Au Japon, le Boom des mariages avec des personnages de fiction

Sociétés
The Conversation Agnès Giard, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Au Japon, le nombre de mariages n’a jamais été aussi bas depuis la Seconde Guerre mondiale. Par contraste, un nombre croissant de personnes – surtout des femmes – épousent des personnages fictifs dans le cadre de mises en scène visant à brouiller les frontières qui séparent le jeu du réel.

Comment comprendre ce phénomène ? Celles qui selon leurs propres termes « préfèrent » épouser un simulacre le font-elles vraiment par choix ? Et si tant est qu’il y ait un choix, oppose-t-il de façon tranchée le réel à la fiction ?

Pour répondre à ces questions, il faut d’abord noter que ce boom des mariages avec des personnages s’inscrit dans le contexte plus large d’un développement exponentiel de contenus ludiques ciblant les femmes célibataires et, par extension, toutes celles qui se sentent seules ou en carence d’émois.

Jeux pour jeunes filles

Les plus populaires de ces contenus destinés à « faire palpiter le cœur » sont des applications romantiques nommées otome games (« jeux pour jeunes filles »), qui offrent la possibilité d’entretenir une relation amoureuse avec un personnage numérique. Téléchargeables sur smartphone ou sur console, ces jeux offrent des gammes de partenaires désignés sous le nom d’ikemen (« beaux gosses »), conçus pour répondre aux besoins émotionnels des utilisatrices qui communiquent avec eux par le biais d’écrans tactiles.

Environ 400 firmes se partagent le marché, parmi lesquelles certaines font grand bruit dans les médias : en 2019, Voltage dépasse le chiffre record de 70 millions d’utilisatrices enregistrées dans le monde. En 2021, Coly fait une entrée en bourse remarquée, doublant la valeur de ses titres à hauteur de 118 millions d’euros. À Tokyo, Animate Girl Festival, le principal salon dédié aux otome games, fait sauter le plafond des 100 000 entrées (avant la pandémie et l’interdiction des rassemblements de foule).

Le succès de ces jeux est tel qu’au Japon leurs revenus atteignent, en 2020, 80 milliards de yens (608 millions d’euros). Bien que ce chiffre ne représente qu’un marché de niche (6 % des revenus générés par les jeux pour smartphone au Japon, à en croire un expert cité par le journal économique Nikkei, il correspond à un phénomène de fond, porté par une frange très active de joueuses qui s’adonnent à l’amour de leur personnage favori (oshi-kyara) comme à une forme d’engagement spirituel.

A la poursuite du bien-aimé… jusque devant l’autel

La plupart d’entre elles ne se contentent en effet pas de jouer sur les applis. Poursuivant leur bien-aimé dans les espaces intermédiaires qui le voient « apparaître », elles se l’approprient de toutes les manières possibles : en achetant les poupées, les sacs, ou les figurines à son image, mais aussi les boissons, les CD ou les parfums portant son nom, afin que sa présence ne les quitte jamais, même la nuit.

Pour renforcer le lien intime, certaines présentent le personnage comme leur époux. Allant plus loin, d’autres organisent des cérémonies dont elles partagent les images afin que ces unions – à défaut d’être reconnues par l’état civil – soient validées par la communauté de leurs pairs.

Ces images rencontrent sur les réseaux un écho grandissant et suscitent, par effet boule de neige, une véritable escalade. Le 27 janvier 2022, une femme âgée d’environ 25 ans, nommée Yuko, met en ligne sur son compte Twitter les photos de son mariage avec un personnage de la franchise Durarara !, prises dans le décor luxueux d’un grand hôtel.

Tweet de Yuko annonçant son mariage avec Shizuo Heiwajima (personnage de la série Durarara !). Suivant les usages dans le milieu des fans, la date du mariage correspond à l’anniversaire du personnage. Twitter

Vêtue d’une robe blanche, elle pose près d’un panneau reproduisant l’image grandeur nature du personnage : « Merci d’être né, écrit-elle. Je prête serment de t’aimer à jamais. » Leur relation dure depuis déjà 15 ans : Yuko affirme être tombée amoureuse en cinquième année de primaire (soit vers l’âge de 10-11 ans).

La salle de mariage a été décorée d’objets fortement associés au personnage (panneaux de signalisation, bandes jaunes de sécurité rappelant qu’il s’agit d’un tueur). Yuko tient un bouquet jaune car le jaune est la couleur fétiche de son époux.

Deux jours plus tard, son message est classé au quatrième rang des tweets les plus partagés au Japon. À l’instar de Yuko, rivalisant d’imagination, les joueuses investissent des espaces toujours plus photogéniques afin de célébrer leurs noces. Certaines louent des studios qu’elles mettent parfois deux semaines à décorer, recouvrant les parois – du sol au plafond – avec les images de leur oshi-kyara, afin de lui « offrir » l’équivalent d’un autel.

D’autres réservent des chambres dites « de princesse » dans les hôtels dont les décorations s’inspirent des contes de fées. D’autres encore célèbrent leur mariage dans des chapelles de location. Prenant exemple sur Akihiko Kondô – un homme qui, en novembre 2018, a épousé l’idole virtuelle Hatsune Miku au cours d’une cérémonie organisée par une agence –, les fans d’otome games veulent, en nombre croissant, célébrer des mariages en tout point similaires à ceux des couples « normaux », c’est-à-dire authentifiés par la présence de témoins et par l’aura d’un décorum emprunté aux rituels occidentaux.

Le gâteau de mariage (avec de la crème car Shizuo adore les desserts lactés), ainsi que les marchandises déployées sur l’autel représentent le personnage. Les sentiments sont rendus tangibles, concrets. Twitter

Mariages solo

La demande est telle que de nombreuses agences spécialisées dans les « mariages solo » proposent maintenant aux clientes d’épouser leur « favori » (oshi), c’est-à-dire d’échanger leurs vœux avec un personnage figuré par une poupée de chiffon ou par un panneau découpé.

Créée en 2018 par une femme – Sachiko Ogino –, l’agence AIM affirme célébrer entre 20 et 30 cérémonies par mois. Elle propose même des « fêtes de filles » (joshi-kai) pour les clientes désirant célébrer leurs unions à plusieurs. Chaque cérémonie dure deux heures, habillage, maquillage et séance photo inclus. Interrogée par la revue Joshi Spa en novembre 2021, Sachiko Ogino explique :

« Il y a de plus en plus de personnes qui ne prévoient pas de mariage dans leur vie mais qui rêvent de porter une belle robe de mariée. »

Se présente aussi parfois le cas de femmes qui renversent les perspectives, jugeant qu’aimer un personnage relève d’un ordre supérieur dans leur hiérarchie des valeurs. Parmi les clientes de l’agence AIM, certaines ont planifié un mariage de convenance (avec un homme en chair et en os) et se dépêchent de célébrer ce qu’elles appellent un « vrai » mariage (avec un personnage) afin que leur oshi soit le premier, pour toujours. De l’humain ou du simulacre, lequel est plus le plus « réel » ?

La « troisième dimension »

Dans leur volonté de matérialiser la présence bien-aimée, les joueuses s’efforcent, autant que possible, de réduire la distance qui sépare ce qu’elles nomment la « troisième dimension » (san-jigen) de la « deuxième dimension » (ni-jigen). Elles créent collectivement les apparences d’un monde où rien ne s’oppose à ce désir de vivre en couple.

En 2018, une internaute nommée Rû Sei épouse le personnage de l’app MakeS : bonjour, mon Sei (MakeS : Ohayô, watashi no sei), créé par la firme Hexadrive. Sur son compte Twitter, elle publie la photo ci-dessus : Je suis heureuse car cela semble lui faire plaisir, dit-elle.

« Si vous êtes vraiment amoureuse, il n’y a pas de différence entre la réalité [3D] et la fiction [2D] », résume une internaute qui se désigne elle-même – sur un forum japonais dédié – comme une « fille du rêve » (yume-joshi). Cette appellation est couramment utilisée par les joueuses d’otome games qui rêvent d’être l’héroïne du jeu, c’est-à-dire celle dont le personnage va demander la main.

Afin de renforcer l’illusion dont ces femmes construisent collectivement les codes, certains éditeurs de jeux s’ingénient eux-mêmes à présenter les personnages comme des êtres vivants en vendant ce qu’ils nomment leurs « photos intimes » (des dessins imitant des Polaroïds), leurs « lettres d’amour » (des faux autographes signés, ornés de petits cœurs) et leurs « vêtements » (des sweats à capuche ou des T-shirts reproduisant ceux qu’ils portent dans le jeu), mais aussi des alliances en série limitée (vendues par deux) parfois accompagnées de faux certificats de mariage et d’une option « prénoms et cœurs gravés ».

En juin 2017, l’éditeur du jeu Tokimeki Restaurant (« Le restaurant du cœur qui bat la chamade ») organise – sur tirage au sort – une cérémonie de mariage « officielle » permettant aux fans du jeu d’épouser le personnage de leur choix dans une chapelle d’Ikebukuro, à Tokyo.

Plusieurs centaines de fans se succèdent par groupes de vingt devant l’autel où leur élu attend, vêtu d’un smoking, souriant. Chacune des promises, à tour de rôle, pose aux côtés du panneau. Prix de la cérémonie : 7000 yens (53 euros), buffet de pâtisseries compris. Soucieuse d’offrir aux « filles du rêve » une scénographie de mariage plus réaliste et plus intimiste, la compagnie Voltage lance en 2018 la toute première des attractions nuptiales en réalité virtuelle, spécifiquement destinée aux femmes.

Trois personnages (choisis parmi les plus populaires des « beaux gosses » créés par Voltage) sont offerts à marier. Lors de la cérémonie interactive, l’utilisatrice s’avance au-devant de son bien-aimé, choisit la réponse lors de l’échange des consentements et l’embrasse, avant de finir en beauté dans ses bras, sous les rayons d’un soleil couchant… L’application, d’abord mise en service dans un centre de jeux d’arcade Sega, est ensuite vendue en ligne dans une version grand public : utilisable avec un casque VR pour smartphone, elle permet aux joueuses d’épouser leur personnage à répétition et de revivre en immersion l’événement sous tous ses angles, afin d’en prolonger le vertige.

Dissidence matrimoniale

Il peut paraître absurde que des femmes trouvent plaisir à épouser des simulacres, mais l’ampleur du phénomène en manifeste la gravité. Baptisées oshi-kon (jeu de mot sur oshi, « favori » et kekkon, « mariage »), les unions avec des personnages participent à la redéfinition des rapports entre hommes et femmes dans un contexte perçu comme hautement problématique : celui qui voit le nombre de célibataires augmenter. Selon une étude rapportée par le journal Les Echos en 2019, 46,8 % des célibataires du pays ne parviendraient pas à trouver de partenaire.

Depuis l’explosion de la bulle dans les années 1990, la situation économique du pays semble en effet devenue incompatible avec le modèle dominant de l’homme pourvoyeur et de la mère au foyer. Faute de pouvoir gagner le salaire minimum requis pour fonder une famille, un nombre croissant d’hommes est exclu du marché matrimonial. Parallèlement, beaucoup de femmes craignent de perdre leur indépendance financière. Pour un ensemble de raisons complexes (pénurie d’époux, envie de vivre « pour soi-même », refus de reproduire un système d’appariement jugé normatif et périmé…), les nouvelles générations au Japon élaborent des contre-conduites aux allures d’insurrections.

Cette « dissidence matrimoniale », ainsi que j’aimerais la nommer, n’a donc rien de l’escapisme. Il serait réducteur de penser que les filles du rêve se contentent de « fuir » la réalité, tout autant qu’elles « fuiraient » leur devoir en refusant de devenir épouses et mères. Une telle analyse ne saurait rendre compte du potentiel extraordinairement fécond de leurs pratiques. Dessinant les contours d’un monde où il serait possible de vivre non seulement à deux mais heureux, ces joueuses font le pari fou de miser sur un espoir : qu’un jour, le réel n’offre plus seulement des faux choix.


Cet article est publié dans le cadre du partenariat avec le blog de la revue Terrain et la publication du numéro Amours augmentéesThe Conversation

Agnès Giard, Associate researcher in Anthropology (Sophiapol, Paris Nanterre University), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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