Les Mannequins, une quête de lumière à n’importe quel prix

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Derrière le glamour de la mode, les identités personnelles tendent à s’effacer. Thomas8047 / Pxhere, CC BY-SA

Kévin Flamme, ESCP Business School

La fashion week parisienne s’est achevée le 23 janvier dernier avec les défilés pour hommes. Cette année, point de scandale. Pourtant la mode est régulièrement attaquée dans les médias et souvent à raison pour la violence qu’elle couve et esthétise. Les gens de la mode aiment à provoquer régulièrement au nom de la création artistique. Rappelez-vous du défilé de Rick Owens pour sa collection automne/hiver 2015 mettant explicitement en scène le sexe des mannequins.

D’autres scandales sont notamment rapportés dans le documentaire Scandales de la mode de Loïc Prigent (2016) : la performance d’hommes au crâne rasé vêtus de pyjamas munis de matricules par la marque Comme des garçons en 1995, la collection Sommeil, au moment même de la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz au carreau du Temple, ou encore, l’utilisation de croix gammées sur des vestons par Alexander McQueen.

Sont plus souvent tues cependant, les souffrances des mannequins. Quelques rares fois certains·e·s rompent le silence, comme ces dizaines de mannequins hommes et femmes qui ont accusé d’agressions sexuelles de célèbres photographes décrits comme des prédateurs. En 20 ans, une quarantaine de suicides de mannequins ont été médiatisés.

Bande-annonce du documentaire de Loïc Prigent « Scandales de la mode » (2016).

Dans une démarche de recherche auto-ethnographique, notre livre Entre glamour et souffrance, le métier de mannequin (Éditions Érès), rapporte une enquête de huit années au cœur de la mode, à travers le récit de l’un d’entre eux. Issus du travail d’une thèse doctorale, soutenue en juillet 2018 à l’ESCP sous la direction du professeur Gilles Arnaud, l’ouvrage explore les ressorts d’un métier qui fascine le grand public et les quelques individus s’accrochant à cette activité, certes glamour, mais inévitablement aliénante.

Pour cet exercice, nous avons commencé par repérer les moments clés du travail de mannequin, puis collecté un très grand nombre de données représentatives des systèmes de gestion du mannequinat et de l’expérience du métier. L’examen des violences systémique et symbolique montre notamment l’effacement des identités personnelles au profit de cet idéal qu’incarne le rêve de la mode. Une affaire « paradoxante », d’autant que les mannequins doivent s’inventer leur propre look (souvent dicté par les managers), tout en se fondant dans un rôle spécifique pour chaque marque.

« Envie de tuer quelqu’un »

L’adhésion à un idéal organisationnel entraîne les mannequins dans une course effrénée vers l’excellence. Ils entrent dans un projet de dépassement perpétuel, dans une poursuite d’un idéal inaccessible, notamment par un travail esthétique qui « doit être violent » comme les régimes et le travail du corps par exemple.

Les agences de mannequins impriment de cette manière une culture, au sens où elles rencontrent les aspirations des mannequins avides de reconnaissance et confrontés à l’angoisse de savoir qui ils sont. Ce système, qui cherche à provoquer la motivation des mannequins, leur adhésion et leur productivité, crée des personnalités narcissiques à la fois produits et producteurs de ce système.

Réifiés et travestis, les mannequins doivent, par un travail esthétique et émotionnel, incarner sur scène les fantasmes des stylistes. Comme le déplore Timéo* :

« Je ne suis qu’un morceau de viande. [Tu es] un produit à vendre […] T’es un objet, il ne faut pas l’oublier, t’es un objet, t’es là pour être mannequin. »

La sublimation ordinaire de la souffrance passive n’est plus possible. Le réel déborde, ce surplus d’affects qu’ils ne peuvent symboliser parce que les identifications auxquelles ils se plient ne pourront jamais pleinement les définir, jusqu’à, comme en témoigne Pierre, perdre sens de qui ils sont :

« Si tu n’obéis pas, tu te retrouves démuni et es mis sur la touche… C’est un vrai truc de schizophrène le mannequinat. J’avais envie de tuer quelqu’un. Parce que la case humaine il faut l’oublier, c’est un univers déshumanisé où je dois rentrer dans un personnage. »

Agressions envers d’autres concurrents, violences verbales, bizutages sont les symptômes visibles d’une subjectivité étriquée, voire piégée. Plus inquiétant encore, les agressions sexuelles et attouchements à l’endroit des mannequins par des photographes sont laissés sous silence. Signe d’une rupture de confiance entre les managers et les mannequins. Ils n’osent pas en parler, souligne Sarah, une manager :

« Je me souviens d’un photographe qui essayait de tripoter les mannequins pendant qu’ils étaient testés. Je l’ai fait bosser pendant un an et demi, jusqu’à ce qu’il y ait un mannequin qui finisse par me le dire, sinon je ne l’aurai jamais su. J’ai convoqué tout le monde et la seule réponse que j’ai eue c’était du style : “oui effectivement il était un peu bizarre”. »

Pourquoi alors les mannequins continuent-ils leur activité malgré cette violence qui devient banale et circule à travers des mythes et histoires qu’ils se racontent entre eux. Cette question, nous l’explorons actuellement dans un travail en cours d’écriture avec Bénédicte Vidaillet, professeure à l’Université Paris-Est, à partir des nombreuses données que nous avons pu collecter sur le métier de mannequin. Le livre, lui, se concentre sur l’examen des actes de résistance que ces mêmes acteurs entreprennent pour se « libérer des formes de travail aliénantes et restrictives du développement de la conscience humaine », pour reprendre les mots des chercheurs Isabelle Huault, Véronique Perret et André Spicer.

Actes de résistance

Il y a d’abord l’exemple de Lucas, ce mannequin quarantenaire, captivé par « cette lumière qu’il recherche… parce que le miroir c’est aussi le plaisir du mannequin ». Après être tombé malade au cours d’un voyage en Chine, et être revenu en France avec trop peu d’économies pour subvenir à ses besoins tandis que ses managers ne lui proposaient plus de contrats, il décida de rompre avec les processus formels de sélection aux castings.

Présentation du livre « Entre glamour et souffrance » (Éditions Érès, octobre 2021).

Patienter des heures durant aux côtés de 500 concurrents pour un contrat qu’il ne peut qu’espérer décrocher était son quotidien pendant des années. Il a décidé de démarcher directement les clients, sans passer par ses agents qui normalement contrôlent les rencontres, les tarifs des prestations, et les négociations des contrats. L’agence d’un mannequin est rémunérée en France 33 % du montant de chaque contrat, auxquels s’ajoute 10 % facturé directement au client. Un second tiers revient aux impôts, et le mannequin perçoit donc logiquement le dernier tiers de chaque contrat. Aux États-Unis en moyenne, un mannequin touche 30 000 dollars par an (tout sexe confondu).

En coupant le cordon avec ses agents, Lucas pouvait ainsi gagner beaucoup plus, souvent sans déclarer les commissions perçues. Les agences facturent également les mannequins pour d’autres prestations : impression de composites (sorte de carte de visite du mannequin), des books (livres photos présentant le look du mannequin), envois postaux de ces derniers, chauffeurs imposés, parfois le loyer de chambres… En effet, les mannequins voyagent continuellement, sans véritablement d’attaches fixes et souvent très jeunes. Les mannequins démarrent en effet leur carrière vers 16 ans.

Effondrement narcissique

Il y a cet autre exemple de Timéo. Après une période où il « mourrait de faim », il décida de quitter son agence pour signer chez un concurrent. Cet acte isolé, dans le fond, s’apparente à un acte de résistance décaféiné : il en a l’apparence, mais ne permet en rien de subvertir les mécanismes dominants du système de gestion en place. Mais à la suite de cet acte posé, Timéo décida également de s’engager dans la création d’une entreprise d’aide à la comptabilité et aux finances des mannequins.

Las de la désinformation sur les pratiques de gestion de carrière et des négociations de contrat par ses agents, il réussit à créer un contre-pouvoir à la toute-puissance des agents de mannequins. Il décida aussi d’outrepasser leur position de pouvoir, en se faisant l’intermédiaire de contrats à l’étranger, notamment en Chine, avec des mannequins qu’ils connaissaient – sans percevoir d’argent sur les possibles contractualisations.

Alors pourquoi et comment ces mannequins ont-ils réussi à s’affranchir du pouvoir de subsidiarité de leurs agents ? Il y a tout d’abord le constat d’un effondrement narcissique que chacun a vécu. Des situations limites, lorsque le corps lâche par exemple, et que la haine, la honte ou encore la colère se cristallisent pour devenir de l’indignation. L’affect de la résistance. Dans ce moment qui n’obéit à aucune règle généralisable, la fonction narcissique remplie par le système angoisse/plaisir de l’organisation ne remplit plus le contrat psychologique entre le mannequin et l’organisation.

« Entre glamour et souffrance, le métier de mannequin ». Éditions Érès

Ce qui était alors de l’ordre d’un collage imaginaire au métier, une identification forte à l’image du mannequin et aux désirs des clients jusqu’à une quasi-disparition de la subjectivité, laisse place à l’angoisse et son pendant, le désir. Certains s’effondrent complètement, tandis que d’autres s’engagent dans un travail de réflexivité. Ce concept que les managers en ressources humaines aiment à s’approprier aujourd’hui, l’affichant comme une des nouvelles soft skills à maîtriser en entreprise.

Commence un long travail de mise à distance de leurs identifications au métier de mannequin, en cherchant de nouveaux repères sur lesquels s’appuyer – cercles intimes et familiaux bien souvent, parce que les contre-pouvoirs dans ce secteur sont rares. Quelques tentatives persistent, comme la création d’un groupe Facebook de mannequins français en 2020, cherchant en ce lieu virtuel les ressources d’une entraide nécessaire pour défendre leurs droits face à une crise du secteur marqué par la Covid.

Ces expériences restent néanmoins rares et n’aboutissent généralement qu’à peu de résultats concrets de transformation des pratiques et de l’organisation du travail. Le groupe en question devient aussi et surtout un repère de dénonciation des mauvais payeurs et de cristallisation de la colère à l’endroit d’un nouveau bouc émissaire : le mannequin qui accepte tout contrat, quel qu’en soit le prix.


* Les prénoms ont été changés.

Kévin Flamme, Maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Catholique de l'Ouest, chercheur associé à l’IRG (Université Paris-Est), docteur, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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