Le passeport, agent double

Politique

Initialement accordé pour garantir la protection et la libre circulation des individus, le précieux document a aussi été le moyen de dénombrer, contrôler et empêcher les mouvements de personnes jugées indésirables. Jusqu’à sa généralisation,après la seconde guerre mondiale.

Nous n’élaborons pas les passeports pour leurs détenteurs, mais pour les agents frontaliers, qui devront les manier et les vérifier des centaines de fois dans une même journée. (…) Rappelons de plus que ­votre passeport ne vous appartient pas : il ­appartient au gouvernement, qui a décidé de vous l’attribuer », explique Julian Payne. Le ­directeur artistique de De La Rue, la plus grande entreprise de production de passeports au monde, énonce ainsi deux paradoxes lors de la conférence pour le site Dezeen, qui se tient suite aux résultats d’un concours, non officiel, lancé en 2017 pour concevoir le futur passeport britannique : le passeport n’est pas la propriété de son détenteur, qui n’en est même pas le destinataire. Les remous qui ont accompagné l’annonce d’un passeport ­post-Brexit bleu et or témoignent pourtant des liens quasiment organiques unissant les citoyens occidentaux à leur passeport. Comment cet objet aujourd’hui consensuel en est-il venu à cristalliser de tels liens affectifs ?

Traquer les ennemis

Initialement accordé par une haute autorité pour garantir la protection et la libre circulation d’un individu privilégié connu et reconnu, le passeport n’a en effet pas toujours eu bonne presse. A côté de ce statut prestigieux de sésame, il a aussi longtemps été le moyen de dénombrer, contrôler et empêcher les mouvements des vagabonds, des Tsiganes ou des juifs ; bref, un moyen de contrôle des populations jugées « indésirables ».

La Révolution française, si elle commence par abolir le passeport, survivance du régime des privilèges royaux, le rétablira dès 1792 pour traquer les ennemis de la révolution – tout comme la première guerre mondiale, en traquant l’ennemi intérieur, donne naissance au régime actuel de généralisation du passeport. Mais celui-ci ne s’est pas établi sans négociations. Mahmoud Keshavarz, chercheur en design, et auteur de The DesignPolitics of the Passport : Materiality, Immobility and ­Dissent (non traduit, Bloomsbury, 2018), note que si l’introduction sur le document d’un portrait photographique fut largement ­acceptée par les citoyens, cette pratique pouvant être associée à la tradition du portrait bourgeois, l’obligation de fournir ses empreintes digitales rencontra de fortes résistances, leur usage étant jusqu’alors utilisé pour l’indexation des criminels et des populations colonisées.

Manipulation

Le lien actuel du passeport à son détenteur n’a aux yeux de Mahmoud Keshavarz rien d’accidentel, et il a été soigné au cours du temps : « Le passeport est conçu pour être vu comme un document personnel appartenant au citoyen. Nous pourrions appeler cela le pouvoir de persuasion du design. » Cette manipulation, Mahmoud Keshavarz la résume dans le processus de fabrication de ce petit objet, qui, partant de matériaux génériques, ne sera « nationalisé » puis personnalisé qu’en dernier lieu – ce qui révèle efficacement, selon lui, l’artificialité des concepts de nationalité et de citoyenneté.


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