« Léon », 27 ans après : un regard masculin dépassé ?

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Dans le film, le personnage de Mathilda est hypersexualisé. CanalPlus/Allociné

« Léon », 27 ans après : un regard masculin dépassé ?

Dans le film, le personnage de Mathilda est hypersexualisé. CanalPlus/Allociné
Lois Burke, The University of Edinburgh

Léon, le thriller controversé de Luc Besson, fête cette année son 27e anniversaire, accompagné pour l’occasion de la sortie d’un director’s cut inédit. En 1995, le film avait fait grand bruit à cause de la relation qu’il dépeignait entre les deux personnages principaux, Léon, tueur à gages solitaire, et son apprentie, Mathilda.

Mathilda y est présentée comme une préadolescente à la sexualité précoce, ce qui avait choqué aussi bien le public que les critiques à l’époque. Le film avait toutefois révélé Natalie Portman, fait de Jean Reno une star internationale, et lancé la carrière de Luc Besson à Hollywood.

Les récits mettant en scène des adolescentes adoptent depuis longtemps l’angle de la sexualité précoce. Pourtant, si l’on observe la jeunesse à travers l’histoire, un éclairage différent sur les habitudes et intérêts des jeunes filles s’offre à nous, au-delà de la perspective plus répandue qui émane du seul regard masculin.

Dans la théorie du cinéma, le concept de regard masculin renvoie à une vision du monde lue à travers les yeux des hommes hétérosexuels, ces derniers occupant la vaste majorité des postes de l’industrie cinématographique et télévisuelle. Cela dit, le fait d’étudier la nature même de la culture entourant les jeunes filles, lesquelles adaptent notamment des conventions issues du monde des adultes à leurs propres besoins, peut offrir une relecture radicale de ce qu’elles sont.

Léon à la loupe

Bien que le film de Luc Besson ait été encensé par la critique et que, sur bien des aspects, il ait résisté à l’épreuve du temps, sa représentation des jeunes filles est problématique depuis longtemps et continue de susciter le débat.

Le film suit Mathilda (Natalie Portman, alors âgée de 12 ans, dans son tout premier rôle), une jeune fille qui, devenue orpheline suite au meurtre de ses parents, cherche refuge chez son voisin, Léon. Elle lui assure avoir 18 ans, alors qu’il s’agit clairement d’une préadolescente. Marquée par les expériences traumatisantes qui ont ponctué son enfance, Mathilda pense qu’elle a « fini de grandir » et qu’elle se « contente désormais simplement de vieillir ». Au fil du temps, les deux personnages se rapprochent et la jeune fille devient la protégée de Léon. Elle finit par lui dire qu’elle l’aime et qu’elle veut « le faire » avec lui.

Lors d’une scène qui ne fait que souligner davantage sa précocité, Mathilda se déguise tour à tour en Madonna, Marilyn Monroe et Charlie Chaplin pour Léon dans une scène qui n’a pas été répétée afin d’obtenir de Jean Reno une réaction de surprise authentique en voyant Natalie Portman fredonner Like a Virgin et Happy Birthday (Mr President), toute maquillée et costumée.

Histoire culturelle des jeunes filles

Même si cette scène suscite la controverse et s’avère désagréable à regarder, elle dépeint incontestablement un jeu de fille, autrement dit un divertissement typique associé aux jeunes filles, à savoir se déguiser et imiter quelqu’un.

Mon article de recherche sur la culture enfantine montre que les filles jouent avec l’appropriation et l’imitation depuis un certain temps. Avant de singer des stars du cinéma ou de la musique, les jeunes filles du XIXe siècle imitaient les magazines qu’elles lisaient, et écrivaient des hommages ou des critiques sur des auteurs connus. Elles s’inspiraient du milieu culturel dans lequel elles baignaient, comme Mathilda. Son imitation de Marilyn Monroe s’inscrit dans son arsenal culturel, bien qu’elle n’ait jamais vu les films de la star américaine.

On trouve un exemple de la culture de l’appropriation chez les jeunes filles du XIXe siècle dans les écrits de jeunesse d’Eglantyne Jebb (1876–1928), future cofondatrice de l’ONG Save the Children et rédactrice des droits de l’enfant. Ses magazines faits maison sont conservés à la Women’s Library de la London School of Economics. L’un d’eux indique que la jeune Eglantyne avait pastiché le magazine imaginaire The Pickwick Club des Quatre filles du Docteur March de Louisa May Alcott (1868), lui-même inspiré du premier roman de Charles Dickens, The Pickwick Papers (1836-1837).

Des experts en sociologie et en éducation s’intéressent également au processus d’appropriation de nombreux enfants. Le sociologue William Corsaro désigne ce phénomène sous le terme de reproduction interprétative, un concept qui traduit l’équilibre entre imitation et faculté d’action dans les jeux auxquels s’adonnent les jeunes filles. Pourtant ce n’est là qu’un des nombreux aspects de la riche vie culturelle des enfants.

Améliorer la façon dont les filles sont vues

Il est indéniable que de nombreux écrivains et artistes, qu’ils en aient été conscients ou non, ont utilisé ce potentiel sexuel latent comme marqueur fort de la vie des jeunes filles. La représentation de ces dernières comme des êtres ouvertement sexualisés est, au mieux, pénible et, au pire, dangereuse. Natalie Portman s’est d’ailleurs exprimée sur le « terrorisme sexuel » dont elle a fait les frais suite à son rôle dans le film, ce qui l’a menée à déclarer en 2019 que « personne ne ferait un film comme Léon aujourd’hui ».

Pourtant, beaucoup de spectateurs et spectatrices, au fait du mouvement #MeToo et de la pensée intersectionnelle (qui examine la superposition de catégories sociales telles que l’ethnie, le genre et la classe sociale) attendent davantage des œuvres qu’on leur propose. Il y a un an seulement, Roman Polanski, pédocriminel en fuite recevait le César du meilleur réalisateur, une récompense qui a entraîné des manifestations en France et de vives réactions de la part d’actrices telles qu’Adèle Haenel, interprète phare de Portrait de la jeune fille en feu, grand succès français.

Ces dernières années, avant l’apparition du mouvement #MeToo, des autrices et réalisatrices se sont emparé de la représentation des jeunes filles, en offrant des portraits plus authentiques. Certaines, dont la réalisatrice Céline Sciamma font figure de pionnières dans la manière dont elles dépeignent l’adolescence au féminin, afin d’offrir un contrepoint sur la question.

Ses films, à l’image de Naissance des pieuvres (2007), Tomboy (2011), Bande de filles (2015) et Portrait de la jeune fille en feu, sont portés par des personnages féminins. L’exemple de Céline Sciamma montre que les récits qui traitent de relations, de passe-temps et de créativité entre jeunes filles ont toute leur place au cinéma. Par ailleurs, ces histoires abordent avec sensibilité des questions touchant à la sexualité des adolescentes.

Lorsqu’on étudie un film réalisé il y a 27 ans – ou un roman écrit il y a 125 ans –, on constate que la représentation des jeunes filles est souvent cadenassée par une incompréhension délibérée. Or, les films de Céline Sciamma et de ses contemporaines indiquent qu’un changement radical est possible. Les auteurs et réalisateurs peuvent et doivent rendre justice à leurs personnages féminins. Ils se doivent d’identifier les véritables occupations, intérêts et vies créatives des jeunes femmes, plutôt que de céder aux stéréotypes de la précocité sexuelle mis en avant par le regard masculin depuis bien trop longtemps.


Traduit de l’anglais par Laura Pertuy pour Fast ForWord

Lois Burke, Postdoctoral Researcher in English Literature, The University of Edinburgh

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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