Netflix, une machine à standardiser les histoires ?

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Une image de la série « Emily in Paris ». Allociné

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Netflix, une machine à standardiser les histoires ?

Une image de la série « Emily in Paris ». Allociné
Virginie Martin, Kedge Business School

Dans l’univers académique, les « popular culture studies » s’intéressent depuis la fin des années 1950 à ce que les cultures populaires disent de nos sociétés : Netflix et le monde des séries, toujours plus nombreuses, entrent de plein fouet dans ce champ. Cette culture dite populaire est très souvent critiquée par celles et ceux qui voient dans cette production souvent d’origine anglo-saxonne une forme d’abrutissement des masses à des fins exclusivement commerciales.

Pourtant, ces travaux fournissent aujourd’hui d’importants apports sociologiques et révèlent au grand jour des combats et des audaces multiples, que ce soit à travers l’étude du hip-hop, du mouvement punk, d’Andy Warhol, de Beyoncé ou de Lady Gaga.

Créé en 1997, Netflix inonde le marché de la VOD dès 2007 pour créer la plus grande plate-forme mondiale de streaming.

En 2022, malgré un certain ralentissement, la plate-forme compte 220 millions d’abonnés, plus de 5000 programmes et vient de lancer un nouvel abonnement à bas prix, mais avec publicité.

Si Netflix est parvenu à écraser une concurrence de plus en plus dure, voire à l’étouffer dès le départ, c’est grâce à son audace, en proposant des contenus inédits. Mais cet hypermarché des séries pose question : la plate-forme promeut-elle la diversité des histoires et des scénarios ou au contraire, cette plate-forme n’est-elle qu’une énorme machine à produire de la conformité ?

De l’audace dans un paysage morne

Quand Netflix arrive en France en 2014, les offres sérielles sont assez peu nombreuses et le choix se fait entre quelques créations de Canal+ dont certaines feront date – Engrenages en 2005, Le Bureau des Légendes en 2015 ou encore Baron noir en 2016 et la mythique Kaamelott sur M6 (2005) ; sans compter les feuilletons quotidiens des grandes chaînes façon Plus belle la vie (2004–2022). La France reste dans des cadres narratifs et imaginaires souvent policés, très classiques – on n’imagine mal un House of cards avec l’Elysée pour toile de fond l’Elysée comme le dit Dominique Moïsi.

Au milieu des années 2010, Netflix heurte de plein fouet l’offre française en proposant son système de très grande distribution de séries.

La création originale : premier pari

Dès 2007, quand Netflix lance son service de streaming aux États-Unis, il est tout de suite question de distancer les premiers concurrents – notamment les chaînes telles HBO – qui a diffusé la fameuse série Games of Thrones en 2011 – ou NBC. Netflix développe alors une offre audacieuse, avec des histoires complexes, des personnages forts (Carrie dans Homeland, Piper dans Orange is the new black…), une production soignée. Il s’agit de conquérir le marché, et l’innovation fait partie de sa stratégie pour devancer la concurrence.

Dès 2010, des accords sont passés avec les studios Paramount, Lionsgate et aussi la Metro Goldwyn Mayer, pour assurer une certaine qualité et une plus grande diversité à la programmation.

En 2013, Reed Hastings -cofondateur et directeur de Netflix – décide de produire des créations originales. House of Cards et Orange is the new Black seront ces premières offres made by Netflix, et leur succès confirmeront la pertinence du choix stratégique de la plate-forme.

Les créations originales deviennent dès lors un axe fondamental pour Netflix. Entre 2017 et 2018, elles augmentent de 88 % et représentent plus de 5000 programmes. C’est d’ailleurs cette même année que la plate-forme s’offre son premier grand studio de production à Albuquerque.

La création originale a donc fait la marque Netflix qui se lance avec des stars – côté réalisation comme dans les castings – et du budget ; ce virage de simple diffuseur à producteur est essentiel et Netflix arrive à attirer, entre autres, Martin Scorsese ou Bong Joo-Ho. Avec Orange is the new black, les questions féministes et de genre sont mises en avant, de même que les violences sexuelles. C’est une première dans un monde audiovisuel très soumis au « male gaze » décrit par Laura Mulvey. Être audacieux et bousculer les spectateurs permet à Netflix d’asphyxier la concurrence.

Universel et local : second pari

Si le marché se globalise via Internet, Netflix s’exporte et tient compte, dans ses productions originales et bien sûr via ses partenariats, des spécificités locales. Netflix joue sur une sorte d’universalisme des attentes, dans un monde où la pop culture est déjà largement dominée par les productions américaines, mais sait faire avec les différences, les particularismes, les identités régionales, dans une dynamique de glocalisation. Ce pari passe par l’achat et la proposition de créations nationales : l’exemple le plus parlant étant La Casa de Papel « petite » série espagnole – 600 000 $ de budget par épisode pour les premières saisons environ contre 6 millions pour GOT par exemple – devenue iconique grâce à la plate-forme.

Des séries made by Netflix s’inscrivant dans le régional et savent aussi être très incisives, bousculant aussi bien le gouvernement de Modi en Inde que celui d’Erdogan en Turquie : les séries comme Leila ou Dir Baskadir sont typiques de la ligne « progressiste » de la plate-forme, avec des arcs narratifs très audacieux notamment pour Leila qui nous projette dans une dystopie toute politique au cœur de l’Inde de 2047.

Au total, ce sont dès les années 2020, 18 % des séries Netflix Originals qui sont produites ou coproduites en Europe, 12 %, en Asie, 5 % en Amérique latine et 2 % en Océanie. Jusqu’ici, une quarantaine de pays ont été impliqués dans des productions originales Netflix, tournées en une vingtaine de langues.

Pour se démarquer, Netflix doit innover et repousser les limites des récits habituels – en abordant des thèmes comme la politique dans House of Cards, en proposant un huis clos féministe avec Orange is The New Black, ou en racontant la misère au féminin avec Maid. Cette créativité, cette originalité des propositions est vitale pour la plate-forme, si tant est que la qualité de production soit au rendez-vous… Avec l’arrivée de l’univers de jeux vidéos dans certaines productions, de nouvelles dynamiques se dessineront dans les années à venir.

Pour l’heure, la stratégie en « tour de Babel » porte ses fruits et que « Le meilleur vecteur de promotion pour Netflix, c’est le service Netflix lui-même », selon l’aveu de Cindy Holland en 2018, tandis qu’elle était encore vice-présidente des contenus originaux pour la plate-forme. En d’autres termes, Netflix construit son autonomie afin de maîtriser en interne tous les rouages de son offre : créations, auteurs maison, production, diffusion.

Economie de l’attention

Tout cela se passe dans le cadre de ce que l’on nomme l’[« économie de l’attention »](https://www.cairn.info/l-economie-de-l-attention–9782707178701-page-7.htm?contenu=resume](https://www.cairn.info/l-economie-de-l-attention–9782707178701-page-7.htm?contenu=resume).

Si celle-ci a toujours existé, elle tend à devenir l’alpha et l’oméga de toute production audiovisuelle ou éditoriale ; en d’autres termes, le lien réception – consommation est devenu fondamental, la nouveauté résidant dans la surabondance des informations, des propositions, des offres perpétuelles de contenu ; une surabondance qui s’est emballée via la technologie.

Netflix – comme d’autres – doit capter cette attention : notre temps de cerveau disponible, y compris quand il rogne sur notre sommeil, est la base de sa rentabilité.

C’est peut-être ici que Netflix peut verser dans la tentation de standardiser ses contenus, tendant des pièges aux téléspectateurs/consommateurs que nous sommes.

Algorithmes et cliffhangers

Les algorithmes permettent à Netflix – comme à d’autres – de consolider cette économie de l’attention, de la parfaire, d’en jouer toujours plus et certainement de nous enfermer dans nos propres silos. Attirer le public, puis le conserver aussi longtemps que possible, telle est la stratégie de Netflix, qui se traduit par le redoutable bouton : « Lancer l’épisode suivant ».

L’algorithme de Netflix est surpuissant : il profile l’utilisateur et tire profit de chaque visite sur le site, devenant de plus en plus précis quant aux propositions voire aux prédictions qu’il fait. Cela maximise l’addiction de l’utilisateur puisque l’algorithme répond toujours et encore à ses attentes.

C’est là que le piège se referme : nous ne sommes plus que des consommateurs, réfractaires à sortir de notre confort de visionnage… nous standardisons notre consommation, puissamment aidés en cela par l’algorithme.

Un autre piège s’opère via les arcs narratifs essentiellement conçus autour du fameux « cliffhanger », le « à suivre » des feuilletons d’antan. Celui-ci n’a d’autre but que de laisser le récit en suspens et de créer une forte attente du côté du spectateur.

Des séries coréennes non doublées (VOST) peuvent ainsi faire exploser le box-office de Netflix avec une féroce critique politique et sociale avec Squid Game. Extraordinary Attorney Woo met en scène une avocate souffrant d’un trouble autistique, tandis que The Penthouse dépeint la vie de riches habitants de Séoul plus ou moins corrompus. Ces trois séries ont fait des audiences spectaculaires : 46 millions d’heures de visionnage pour Extraordinary Attorney Woo, 142 millions pour Squid Game, soit le double de Bridgerton qui est pourtant un énorme succès.

Dans ces séries plutôt audacieuses au regard des sujets proposés, on retrouve toujours un pic émotionnel, qui encourage le binge-watching (pratique consistant à regarder à la suite plusieurs épisodes d’une même série télévisée) : il s’agit de tenir en haleine celui ou celle qui regarde, provoquer l’envie de continuer à regarder à l’infini.

Finis le silence, la réflexion, les plans longs sur des paysages ou des visages… Il en va de même au cinéma, qui peut offrir des créations extrêmement attendues, comme des fictions plus exigeantes qui généralement ne rencontrent pas une grande audience – le casse Océan’s 11 (450 millions de $ au box-office) n’est pas le cinéma plus confidentiel et artistique de Peter Greenaway. Il en va des séries comme des films ou des livres ; l’accès « facile » reste un peu la règle.

Netflix s’appuie sur les ressorts du neuromarketing qui consiste à stimuler sans cesse l’attention à offrir des sensations fortes ; une fois les visionnages à l’arrêt, la dopamine s’en va : il est donc « nécessaire » de continuer à regarder afin d’obtenir un rééquilibrage homéostatique. En d’autres termes, il est émotionnellement difficile de se passer de la suite, de l’épisode suivant. Le phénomène des séries obéit bien à la logique stimulation/addiction.

On le voit, Netflix sait faire preuve d’audace et encourager la créativité à travers une offre qui ouvre le champ des possibles en matière de récits et d’horizons imaginaires ; mais le succès de son modèle repose largement sur le binge-watching, entretenu à coups de cliffhangers et autres algorithmes. Bien sûr les recettes existent, bien sûr les bibles (projets de séries) répondent à des standards, mais elles engendrent moins une pression vers la conformité qu’une pression vers la facilité absolument nécessaire à cette économie de l’attention : facilité à regarder des créations qui se/nous ressemblent, facilité à être toujours stimulés via du suspense, facilité à être toujours « nourris », à éprouver du plaisir. À nous de faire le tri et d’éduquer notre capacité à chercher d’autres sources de stimulation !

Virginie Martin est l’autrice du Charme discret des séries, paru aux éditions Humensciences en 2021.

Virginie Martin, Docteure sciences politiques, HDR sciences de gestion, Kedge Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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