Cassandre, la prophétesse qui disait toujours la vérité

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La Pythie de Delphes d’après John William Godward (The Delphic Oracle, 1899). Wikimédia

Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine

Qu’il s’agisse de l’épée de Damoclès, du tonneau des Danaïdes ou de la cuisse de Jupiter, les poncifs mythologiques abreuvent régulièrement les médias. Avec la crise sanitaire est apparue une nouvelle épidémie, celle des experts qui « jouent les Cassandre ».

Mais que sait-on de la célèbre princesse troyenne, douée du don de prophétie et cruellement jugée pour sa lucidité ?

Cassandre n’est pas un personnage historique, mais une figure de la mythologie grecque. Elle était la fille du roi de Troie Priam. Une beauté, dès son plus jeune âge, d’après la légende. Un jour, alors qu’elle s’était assoupie dans un temple, le dieu Apollon, excité à sa vue, la réveille et lui signifie qu’il apprécierait de faire l’amour avec elle. En échange de ses charmes et de sa virginité, il lui offre le pouvoir de deviner l’avenir. Cassandre accepte le marché. Elle reçoit le cadeau divin mais refuse ensuite de payer son dû.

Fâché, Apollon, demande alors à la jeune fille de ne lui accorder qu’un seul baiser. Mais au moment de l’embrasser, il lui crache dans la bouche. Ainsi, Cassandre sera une prophétesse inutile. Elle pourra conserver le don de prophétie, mais ne pourra jamais en faire aucun usage efficace, car nul humain ne croira en ses prédictions. Terrible malédiction ! Cassandre incarne l’être doué d’une extrême lucidité mais dans l’incapacité de la partager. Elle ne peut empêcher les malheurs qu’elle prédit, ni sauver ses proches dont elle prévoit la perte. Sa perspicacité est incommunicable.

Cassandre annonce aux Troyens que le cheval en bois, laissé par les Grecs sur le rivage de Troie, est un stratagème pour prendre la ville. Elle tente d’empêcher ses concitoyens d’introduire l’instrument de leur perte au sein de la cité. En vain. On la prend pour une folle.

Dans Agamemnon, tragédie d’Eschyle, la jeune fille, devenue la captive du vainqueur, le roi Agamemnon, s’exclame (vers 1171-1172) :

« Rien n’a pu sauver Troie de sa ruine présente, et moi, toute enflammée du souffle divin, je serai bientôt étendue contre terre ! »

La malheureuse ne peut s’empêcher d’entrevoir sa propre mort. Son don prophétique n’a pour seul effet que de la faire souffrir jusqu’à sa fin tragique qu’elle connaît d’avance. C’est une véritable torture quotidienne que lui a infligée Apollon.

La sympathique hirondelle de La Fontaine

Jean de La Fontaine a transposé Cassandre sous la forme d’une hirondelle dans sa fable « L’Hirondelle et les petits oiseaux ».

Par pure sympathie, l’hirondelle met en garde des oisillons sur le danger qui les menace, alors qu’un paysan sème du chanvre non loin de leur nid. Sans effet :

Les Oisillons, las de l’entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément
Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche seulement.

L’hirondelle, avatar de Cassandre, est pour le fabuliste une figure éminemment positive, à la fois douée d’une intelligence supérieure et d’une grande générosité. Ses conseils ne sont motivés que par son désir d’assurer le bonheur d’autrui.

Prophétesse de malheur

Aujourd’hui, par contre, et par un étonnant retournement, Cassandre est devenue synonyme de prophétesse de malheur, comme en témoignent de nombreux articles publiés récemment dans la presse.

L’expression « jouer les Cassandre » est utilisée pour désigner une personne qui profère des annonces exagérément dramatiques. Bien sûr, elle ne condamne pas Cassandre elle-même, mais plutôt ses imitateurs non qualifiés. La princesse troyenne de la mythologie ne s’en trouve pas moins associée à vision très pessimiste de l’avenir.

La Pythie de Delphes d’après John Collier (1891). Wikimedia, CC BY

C’est dans ce sens totalement négatif que le premier ministre grec Alexis Tsipras fait référence à la prophétesse lors d’un discours tenu après sa victoire en 2015 : « Le nouveau gouvernement grec, affirme-t-il, va prouver que toutes les Cassandre du monde ont tort. »

Tsipras entendait ainsi dénoncer les politiciens et banquiers qui prévoyaient l’effondrement économique de la Grèce. Sauf que les qualifier de « Cassandre » revenait en fait à leur donner raison. Car Cassandre ne peut se tromper. C’est même sa principale caractéristique. Comme l’écrit Eschyle, elle est par excellence la figure de la « prophétesse de vérité » ou alèthomantis. Elle est sans cesse « très » (agan), voire presque « trop », véridique (Eschyle, Agamemnon, vers 1241).

Le métier de prophétesse en Grèce antique

Si Cassandre est une figure légendaire, des femmes bien réelles ont exercé le métier de prophétesse dans plusieurs sanctuaires du monde grec antique.

Ainsi, à Delphes, dans le sanctuaire d’Apollon, la prêtresse nommée Pythie rendait ses oracles, assise sur un trépied.

Le roi d’Athènes Egée consulte l’oracle de Delphes. Céramique attique, 440-430 av. J.-C. Wikimedia, CC BY

C’est d’ailleurs cette prophétesse d’Apollon qu’Eschyle prit pour modèle lorsqu’il conçut le personnage de Cassandre pour sa tragédie, Agamemnon.

La Pythie de Delphes délirait-elle ?

Le fonctionnement de l’oracle demeure assez mystérieux. Selon l’auteur antique Plutarque, une fois installée sur son trépied, la Pythie s’agitait, comme si elle avait été hors d’elle-même, dans un état d’émotion et d’instabilité. Plutarque évoque même un accident qui survint lors d’une consultation : une Pythie « complètement bouleversée, s’élança vers la sortie avec un cri étrange et s’écroula sur le sol » (Plutarque, Sur la disparition des oracles 51). Elle mourut peu après.

De son côté, le poète latin Lucain (Pharsale V) évoque l’état de transe qui s’empare de la prêtresse dans son antre, aménagé sous le temple d’Apollon.

« Tantôt son visage est glacé, tantôt menaçant et terrible ; il n’est pas deux instants le même, tour à tour couvert d’une pâleur livide et d’une brûlante rougeur. Mais sa pâleur n’est pas celle que cause l’effroi ; elle est effrayante elle-même. Son sein soulevé par de violents soupirs, ressemble aux vagues qui se balancent avec bruit […] »

Dans les années 1950, l’helléniste Pierre Amandry critiqua ces descriptions outrancières. À l’opposé, écrit-il, les consultations de la Pythie étaient généralement empreintes d’une « dignité tranquille ».

S’il ne faut pas prendre à la lettre la description de Lucain, une certaine agitation physique de la part de la Pythie paraît néanmoins probable. La prophétesse se devait sans doute de manifester son enthousiasme, c’est-à-dire, dans le sens étymologique, l’inspiration divine qu’elle était censée recevoir en elle comme une forme de possession.

Mais jouait-elle la comédie ou bien provoquait-elle son propre délire en inhalant des substances toxiques ou des vapeurs hallucinogènes émanant de la terre sous le sanctuaire, comme on l’a parfois suggéré ?

Fermement rejetée au XXe siècle, en l’absence de traces archéologiques susceptibles de la confirmer, cette thèse a cependant à nouveau été avancée par une équipe de chercheurs américains en 2001. Lors de leur exploration du temple de Delphes, ils ont identifié une faille géologique et découvert la présence d’oxyde d’éthylène, un gaz potentiellement euphorisant.

La Pythie, sculpture de Marcello (pseudonyme d’Adèle d’Affry), 1870. Wikimedia, CC BY

Rien ne prouve cependant que la Pythie en faisait usage. Et les débats sur le fonctionnement de l’oracle delphique, si vifs au siècle dernier, ne paraissent pas clos pour autant.

Une prophétesse sous influence

La Pythie était consultée pour des raisons autant privées que politiques. L’historien antique Hérodote raconte que ses oracles pouvaient faire l’objet de véritables manipulations. Elle fut notamment instrumentalisée à plusieurs reprises par des rois de Sparte. La révélation d’une affaire de subornation, évoquée par Hérodote (Histoires VI, 66), provoqua un tel scandale que la Pythie incriminée fut même destituée.

Une prophétesse sous influence : c’est ainsi que certains médias présentent aujourd’hui Greta Thunberg : la jeune militante écologiste divise l’opinion.

Est-elle une nouvelle Pythie manipulée ou bien une prophétesse de vérité, à l’instar de la mythique princesse de Troie ?The Conversation

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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