

Bikini et rififi

La commercialisation à grande échelle du bikini dans les années 1950 est loin de mettre fin aux polémiques. Le bikini se déploie alors avant tout dans les piscines privées qui échappent aux arrêtés municipaux. Le corps des femmes reste donc sous contrôle dans l’espace public alors que celui des hommes s’expose toujours plus : le slip de bain masculin est désormais légitime. Il faut attendre la libération des corps et des mœurs qui accompagne les sixties pour que les seuils de pudeur se décalent sensiblement concernant les femmes.

Extrait du « Gendarme de St Topez » 1964, Un film de Jean Girault, musique composée par Raymond Lefevre.

L’essor des seins nus à partir des plages tropéziennes vient ainsi banaliser le bikini dans les espaces aquatiques tout en signifiant la perte d’influence de la morale chrétienne sur la société française. Il témoigne de la volonté des femmes de reprendre le pouvoir sur leur corps. Reste que la pratique des seins nus ne franchit pas la porte des piscines municipales couvertes en tant que régime normal. Une exception cependant : avec la reconnaissance d’utilité publique de la Fédération Française de Naturisme en 1983, certaines associations naturistes locales bénéficient de créneaux réservés. En 2022, cette offre concerne 24 piscines urbaines en France.

Quoi qu’il en soit, perdure dans les piscines une notable disparité entre hommes et femmes. Celle-ci est entretenue par la mode qui tend à sexualiser à outrance les maillots féminins et donc à érotiser les corps qu’ils recouvrent. De fait, alors que le maillot masculin se voit réglementé par souci d’hygiène, avec l’interdiction des shorts de bains, ce sont des préoccupations morales qui président, principalement, à la codification des maillots de bains féminins par les municipalités.

Le topless : nouvelle étape dans la mobilisation féministe

Les polémiques accompagnant les arrêtés de Göttingen et de Grenoble ne sont finalement que les derniers avatars d’une histoire déjà étoffée des réactions épidermiques accompagnant l’évolution du maillot de bain autorisé dans les espaces aquatiques. Ces épisodes réactualisent les débats et les enjeux qui ont jalonné cette transformation.

Ils témoignent ainsi d’une nouvelle étape de la mobilisation féministe, dans un contexte marquée par la dénonciation des violences faites aux femmes (#me-too et #balance ton porc, etc.). La revendication du droit pour les femmes à ne porter qu’un bas de maillot s’inscrit dans une perspective plus large d’égalité entre les sexes. Il s’agit également, point nouveau, de rompre avec la bicatégorisation des genres qu’impose les règlements, afin de s’ouvrir à la diversité sans discrimination aucune.

À Göttingen, le changement est intervenu après que soit dénoncée l’exclusion d’une personne non binaire, mais assimilée par le personnel de la piscine à une femme, pour ne pas avoir voulu mettre un haut de maillot.

Pris entre hypersexualisation et décence, entre émancipation des normes de genre et respect de valeurs religieuses, entre pratique sportive et loisirs, le costume de bain est au carrefour d’injonctions et de motivations contradictoires conduisant les municipalités à chercher en permanence le point d’équilibre, dans le respect du cadre républicain.

Sylvain Villaret, Maître de conférence en histoire du sport et de l'éducation physique, Le Mans Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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