Photo de 1MilliDollars sur Unsplash
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Faut-il détester les Crocs ?
François Lévêque, Mines Paris - PSLLes Crocs sont nées de la rencontre imprévisible du sabot suédois et de McDonald’s. Elles tiennent de la forme du premier et du sens des affaires proprement américain du second. Ce type de mariage n’est pas aisé, car gagner de l’argent avec un produit moche n’est pas à la portée de tout le monde. Les sabots troués en mousse tiennent aussi du roi du hamburger par la contestation de leur expansionnisme. Les anti-crocs n’ont pas complètement tort.
Leur critique porte avant tout sur l’esthétique ou plutôt le manque d’esthétique des Crocs. En effet, il n’y a pas photo : un aspect général hideux, une forme lourde, des coloris criards, d’affreux trous sur le dessus, un logo de crocodile ricanant mal dessiné. Bref, la mocheté faite chaussure. Une détestation qui conduit certains blogueurs à prôner des actions de destruction. Pour brûler ou déchiqueter des sabots en plastique, vous pouvez vous inspirer des tutoriels de « Ihatecrocs dot com ». Vous verrez que ce n’est pas facile. Car les Crocs sont moches et entendent le rester : elles sont quasiment indestructibles.
Moches mais confortables
Juger à l’emporte-pièce que les Crocs sont moches est d’autant plus facile que l’entreprise qui les vend le reconnaissait elle-même à ses débuts. Une façon de mieux insister sur leur confort. Sur le fond, en revanche, l’appréciation est moins aisée à porter. Les philosophes réfléchissent depuis des lustres sur la beauté, comme sur son opposé absolu – le laid.
Le moche, trop vulgaire sans doute, reste une catégorie indéfinie en philosophie de l’esthétique. Il ne doit pas être en effet confondu avec le laid. La laideur repousse, avilit et dégrade l’homme. La mocheté n’emporte pas de sentiment aussi violent. « IhateCrocs dot com » est l’exception qui confirme la règle. Le moche agace mais il peut aussi faire sourire. Voire plaire par son côté anticonformiste et anti-élitiste. Le goût du moche peut s’affirmer, le goût du laid non ; il serait alors pathologique.
Une histoire américaine
Quittons ce terrain qui nous est peu familier pour celui de l’économie. Avant d’instruire à charge le cas de Crocs Inc., commençons par un point positif. L’histoire de sa création est exemplaire des vertus américaines en matière d’innovation et de création d’entreprise. Nous sommes en 2002. Un duo de chimistes québecois et amateurs de voile met au point une mousse spécifique pour créer des chaussures bateau légères qui ne glissent pas, résistent à l’eau et évacuent la transpiration. Elles rencontrent un succès d’estime lors d’un salon de la navigation. Elle retient surtout l’attention d’autres jeunes gens qui entrevoient un marché plus large pour ce modèle de chaussures amphibies (d’où le crocodile) et deux-en-un (elles peuvent être portées comme claquette ou comme sandale fermée en remontant la bride derrière le talon).
Ils avaient vu juste. Vingt ans plus tard, plus de 10 millions de paires de Crocs se vendent chaque mois. Crocs Inc. s’est transformé en machine de guerre à gagner de l’argent.
L’entreprise aurait pourtant pu se contenter de produire des sabots en mousse pour son marché de niche, celui des skippers mais surtout celui des professionnels de santé. Passant la journée debout, le personnel hospitalier a rapidement adopté ce modèle de sabot sans lourdes semelles de bois. Si l’entreprise était née en Europe, cette stratégie modeste, certains diraient « petit bras », aurait probablement été suivie.
Une machine de guerre financière
Mais nous sommes aux États-Unis. À l’instar de McDo la visée est de s’adresser à toutes et à tous, de l’enfant d’un an (pointure 17-18) au centenaire, du plongeur de restaurant à l’occupant de la Maison Blanche. Enfin pas tous ! Si Georges W. Bush en a chaussées, Barack Obama n’a jamais été aperçu avec des Crocs aux pieds. Élégance oblige.
La machine de guerre est d’abord financière. Quatre ans après sa création, Crocs Inc. est introduite en bourse. Elle rejoint les grandes stars américaines à très forte croissance du Nasdaq : Apple, Amazon, Starbucks et consorts. Quelques années encore plus tard, Blackstone, la plus grosse société mondiale de private equity (capital-investissement en français), y investit 200 millions de dollars. Les autres grands fonds d’investissement suivront.
L’afflux de dollars sert Crocs Inc. à croître vite, très vite ; et à en gagner plus, beaucoup plus. En accélérant la production ? Non, vous n’y êtes pas. Les usines de Crocs Inc. vont fermer les unes après les autres. Réclamant des profits élevés, les fonds imposent d’externaliser la fabrication. Les sabots en mousse seront moulés à bas coûts en Asie. En Chine, en Indonésie et au Vietnam et non plus au Canada, en Italie ni même au Mexique. L’argent sera investi dans la distribution pour ouvrir des boutiques en propre (plus de 300 aujourd’hui) et développer la vente en ligne (38 % des recettes en 2023).
La personnalisation des Crocs, clé pour vendre plus cher
L’argent permet aussi de grandir par acquisitions. Mentionnons les deux plus marquantes. Un couple du Colorado s’est amusé à boucher les trous des Crocs de la famille avec des petites pièces figurant des fleurs, des fruits et des animaux. Leurs breloques ayant rencontré un succès foudroyant auprès de leurs amis, le couple monte un atelier et crée une société. Crocs Inc. la rachètera un an plus tard. Plusieurs milliers de ces babioles permettent aujourd’hui de décorer les sabots. Ma préférée : les faux doigts de pied qui dépassent proposés en trois couleurs de peau. Ce rachat permet d’accélérer la personnalisation des crocs, une stratégie gagnante pour vendre plus et plus cher.
Moins original, Crocs Inc. a racheté un autre as de la chaussure légère et décontractée, Heydude. Comme ce nom typiquement américain (Salut mec, en français) ne l’indique pas, il s’agit d’une entreprise italienne. Ses chaussures en toile connaissent un grand succès aux États-Unis. Prix de l’acquisition 2,5 milliards de dollars. Un choix de diversification que ne regrette pas Crocs Inc. : l’entreprise double ainsi sa taille et réduit le risque inhérent du produit unique. Un danger particulièrement élevé dans la mode car les consommateurs peuvent vite abandonner le lendemain ce qu’ils ont chéri la veille.
Marketing d’enfer
La machine de guerre du sabot en mousse repose également sur un marketing d’enfer et une protection des marques de batterie antiaérienne. Crocs Inc. a repris le modèle collaboratif qui a si bien réussi aux sneakers : s’associer avec des célébrités et des créateurs de mode pour promouvoir ses produits et les rendre tendance. On ne compte plus les stars de la musique ou du cinéma ayant monnayé leur image contre des apparitions en crocs sur les tapis rouges et les réseaux sociaux. Citons la vedette pop Justin Bieber car il a osé porter son modèle avec des chaussettes ! Ou encore l’actrice Yang Mi, ambassadrice de la marque en Chine et ses 112 millions de followers sur Weibo. Du côté des créateurs, on retiendra, parmi de nombreux autres, Balenciaga et ses mules Hardcrocs et son modèle à haut talon.
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Transformation réussie : les crocs ne sont plus d’abord moches et confortables ; elles sont devenues cool et hype. Plus de raison de ne jamais les chausser au-delà de la porte de son palier ou de la grille de son jardin. Au contraire, s’afficher avec comme tout le monde. (En France, même Roselyne Bachelot et le Prince de Monaco en portent.) Le marketing à l’américaine a réussi à faire croire à beaucoup de gens que les crocs peuvent changer leur vie. Mais après tout, Cendrillon, le Petit Poucet et le maître du Chat botté n’ont-ils pas été sauvés par une paire de chaussures ?
Une armada d’avocats
Crocs Inc. a édifié une ligne de défense impressionnante pour s’opposer aux contrefaçons ennemies. « Nous poursuivons de manière agressive les actions en matière de copie, de violation de propriété intellectuelle et de saisie douanière dans le monde entier ». Cet avertissement sur crocs.com ne laisse place à aucun doute. Une batterie de juristes spécialisés monte la garde pour défendre plusieurs milliers de brevets d’invention, marques commerciales, dessins et modèles déposés. Cette protection tous azimuts agit comme force de dissuasion. Auprès de petites et moyennes entreprises qui ne peuvent pas suivre en matière de dépenses juridiques. Auprès des grandes qui savent que si elles parviennent à invalider un brevet de Crocs Inc. devant les juges, l’entreprise de sabots en mousse se retranchera derrière d’autres titres de propriété intellectuelle. Walmart, le géant américain de la distribution, attaqué pour contrefaçon, a ainsi préféré jeter l’éponge.
Les travers du système américain de la propriété intellectuelle sont bien connus. En protégeant toujours trop les déposants, il est devenu un distributeur de monopoles toujours plus larges et plus difficiles à contester. Au point de nuire aux innovations de seconde génération. Crocs Inc. ne devrait pas voir son sabot en mousse menacé aux États-Unis où elle réalise les deux tiers de ses ventes. Ce sera plus délicat en Asie où de toute façon la tong reste la reine des chaussures.
Vous l’aurez compris si vous avez lu mon précédent article sur les nu-pieds, ma sympathie va aux tongs. D’un côté, des chaussures universelles, modestes, portées sans tapage par des milliards de femmes, d’hommes et d’enfants. Tout le monde peut en fabriquer et en vendre, des entreprises anonymes comme des géants de la chaussure de marque. D’un autre, des sabots troués en mousse – degré zéro de l’érotisme – qui veulent conquérir le monde à coup de dollars, de babioles, d’influenceurs, d’acquisitions et de brevets. Pour étendre son monopole, toujours et sans cesse. Le Time Magazine s’était pas trompé en incluant les Crocs dans sa liste des 50 pires inventions.
François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris - PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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