Image de freepikAdolescence : pour lutter contre le cyberharcèlement, comprendre les logiques de réputation sur les réseaux sociaux
Bérengère Stassin, Université de Lorraine et Margot Déage, Université Grenoble Alpes (UGA)La course à la popularité inhérente au fonctionnement des réseaux sociaux conduit parfois les jeunes utilisateurs à prendre des risques qui peuvent nourrir différentes formes de cyberharcèlement. Comment leur apprendre à se protéger ? Au-delà d’une maîtrise technique, n’est-ce pas l’acquisition d’une culture numérique critique qui est en jeu ?
Les plates-formes numériques possèdent des fonctionnalités qui incitent les usagers à partager toujours plus de contenus ou à réagir aux publications d’autres internautes. Toutes ces actions laissent des traces. Et ces traces, qui participent de la construction de l’identité numérique des individus, sont transformées en indicateurs visibles de popularité ou de « capital amical ».
Ces fonctionnalités incitent les usagers à mettre en place des tactiques pour gagner en audience et en sociabilité qui peuvent se retourner contre eux et nourrir un cyberharcèlement prenant racine dans les discriminations sexistes, raciales ou homophobes qui traversent la société.
Dans cette logique, il arrive que des contenus échappent à leur premier auteur et se diffusent de manière virale, provoquant le lynchage d’une personne, indépendamment des intentions initiales de publication. De même, des applications sont aujourd’hui développées pour contourner les garde-fous de certaines plates-formes et permettre la capture de données censées être éphémères, mais qui laissent alors une trace susceptible de ressortir à tout moment et d’être récupérée à des fins malveillantes.
Plongée dans les coulisses de Snapchat, réseau prisé par les adolescents, pour mieux identifier les risques auxquels ils sont confrontés et les pistes de prévention possibles.
Comment se construit l’identité numérique
L’identité numérique se construit à partir des traces que les usagers des plates-formes laissent derrière eux, mais aussi en fonction de la finalité de ces dernières et des contraintes de présentation qu’elles imposent. Une personne ne valorise pas la même facette de son identité lorsqu’elle cherche un emploi sur LinkedIn et lorsqu’elle cherche à faire une rencontre amoureuse sur Tinder :
« La présentation de soi sur le web articule étroitement les instructions des interfaces d’enregistrement et les calculs que font les utilisateurs pour produire la meilleure impression d’eux-mêmes. Aussi l’identité numérique est-elle une coproduction où se rencontrent les stratégies des plates-formes et les tactiques des utilisateurs ».
Cette identité peut aussi être définie selon trois dimensions : « déclarative » (ce que les usagers disent d’eux ou des autres à travers leurs publications), « agissante » (les traces que ces publications laissent et qui apparaissent sous forme de notifications à l’attention de leur réseau) et « calculée » (nombres d’amis ou de likes). La dimension chiffrée constitue des marqueurs de réputation intégrés aux interfaces des plates-formes, affichant la synthèse des jugements à l’égard d’une personne, fonctionnant souvent comme un indicateur de popularité, c’est-à-dire de la capacité à se faire apprécier par le plus grand nombre.
Sur la plate-forme Snapchat, utilisée régulièrement par 37 % des moins de 13 ans en 2024 et par 80 % des 16-25 ans en 2023, des fonctionnalités ludiques matérialisent cette dimension calculée. Les snapflammes comptabilisent le nombre de jours d’échanges réciproques et sans interruption entre deux personnes, les charmes récompensent des interactions spécifiques quand les émojis d’amis distinguent les interactions les plus régulières.
Les fonctionnalités des plates-formes au service du cyberharcèlement
Le cyberharcèlement s’appuie sur les trois dimensions de l’identité et se nourrit des fonctionnalités offertes par les plates-formes.
Les insultes ou les rumeurs lancées envers autrui relèvent du « déclaratif ». Une fois publiées, elles échappent à leur auteur. Partagées et conservées par des captures d’écran, elles laissent des traces qui sont susceptibles de ressurgir des mois voire des années plus tard. Les attaques sont amplifiées par la dimension « agissante » qui signale chaque nouvelle réaction aux réseaux de contacts de la victime et de l’agresseur.
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La diffusion de contenus compromettants peut être motivée par un souhait d’attirer l’attention sur soi, de faire rire les autres en se moquant d’autrui et de gagner en popularité, une course à l’audience qui renvoie à la dimension « calculée » de l’identité. Les métriques sur lesquelles cette dernière repose renforcent l’engagement quotidien des usagers et les incitent à maintenir des échanges constants. Elles participent à la création d’un « capital amical » mesuré en nombre d’interactions, parfois capturé et diffusé en story publique comme preuve de popularité, mais sans forcément assurer de la qualité des relations.
Des « effets de désinhibition » en ligne
Snapchat est une application qui se distingue par des échanges éphémères centrés sur l’image et qui modifie la manière dont les jeunes construisent leur identité numérique. L’identité « figurative » mise en scène dans les photographies et les vidéos prend le pas sur l’identité « déclarative », textuelle ou verbale. Conçu pour les conversations privées entre « amis proches », le réseau fantôme où la plupart des métriques sont privées est aussi détourné par les jeunes usagers qui cherchent à y faire des rencontres pour promouvoir leur « identité calculée ».
Par défaut, les contenus envoyés sur l’application disparaissent après lecture, notifiant toute capture d’écran de la part du destinataire. Ces garanties encouragent les usagers à partager davantage qu’ils ne le feraient sur une plate-forme qui garde des traces ou en face-à-face, sous le contrôle aiguisé des pairs.
Le cyberpsychologue John Suler parle d’« effet de désinhibition », qui reste bien souvent bénin, quand il favorise des échanges sincères et intimes, mais peut s’avérer toxique, quand il provoque des comportements malveillants. Derrière l’écran, l’usager peut ne pas se rendre compte de la violence de ses agissements ou se sentir protégé des conséquences.
Quand les garde-fous de Snapchat sont contournés
Des applications tierces et diverses astuces contournent les garde-fous de Snapchat en permettant aux usagers de réaliser des captures à l’insu de l’interlocuteur. Ces dernières peuvent alors être conservées dans des « dossiers » et ressorties à tout moment pour « faire des réputations », lancer des rumeurs contre des rivaux ou d’anciennes relations amicales ou amoureuses.
Dans des cas extrêmes, ces données volées peuvent faire l’objet de chantage pour obtenir des faveurs sexuelles (on parle de sextorsion), alimenter des « comptes fishas », provoquer le lynchage d’une personne et inciter l’audience à faire de même. Diffusés dans le chat, pouvant réunir des groupes constitués de jusqu’à 201 snapchateurs, ces contenus privés échappent à toute modération.
Si les flammes, les charmes et les émojis d’amis récompensent les conversations régulières, ils exercent aussi une pression à la performance sociale. Les flammes, en particulier, qui comptabilisent les échanges quotidiens ininterrompus, incitent aux échanges phatiques, de capture d’écrans vides dans le seul but d’entretenir la flamme, voire provoquent des ruptures relationnelles, quand le message n’a pas pu être envoyé à temps pour sauver la flamme.
Pour prévenir les oublis ou les pannes de téléphone, les jeunes usagers s’échangent leurs mots de passe, exposant leurs données personnelles à l’instabilité des relations adolescentes. Les usurpations d’identité sont aussi facilitées dans la mesure où Snapchat permet à ses utilisateurs de créer autant de comptes que d’adresses mail, sur simple déclaration de nom, prénom et date de naissance.
Renforcer la culture numérique des élèves pour lutter contre le cyberharcèlement
Afin de lutter contre la cyberviolence et le cyberharcèlement dont elle se fait le théâtre, la plate-forme Snapchat prend des dispositions pour optimiser le retrait de certains contenus, la suspension des comptes problématiques et accélérer les procédures de signalement. Ces dernières sont aujourd’hui bien connues des adolescents qui sont de plus en plus nombreux à signaler régulièrement des contenus qu’ils jugent choquants, haineux ou suspicieux.
En partenariat avec l’association e-Enfance (gestionnaire de la ligne d’écoute 3018), l’entreprise a également développé un guide à destination des parents ou des tuteurs légaux soucieux d’encadrer les pratiques numériques de leurs enfants.
Cependant, il est « illusoire » de croire que l’on peut amener les élèves à une parfaite maîtrise du numérique « dont certaines strates se soustraient obstinément au décodage critique ». L’enjeu réside plutôt dans l’acquisition d’une « culture numérique critique » passant par le développement de compétences techniques et documentaires ainsi que de l’esprit critique permettant de se mouvoir dans un environnement info-communicationnel de plus en plus complexe, en ayant conscience du rôle joué par les fonctionnalités des plates-formes dans la mise en scène et l’instrumentalisation de l’identité numérique des individus.
Bérengère Stassin, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, membre du CREM, Université de Lorraine et Margot Déage, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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