À la fin du XIX? siècle, l’usage de la cocaïne a transformé les consultations chez le dentiste

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Edouard Vuillard, Le Docteur Georges Viau dans son cabinet dentaire, 1914. Musée d'Orsay

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À la fin du XIX? siècle, l’usage de la cocaïne a transformé les consultations chez le dentiste

Edouard Vuillard, Le Docteur Georges Viau dans son cabinet dentaire, 1914. Musée d'Orsay
Zoë Dubus, Sciences Po

En 1884, la cocaïne produit une « révolution » dans l’histoire de la médecine : pour la première fois, il est possible, grâce à cette substance, de pratiquer des anesthésies locales, et les dentistes vont particulièrement bénéficier de cette découverte.

En cette fin du XIXe siècle, aller chez un ou une dentiste reste un moment angoissant et douloureux. On peut par exemple se rendre compte de la terreur qui saisissait les patients et patientes lors des extractions de dents grâce aux observations d’Henri Rodier en 1890 dont voici quelques extraits :

Femme de 26 ans : « Malaise général à la vue de l’instrument. Larmes, sanglots. Attaque d’hystérie légère. Yeux convulsés. Pupilles contractées. Jambes paralysées et insensibles. Pouls, 116. Respiration forte avec contraction et dilatation alternatives des narines. »

Femme de 22 ans, couturière : « Sueurs profuses. Grande émotion. Pleurs. Anéantissement et trépidation générale. Jambes paralysées. Angoisse précordiale. Pouls accéléré. »

Homme de 32 ans « très faible » : « Agitation. Poitrine serrée, angoisse précordiale. Sueurs froides. Tête lourde, étourdissement, envie de vomir. »

Cette spécialité a encore une forte aura de charlatanisme. Il n’existe pas d’école pour former les futurs dentistes, pas non plus de diplôme obligatoire. Dans ces conditions, n’importe qui pouvait se déclarer dentiste.

Un diplôme de chirurgien-dentiste existait bien depuis 1699, mais la plus grande partie de la population ne pouvait pas se payer les services de ces spécialistes.

Dans l’imaginaire collectif d’ailleurs, la population ne faisait pas de distinction entre les « dentistes-experts » et les autres. Ce corps de métier était donc méprisé mais il était impossible de s’en passer. Les praticiens et praticiennes se déplaçaient de ville en ville pour proposer leurs services lors des marchés et des foires, s’entourant parfois de musiciens pour couvrir les cris des malades. Ils annonçaient leur présence dans des publicités publiées dans la presse locale :

Leur travail principal était en fait d’arracher les dents, sans anesthésie.

Jean Veber – L’Arracheuse de dents, 1904. Gallica

On trouve à l’époque des dentistes femmes, comme Hélène Purkis (en image) ou Marie Delpeuch, cette dernière obtenant en 1827 le droit pour toutes les femmes d’exercer le métier.

Elles sont au moins quarante en 1900 à Paris selon Hubertine Auclert, qui explique combien cette profession est désormais perçue comme « honorable », une « carrière de rêve » pour les jeunes filles. Que s’est-il donc passé pour que les représentations sur la profession changent ainsi si rapidement ? À la fin du XIXe siècle, la possibilité de supprimer la douleur des opérations va transformer en quelques années la pratique de cette profession.

La cocaïne, médicament prometteur

À partir de 1884, les dentistes disposent en effet désormais de la cocaïne, permettant de réaliser des anesthésies locales en quelques minutes. La substance, synthétisée par le chimiste allemand Nieman dès 1859, coûtait jusque là trop cher pour être utilisée.

Avec l’amélioration des moyens de transport pour acheminer plus rapidement les feuilles de coca en Europe, les médecins en explorent les propriétés ; la substance n’est alors pas considérée comme une “drogue” : il s’agit d’un médicament très prometteur, notamment grâce à ses vertus stimulantes.

En septembre 1884, l’ophtalmologue Carl Koller publie une découverte révolutionnaire pour la médecine de l’époque : la cocaïne peut insensibiliser pour quelques dizaines de minutes de petites zones du corps. Les dentistes sont parmi les premiers à s’en emparer. Des publicités fleurissent dans la presse populaire pour annoncer la découverte et l’emploi de l’anesthésique, fautes d’orthographe comprises !

Publicité parue dans le Courrier de Saône-et-Loire le 25 avril 1887, p. 3. Retronews/Gallica
Publicité parue dans le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 23 août 1885. Retronews
Publicité parue dans Le Petit Marseillais, 30 mars 1885, p. 4. Retronews

L’usage de la cocaïne va leur apporter une légitimité inespérée auprès de la population. Il leur suffit de badigeonner la gencive et de placer le coton imbibé de cocaïne dans le creux de la dent pour voir la zone presque immédiatement insensibilisée. On peut aussi injecter directement la cocaïne dans la gencive. Les malades « même les plus douillets » sont enchantées par l’effet « extraordinaire » de la substance. Les dentistes quant à eux se réjouissent de ce que leurs clients et clientes ne craignent plus leur spécialité.

C’est également à partir de l’usage de la cocaïne que la posture d’examen chez les dentistes va évoluer : on passe ainsi de la position assise à allongée pour éviter les syncopes dues à l’injection. Or cette position, nouvelle pour les malades comme pour les praticiens, n’allait pas de soi. En 1898, le docteur L. O’Folowell décrit ses difficultés à allonger ses malades, en particulier les hommes :

« Nous avons vu des malades souffrant atrocement d’une dent cariée venir en réclamer l’extraction. Ils s’installent dans le fauteuil, nous examinons la dent malade et jugeant que l’avulsion sera très douloureuse, nous décidons d’anesthésier le sujet. Nous faisons alors jouer la vis qui incline le dossier, à peine le malade est-il tombé en arrière qu’il se redresse et l’air inquiet demande ce qu’on va lui faire. – Une simple piqûre sur la gencive pour que vous ne souffriez pas ; allons, couchez-vous. Le malade proteste, prétend celle position inutile et, pensant qu’on veut l’étendre parce que l’on craint de lui une faiblesse, vous assure qu’il est plein de courage. Vous donnez des explications, vous insistez, peine perdue. Le plus souvent, ou vous êtes obligé d’opérer sans anesthésie, ou le malade refuse l’extraction. »

Le premier fauteuil permettant au dentiste d’opérer en position horizontale (avec la tête au même niveau que le tronc) est présenté en 1893 à la Société d’Odontologie par le professeur de l’École dentaire de Paris, Paul Martinier, qui l’a fait réaliser par la maison Billard. Cette innovation technique est directement et expressément liée à l’usage de la cocaïne.

Auparavant, les fauteuils s’inclinaient en même temps que le siège ou ne s’inclinaient pas suffisamment. En cas de syncope, les dentistes devaient coucher la personne sur le sol.

Fauteuils de dentistes, années 1860 et 1890.

Fauteuils de dentistes, années 1860 et 1890 :

Mais cet usage de la cocaïne par des professionnels est vécue comme une concurrence déloyale par les médecins pratiquant la dentisterie. Ils parviendront à obtenir le monopole de l’usage de cocaïne en 1892 suite à un lobbying intense au sein de la presse médicale pour dénoncer de supposés abus et accidents parfois mortels.

Le professeur Reclus, fervent défenseur de la cocaïne, condamne quant à lui une entreprise de diabolisation de la substance. Après une étude méticuleuse menée entre 1889 et 1892 au sujet des 126 prétendus accidents mortels causés par la cocaïne au niveau international, il parvient à les réfuter un par un et déclare : « l’alcaloïde n’est pas responsable des méfaits commis en son nom ».

En réalité, la plupart des « empoisonnements » répertoriés sont des intoxications « légères » n’ayant pas causé la mort ; les quelques cas de décès sont liés à des usages inappropriés de la substance ou à des malades ayant une pathologie grave. Bien employée, la cocaïne est selon lui d’une parfaite innocuité.

Il souligne d’ailleurs qu’étant donné le grand nombre de dentistes qui l’emploient chaque jour, comme Bouchart, dentiste à Lille, qui déclare avoir depuis six ans retiré plus de 5 000 « dents ou chicots » grâce à la cocaïne en 1890, le nombre d’accidents rapporté est bien faible.

Reclus insiste : les médecins eux-mêmes sont en fait bien plus souvent en cause que les dentistes, tel ce médecin de Philadelphie qui injecte d’un coup 3,60g de cocaïne dans l’urètre de son patient, soit 40 fois la dose normale ! (Ici le patient est bien décédé mais Reclus considère – à juste titre – que c’est le médecin et non la cocaïne qui est à condamner).

En 1892 donc, les dentistes perdent malgré tout le droit d’utiliser la cocaïne s’ils ne sont pas accompagnés d’un docteur en médecine. Dans la foulée, un diplôme de chirurgien-dentiste est enfin créé, légitimant définitivement cette profession. Ces nouveaux praticiens et praticiennes reçoivent dès lors une formation spécifique concernant l’anesthésie à la cocaïne, qui aura donc tant marqué la pratique de la dentisterie qu’elle l’aura fait passer du domaine du charlatanisme à celui de la médecine officielle !

Elle révolutionne par ailleurs à la même époque d’autres disciplines médicales en permettant des opérations jusqu’alors impossibles, en ophtalmologie ou en laryngologie par exemple. Son usage permettra en 1901 d’inventer la péridurale. De nos jours, bien qu’étant désormais très rarement employée, la cocaïne fait toujours partie de la pharmacopée française.

Zoë Dubus, Post docorante en histoire de la médecine, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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