Pain industriel et paysan n'ont pas les mêmes caractéristiques. Rawpixel.com / Shutterstock
Dominique Desclaux, Inrae; Anaïs Boury-Esnault, Inrae; Delphine Sicard; Ewen Menguy, Inrae; Marie-Françoise Samson, Inrae et Mietton LaurianeLe projet de recherche « Gluten : mythe ou réalité ? » pour lequel nous avions lancé en 2018, dans notre précédent article, un appel aux personnes hypersensibles au gluten et non coeliaques (SGNC) vient de livrer ses premiers résultats.
Plus de 500 personnes ayant répondu à cet appel ont été contactées et les résultats de l’enquête montrent qu’il existe bien une population qui retire le gluten de son alimentation pour des raisons curatives. Mais certaines personnes, se déclarant sensibles, constatent toutefois l’innocuité de certains produits céréaliers artisanaux.
La réorientation vers des produits céréaliers artisanaux est-elle la bonne voie pour les hypersensibles ?
Le projet, mené de manière participative entre les acteurs des filières et les scientifiques, a permis de comparer diverses façons de fabriquer des pains et des pâtes que l’on peut regrouper en deux grands types : l’un plus proche des techniques utilisées par l’industrie, l’autre de celles des paysans qui récoltent blé tendre et blé dur et les transforment directement en farine et semoule, puis en pains et pâtes vendus majoritairement en circuit court.
Les spécificités des pains artisanaux et industriels
Les pains industriels et les pains artisanaux se distinguent en de nombreux points :
Les variétés de blés (généralement non inscrites aux catalogues pour celles utilisées par les paysans-boulangers),
Le procédé de mouture (les paysans-meuniers sont tous équipés de moulins à meules de pierre),
Le ferment (levain privilégié par les paysans, levure pour les pains vendus en grande et moyenne surface),
Et enfin par les étapes du procédé de transformation (pétrissage, fermentation et cuisson dont les modalités peuvent fortement varier).
Deux types de pain ont été comparés : le pain « paysan » (variété de blé cultivée en agriculture biologique AB, moulue sur meules de pierre, avec levain, pétrissage manuel et fermentation longue) et le pain « industriel » (variété de blé recommandée par l’ANMF (Association nationale de la meunerie française), mouture sur cylindres, levure commerciale, pétrissage mécanique et fermentation courte). La comparaison a porté sur les protéines et leur facilité de solubilisation.
Les gliadines et les gluténines sont les protéines qui, une fois hydratées et soumises à une étape de mélange, constituent le gluten du pain ou des pâtes. Elles peuvent être extraites grâce à deux types de solvants : un détergent seul, le SDS (sodium dodecyl sulfate), et l’association d’un détergent et d’un réducteur de liaisons disulfures (le dithioerythritol ou DTE).
Nous faisons l’hypothèse que celles extraites avec l’aide du détergent seul, plus accessibles, seraient plus digestes que celles nécessitant détergent et réducteur – et que celles qui restent non extractibles quelque soit le ou les solvants employés.
À teneur en protéines comparables, les protéines extraites avec le SDS sont deux fois plus nombreuses dans le pain « paysan » (soit 37 % des protéines totales) que dans le pain « industriel » (17 %).
Ces différences sont-elles dues à la variété utilisée, au mode de culture, au type de mouture, ou au procédé de panification ? Nous avons comparé et croisé diverses modalités synthétisées ci-dessous.
Une meilleure digestibilité pour les pains paysans
Il ressort de nos résultats que le pourcentage de protéines extraites avec le SDS varie peu selon les variétés : de 38 à 44 % seulement pour des pains réalisés par un paysan, de 16 à 18 % pour un diagramme de panification plus industriel. La facilité d’extraction des protéines semble donc varier essentiellement selon le procédé de transformation.
Parmi les facteurs étudiés, le ferment a un impact majeur et hautement significatif au niveau statistique : 17 % de protéines extraites par le SDS des pains avec levure, 31 % avec levain. Suivent de loin, mais de manière significative, le type de pétrissage (21 % si pétrissage manuel, 26 % si pétrissage mécanique) et le type de fermentation (longue : 25 %, directe : 22 %). La cuisson au four à bois génère également un pourcentage plus élevé de protéines extraites par le SDS (46 % bois, 42 % électriques).
Une analyse de la digestibilité des protéines du pain a aussi été réalisée par la mesure in vitro du degré de dégradation de ces protéines en présence d’enzymes digestives (gastriques puis intestinales).
Elle confirme ces résultats et en apporte de nouveaux. Ainsi, le plus fort taux (statistiquement significatif) de dégradation des protéines par les enzymes est noté pour des pains fabriqués à partir d’une mouture meules de pierre (18,1 % de protéines dégradées vs 16,3 % sur cylindres), à laquelle on rajoute du levain (19,1 % vs 15,3 % si levure) et subissant une fermentation lente (18,6 % vs 15,8 % si fermentation directe). Il s’agit donc de pains paysans.
Qu’en est-il des pâtes ?
Le même type d’étude a été entrepris avec le blé dur et les pâtes alimentaires.
Les pâtes artisanales ou produites par des paysans se distinguent des industrielles par l’utilisation de variétés de blés durs, cultivées jadis (par exemple, la variété Bidi 17), ou sélectionnées de manière participative avec des paysans (cas de la variété LA1823), cultivées en agriculture biologique, dont les grains sont moulus sur meules de pierre pour donner des produits de granulométrie plus fines que celles des semoules utilisées dans l’industrie.
Le procédé de fabrication des pâtes diffère principalement sur deux étapes :
l’extrusion : elle est très contrôlée dans le procédé industriel (température constante et sous vide),
le séchage : il se pratique le plus souvent à température ambiante dans les procédés artisanaux, et à haute (70 °C), voire très haute température (90 °C) dans les procédés industriels.
Nous avons comparé des pâtes réalisées par un paysan-artisan (variétés « anciennes », mouture sur meules de pierre, paramètres d’extrusion non contrôlés et séchage basse température) et des pâtes de type industriel (variétés recommandées par le SIFPAF-CFSI, mouture sur cylindres, extrusion contrôlée en température et pression, séchage très haute température).
Les pâtes artisanales cuites contiennent davantage de protéines aisément solubilisées en présence de SDS que les pâtes industrielles cuites qui contiennent, à l’inverse, des protéines plus difficilement accessibles, nécessitant l’emploi supplémentaire d’un réducteur de liaisons disulfures. De façon cohérente, si l’on regarde à nouveau le taux de protéolyse, davantage de protéines sont également digérées pour les pâtes artisanales.
Avantage aux pâtes artisanales en termes de digestibilité
Regardons plus en détail l’effet du procédé sur la solubilité des protéines et la digestibilité des pâtes, en commençant par celui de la mouture. Les pâtes cuites, fabriquées à partir de semoules obtenues après mouture sur cylindres dans l’industrie, ont significativement moins de protéines solubilisées par le SDS (-20 %), et plus de protéines non digérées (+7 %).
Comparons maintenant les deux procédés de fabrication de pâtes : l’un, plus proche d’un processus industriel, avec extrusion sous vide à température contrôlée et séchage à très haute température c.-à-d., 90 °C, et l’autre plus proche d’un procédé artisanal, avec extrusion non contrôlée et séchage à température ambiante.
Comme pour la mouture, le procédé de type plus industriel induit moins de protéines aisément solubles dans le SDS, et moins de protéines digérées in vitro. La variété utilisée et le séchage à très haute température sont majoritairement en cause.
Qu’en déduire ?
Nous ne prétendons absolument pas fournir ici des préconisations pour les personnes déclarées hypersensibles au gluten. Nous constatons simplement que les différences majeures entre les produits qu’elles disent pouvoir consommer et ceux qui entraînent l’apparition de symptômes se situent, au niveau biochimique, sur le taux de protéines aisément extraites par le SDS et sur le taux de protéines protéolysées in vitro.
Ces plus forts taux ont été trouvés dans les pains au levain, issus d’une fermentation longue. Et ils sont en outre accrus dans les pains réalisés à partir de farines meules de pierre pétries manuellement, et cuits dans un four à bois. Pour les pâtes, les plus forts taux ont été obtenus sur des produits issus de farines ou de semoules meules de pierre, malaxés, extrudés et séchés de manière douce.
Où trouver ces pains et ces pâtes ? Pour rester dans une cohérence globale, il reste préférable de privilégier votre boulanger ou pastier local et de lui transmettre cet article pour qu’il puise réorienter ses pratiques le cas échéant !
Les auteurs tiennent à remercier Kristel Moinet, co-coordinatrice avec D.Desclaux du projet “Gluten : mythe ou réalité ?” et animatrice de l’association Biocivam 11. Ainsi que Yuna Chiffoleau, Grégori Akermann et Paul Coeurquetin (INRAE-UMR Innovation de Montpellier) qui ont participé au volet sociologique évoqué dans cet article.
Les auteurs remercient toutes les personnes qui ont répondu à l’appel aux hypersensibles lancé en 2018. Ils remercient aussi la Fondation de France et la région Occitanie pour le financement de ces recherches.
Dominique Desclaux, Chercheure en Agronomie et Génétique, Inrae; Anaïs Boury-Esnault, Ingénieure Agronome, Inrae; Delphine Sicard, Directrice de recherche; Ewen Menguy, Ingénieur agronome, Inrae; Marie-Françoise Samson, Chercheuse en biochimie alimentaire, Inrae et Mietton Lauriane, doctorante
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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